lundi 1 avril 2019

20 ans de Matrix

Matrix a été un succès au box-office, mais il a également exploré certains des thèmes les plus intéressants de la philosophie occidentale.

  

Aussi incroyable que cela puisse paraître, la fin mars marque le 20e anniversaire de la sortie du premier film de la franchise Matrix réalisé par les frères et sœurs Wachowski. Ce film de science-fiction “cyberpunk” a été un succès au box-office avec sa vision futuriste dystopique, son sens distinctif de la mode et ses séquences d’action innovantes et fluides. Mais c’était aussi un catalyseur de discussion populaire autour de très grands thèmes philosophiques.

Le film est centré sur un pirate informatique, “Neo” (joué par Keanu Reeves), qui apprend que toute sa vie a été vécue dans une réalité élaborée et simulée. Ce monde de rêve généré par ordinateur a été conçu par une intelligence artificielle de la création humaine, qui exploite industriellement les corps humains pour l’énergie tout en les distrayant via une réalité parallèle relativement agréable appelée la “matrice”.


Ce scénario rappelle l’une des expériences de pensée les plus durables de la philosophie occidentale. Dans un passage célèbre de la République de Platon (vers 380 av. J.-C.), Platon nous fait imaginer la condition humaine comme un groupe de prisonniers qui ont vécu leur vie sous terre et enchaînés, de sorte que leur expérience de la réalité se limite aux ombres projetées sur leur mur de grottes.
Un prisonnier libéré, suggère Platon, serait surpris de découvrir la vérité sur la réalité, et aveuglé par l’éclat du Soleil. S’il revenait en bas, ses compagnons n’auraient aucun moyen de comprendre ce qu’il a vécu et le trouveraient sûrement fou. Sortir de la captivité de l’ignorance est difficile.
Dans Matrix, Néo est libéré par le chef rebelle Morpheus (ironiquement, le nom du dieu grec du sommeil) en étant réveillé à la vie réelle pour la première fois. Mais contrairement au prisonnier de Platon, qui découvre la réalité “supérieure” au-delà de sa grotte, le monde qui attend Néo est à la fois désolé et horrible.


Matrix traite également de questions philosophiques plus récentes, posées par le célèbre français René Descartes, du XVIIe siècle, concernant notre incapacité à être certains des preuves de nos sens et de notre capacité à connaître le monde tel qu’il est réellement.
Descartes a même noté la difficulté d’être certain que l’expérience humaine n’est pas le résultat d’un rêve ou d’une tromperie systématique malveillante.
Ce dernier scénario a été mis à jour dans l’expérience de pensée du philosophe Hilary Putnam de 1981, brain in a vat, qui imagine un scientifique manipulant électriquement un cerveau pour induire des sensations de vie normale.
Alors, en fin de compte, qu’est-ce que la réalité ? Le penseur français de la fin du XXe siècle, Jean Baudrillard, dont le livre apparaît brièvement (avec une touche d’ironie) au début du film, a beaucoup écrit sur la façon dont la société de masse contemporaine génère des imitations sophistiquées de la réalité qui deviennent si réalistes qu’on les confond avec la réalité elle-même (comme prendre la carte pour le paysage, ou le portrait pour le personnage).

Matrix

Keanu Reeves et Hugo dans Matrix
Bien sûr, il n’y a pas besoin d’une conspiration d’IA matricielle pour y parvenir. Nous le voyons aujourd’hui, peut-être plus intensément encore qu’il y a 20 ans, dans la prédominance de la «télé-réalité» et de l’identité des médias sociaux.
À certains égards, le film semble tendre vers une vision proche de celle du philosophe allemand du XVIIIe siècle, Emmanuel Kant, qui a insisté sur le fait que nos sens ne se contentent pas de copier le monde, mais que la réalité se conforme aux termes de notre perception. Nous ne faisons l’expérience du monde tel qu’il est disponible qu’à travers le spectre partiel de nos sens.

L’éthique de la liberté

En fin de compte, la trilogie de Matrix proclame que les individus libres peuvent changer l’avenir. Mais comment cette liberté doit-elle être exercée ?
Ce dilemme se pose dans la scène de plus en plus célèbre de la pilule rouge ou bleue du premier film, qui soulève la question de l’éthique de la croyance. Le choix de Neo est soit d’embrasser le “vraiment réel” (comme l’illustre la pilule rouge offerte par Morpheus), soit de revenir à sa “réalité” plus normale (via la pilule bleue).


Ce dilemme a été saisi dans une expérience de pensée menée en 1974 par le philosophe américain Robert Nozick. Devant une machine d’expérience capable de fournir toutes les expériences que nous désirons, d’une certaine manière indiscernable de celles “réelles”, devrions-nous nous obstiner à préférer la vérité de la réalité ? Ou pouvons-nous nous sentir libres de résider dans une illusion confortable ?
Dans Matrix, nous voyons les rebelles rejeter résolument les conforts de la matrice, préférant la sinistre réalité. Mais nous voyons aussi le traître rebelle Cypher (Joe Pantoliano) qui cherche désespérément à se réinsérer dans une agréable réalité simulée. “L’ignorance est une béatitude”, affirme-t-il.
Le méchant en chef du film, l’agent Smith (Hugo Weaving), note sombrement que contrairement aux autres mammifères, l’humanité (occidentale) consomme insatiablement des ressources naturelles. La matrice, suggère-t-il, est un “remède” à cette “contagion” humaine.
Nous avons beaucoup entendu parler des dangers potentiels de l’IA, mais il y a peut-être quelque chose dans les accusations de l’agent Smith. En soulevant cette tension, Matrix frappe toujours – surtout après 20 années supplémentaires de consommation insatiable.

Lire aussi : L’hypothèse de simulation : Le philosophe n’avait pas vu “Matrix” avant de publier sa théorie
Source : The Conversation – Traduit par Anguille sous roche

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