J’ai souri sans raison. Ca ne m’arrive
pas souvent. D’abord parce que je déteste mon sourire, mes dents tordues
malgré les efforts du bourreau aux grosses pinces, mes gencives trop
basses, ma lèvre supérieure inexistante. Et puis surtout parce qu’il y a
un certain abandon terrorisant dans le fait de sourire.
Les muscles
s’animent sans qu’on puisse les contrôler, j’ai du mal à me représenter
souriante, j’ai l’impression que je deviens difforme, j’ai l’impression
d’être laide, je me sens bête, je cherche mon reflet dans la pupille de
l’autre pour me corriger, pour ne pas paraître plus laide. J’aime rire
pourtant, je ris fort, trop fort, à pleines dents, sans réfléchir aux
soubresauts de mon corps, à la déformation de mon double menton, le rire
est plus fort que mon complexe, il balaie tout, je ne retiens rien, je
pleure de rire sans honte, je glousse et je cherche ma respiration. Mais
il y a dans le sourire quelque chose de plus intime, de plus secret,
que je n’ose pas encore afficher, que je garde pour mes essais devant la
glace, à mes tentatives de rééducation ratées. Et si je haussais un peu
les joues, et si j’inclinais la tête de quelques degrés, et si je
n’étais plus moi même mais cette jolie femme que j’aimerais tant donner à
regarder.
J’ai souri sans raison comme vient
l’orgasme, comme se déchaîne la pluie. Je connaissais les signes, ce
sentiment incroyable de vide heureux, cette conviction de n’être plus
que dans l’instant, de ne plus désirer autre chose que de vivre les dix
prochaines secondes. Ne plus avoir à penser, ou plutôt ne plus avoir à
faire barrage aux centaines d’idées et de mots générés par mon cerveau
incapable de se laisser aller. Ma tête avait enfin cédé. Je n’avais plus
à considérer avec angoisse si les mots qui allaient sortir de ma bouche
étaient corrects ou stupides,les bruits du dehors étaient sourds, je
n’entendais plus rien, enfin. J’ai senti les muscles de mon front se
détendre, mes sourcils se reposer, fatigués, sur mes paupières fardées,
ma bouche s’est ouverte, juste assez pour que mes dents cessent de
vouloir déchirer ma lèvre. J’étais bien, comme je le suis rarement,
rassurée, vide mais pleine de tout ce qui me fait vibrer. Une chanson,
presque une préférée, presque une parfaite, est arrivée au même moment,
comme par magie, comme si tout s’alignait. J’ai souri, avec le dedans,
avec tout ce qu’il y a d’encore vivant dans moi, j’ai souri fort, d’un
sourire qu’on explique pas. Je me fous de savoir si j’étais belle, si je
présentais bien, je me souviens de ce moment précis, de ce sourire, et
il me réchauffe, il m’habite, je le serre contre moi, de peur d’oublier
comment le faire revenir, de peur de le laisser s’en aller.
Je n’ai pas les complexes qu’on pourrait
croire. Je ne hais pas mon ventre, je ne déteste pas mes cuisses, mes
bