mercredi 6 novembre 2013

La mort, un miroir pour notre vie

Le jour où la mort frappera à ta porte
Que lui offriras-tu ?
Je déposerai devant mon invitée le vase plein de ma vie.
Je ne la laisserai jamais partir les mains vides

Rabindranath Tagore

La Toussaint marque l'hommage des vivants rendu aux défunts. C'est souvent l'occasion de consacrer un temps de réflexion à la mort, sujet tabou et déstabilisant. Pourtant, comprendre le sens de la mort, c'est s'intéresser au sens de la vie. Accepter que nous sommes limités par elle, c'est nous donner la possibilité de jouir vraiment de la vie.
Parler de la mort est difficile car nous pensons souvent qu'en parler nous met en sa présence, nous en rapproche. Aussi ne pas en parler c'est un peu comme conjurer le sort...
Notre société n'a jamais autant mis sur un piédestal la jeunesse et le progrès. Tous deux nous maintiennent à distance de l'idée de la mort. Celle-ci devient une sorte de maladie honteuse à vaincre et c'est certainement la plus grande tromperie induite par notre société aujourd'hui. Car la mort est inéluctable et fait partie intégrante de la vie. Aussi sûrement que nous sommes nés, la mort viendra clore notre passage sur terre. C'est d'ailleurs la certitude de sa venue qui donne du relief à notre existence et qui nous pousse à créer. « Il n'y a en moi nulle pensée que la mort n'ait sculptée de son ciseau » (Michel-Ange).
Si ce point où culmine toute notre existence humaine reste un événement nié, relégué parmi les tabous, c'est qu'il reste mystérieux, chargé d'angoisse et d'appréhension. « Je n'ai pas peur de la mort, mais quand elle se présentera, j'aimerais autant être absent » disait Woody Allen. « Non, je ne crains pas la mort », nous dit Aurélien Scholl, « mais je trouve que la Providence a mal arrangé les choses. Ainsi je préférerais qu'on enterre mon âme et que ce soit mon corps qui soit immortel ». Or, la mort concerne chacun d'entre nous sans exception, comme l'évoquait déjà Voltaire : « J'approche tout doucement du moment où les philosophes et les imbéciles ont la même destinée ».
Un symbole de changement profond
La mort est ancienne. et « si ancienne qu'on lui parle en latin » (Jean Giraudoux). L'humanité a transmis un ensemble de connaissances concernant la mort qui circulent sous forme d'un enseignement ésotérique et de symboles. C'est en puisant dans les symboles de toutes les Traditions, où la mort est toujours évoquée par de puissantes allégories, que nous pouvons avoir une réflexion plus profonde. En effet les symboles sont souvent la seule passerelle possible entre le visible et l'invisible, entre le dicible et l'ineffable.
Dans son sens ésotérique le plus large, la mort est un passage, un voyage, elle symbolise le changement profond que subit l'homme par l'effet de l'initiation : il faut mourir à son imperfection pour avoir accès au progrès, à une vie nouvelle ou aux mondes inconnus des Enfers ou des Paradis. Quand la mort touche un être qui ne vit qu'au niveau matériel ou bestial, il sombrera dans les Enfers. Si au contraire il vit au niveau spirituel, elle lui ouvrira des champs de lumière.
La mort peut être comprise aussi comme une libération, une délivrance : elle délivre des forces négatives et régressives et libère les forces ascensionnelles de l'esprit.
N'oublions pas que la mort est symbolisée par Thanatos, fils de la nuit et frère du sommeil dont il a d'ailleurs le même pouvoir : celui de régénérer.


Une valeur initiatique
La mort est aussi symbole de révélation. Tous les rites d'initiation traversent une phase de mort, soit parce qu'il faut renoncer à quelque chose, soit parce que l'initié se trouve dans un état proche de la mort.
Dans diverses cultures, les expériences spirituelles ne sont-elles pas des petites morts ? L'ascèse, la transe, la méditation, le jeûne transcendent le corps physique pour mieux être en contact avec des forces subtiles.
Toujours dans son aspect symbolique la mort est représentée dans le Tarot par la 13ème arcane, carte représentée par un squelette et seule à n'avoir pas de nom. Elle exprime le deuil, la fatalité, le détachement, une évolution importante : car la mort fauche la réalité apparente, c'est-à-dire les illusions périssables. Le chiffre 13, quant à lui, renvoie à sa signification maléfique qui symbolise depuis l'Antiquité le cours cyclique de l'activité humaine, le passage à un autre état et par conséquent la mort. De plus on constate que les cartes qui suivent celle de la Mort, ont toutes un caractère plus céleste, plus élevé, aux noms évocateurs : la Maison-Dieu, l'Etoile, la Lune, le Soleil, le Jugement, le Monde...

Autre symbole associé à la mort : la couleur noire, qui évoque la nuit, le néant, le chaos, la confusion. Le noir exprime alors la passivité absolue et le deuil de façon accablante car c'est un deuil sans espoir, une perte définitive, comme un silence éternel. Mais il est aussi la couleur du ventre de la terre où s'opère la régénération du monde diurne. En symbolisant la substance universelle, la « materia prima », la grande gestatrice, le ventre du monde, le noir évoque aussi l'origine de toutes choses créées et devient symbole de réservoir et de fécondité.
Le noir nous renvoie aussi à notre propre univers instinctif primitif qu'il s'agit d'éclairer, de domestiquer et dont nous devons canaliser les forces vers des objectifs plus élevés.
Ainsi la mort dans ses multiples symboles, nous offre constamment un jeu de lumière en clair-obscur, un mouvement entre l'ombre et la lumière, de la lumière vers l'ombre pour ceux qui pensent que tout redevient néant, de l'ombre vers la lumière pour ceux qui croient à une nouvelle vie, un nouvel état.
Comment mourir ?
Aujourd'hui, même si on ne veut pas parler de la mort, celle-ci est de plus en plus d'actualité : le sida, les cancers, les cataclysmes naturels, les guerres, les génocides toujours présents nous la rappellent sans cesse. Comme si tous ces événements avaient pour mission de nous questionner, d'accélérer le changement des mentalités, de réveiller la conscience.
Cette conscience a vu son émergence dans le secteur médical avec l'accompagnement aux mourants, initié par le Dr Elisabeth Kübler-Ross dans les années 60. Si tout à l'heure la mort nous interpellait dans un « pourquoi mourir », ici elle nous interpelle dans le « comment mourir ».
Dans plusieurs traditions, le dernier instant de vie est fondamental. Dans l'hindouisme, les textes de la Bhagavad Gītā, tout comme le Livre des morts tibétain enseignent que l'on revient avec le même état émotionnel que celui dans lequel on a quitté sa vie. Lorsque l'on sait qu'aujourd'hui 80% des gens meurent à l'hôpital, que penser alors de la médicalisation de la mort, de la solitude morale et affective, de l'état d'inconscience provoqué par des camisoles chimiques souvent bien lourdes ?
Rester humain
L'accompagnement paraît être d'autant plus indispensable, face à l'isolement dans lequel se trouvent les mourants aujourd'hui, même s'il n'est souvent rien d'autre qu'une présence pour accueillir l'autre tel qu'il est et là où il en est. Au cours des témoignages figurant dans « La mort intime » de Marie de Hennezel, nous sommes parfois interpellés et frappés. Dans ce temps qu'il leur reste à vivre, beaucoup de mourants vivent quelque chose de fort, une transformation qui pourrait paraître inutile, parce que arrivant trop tard. Et pourtant : « En quelques jours parfois, à travers le secours d'une présence qui permet au désespoir et à la douleur de se dire, les malades saisissent leur vie, se l'approprient, en délivrent la vérité. Ils découvrent la liberté d'adhérer à soi » (extrait de la préface de François Mitterand). L'auteur dit elle-même : « L'important est justement de permettre à l'inaccompli de s'accomplir, de créer un espace favorable à cet achèvement ». Dans un lieu où l'on privilégie la qualité de la vie, des personnes s'ouvrent à la vie, découvrent ce qu'elles peuvent encore donner et ont le désir de régler ce qui ne l'a pas été. Cette étape nécessite toute la conscience du mourant.
Une amie me disait quelques jours après l'enterrement de son père : « Ce qui me fait le plus mal, c'est la souffrance morale qu'a vécue mon père pendant sa maladie ; il aurait presque mieux valu qu'il ne soit plus conscient. » Cet homme a certainement vécu une grande souffrance morale se sachant atteint d'une leucémie, même s'il a gardé l'espoir d'une guérison, tout comme son entourage. Néanmoins, il a géré les dernières semaines de sa vie en homme conscient d'affronter la mort : il a donné ses dernières volontés, s'est arrangé pour montrer l'amour qu'il porte à sa femme en lui faisant un dernier cadeau, a précisé ses choix pour l'enterrement. Pour moi il est mort en grand homme, avec courage et je ne crois pas qu'il aurait mieux valu qu'il ne soit pas conscient. Sinon ce serait renier tout ce que cet homme a encore pu apporter aux siens et cette ultime parcelle d'humain qui a subsistée en lui jusqu'au bout. Cette parcelle qui est certainement ce que nous avons de plus précieux en nous.

Du déni à l'acceptation
Mais faire face à la mort est un travail difficile, que ce soit pour le mourant ou pour l'entourage. Cette confrontation provoque un choc, qui va rebondir en plusieurs étapes, largement décrites dans les ouvrages du Dr Kübler-Ross. Ce n'est qu'après une attitude de déni (« Non, ce n'est pas possible »), puis de rage et de colère (« Pourquoi moi »), de marchandage avec « Dieu » (« Laissez-moi au moins tant de mois à vivre »), et de dépression, que le patient pourra éventuellement accéder à l'acceptation de la situation (« C'est ainsi et tout est bien »).
Arnaud Desjardins explique dans « Pour une mort sans peur » : « Si chaque fois qu'un état vous perturbe vous refusez, vous créer 'un second', vous établissez une dualité. Comment pouvez-vous espérer adhérer parfaitement aux phénomènes physiologiques inévitables au moment de la mort ? (...) Ce qui est est. Chaque fois que nous nous révoltons, que nous nous mettons en porte-à-faux avec la réalité, nous manquons l'essentiel, nous revenons dans le monde limité de la souffrance, (.) Adhérer parfaitement à sa propre souffrance, sans lui résister, c'est aussi rendre possible qu'elle ne nous soit plus insupportable... »
S'ouvrir à la vie
Travailler sur la mort, c'est travailler sur la vie. C'est rester en contact avec notre vulnérabilité, malgré l'illusion des progrès technologiques qui nous entourent. C'est accepter de lâcher sans cesse notre contrôle sur la vie, car nous ne contrôlons rien, et même si cela nous offense dans notre illusion de pouvoir, nous restons assujettis aux forces de la mort.
En osant regarder ce que la mort génère comme émotion en nous, nous nous offrons la possibilité d'un questionnement. Que voulons-nous faire de notre vie ? Quel sens donner à notre existence ? Quelles sont les forces que nous aimerions libérer dès à présent pour ne rien regretter au dernier jour ? Il est nécessaire pour cela de franchir des étapes dans notre vie au quotidien. L'acte de mourir s'applique à tout changement significatif : il faut savoir mourir à notre enfance, à notre jeunesse, à notre beauté, à notre force première et faire face à toutes sortes de pertes qui sont autant de deuils à affronter (chômage, retraite, divorce.). C'est dans cette confrontation que nous pouvons opérer des changements productifs dans notre vie. Il nous faut rester vivant pour ne pas passer à côté de notre vie, travailler à notre intériorisation, notre fluidité, travailler sur le deuil, la notion de passage. C'est dans l'acceptation des expériences et de tous les petits deuils de la vie que l'on peut se préparer au grand deuil final. L'important, c'est d'être prêt à tout moment à sacrifier ce que nous sommes pour ce que nous pourrions devenir.
La boucle est bouclée, la mort nous ramène à la vie ; tout s'inscrit dans un cercle, comme aimaient à le dire les Indiens : « Tout ce que le Pouvoir du Monde fait est réalisé dans un cercle ». Il y a en effet une dynamique qui n'est pas linéaire : la vie nous porte à la mort et si nous daignons regarder la mort, elle nous ramène à la vie, elle enseigne ceux qui restent et qui avancent dans le cycle perpétuel des existences.
Nous cherchons tous à croître, c'est à dire à devenir à la fois pleinement soi-même et pleinement humain. Pour cela il faut être prêt à prendre des risques et oser devenir sujet de notre vie. « En s'ouvrant et en se donnant au dialogue avec les autres, on commence à transcender son existence individuelle et on devient un avec soi-même et avec les autres. On peut voir venir dans la paix et la joie la fin d'une vie ainsi engagée, sachant qu'on a bien vécu sa vie » (1)
C'est une quête qu'il convient d'entreprendre dès maintenant, car il n'existe concrètement que « l'ici et le maintenant ».
Ce travail douloureux mais nécessaire est finalement un travail sur la lucidité, et comme le dit si joliment le poète René Char : « La lucidité est la blessure la plus proche du soleil ».

Michèle THÉRON
Naturopathe

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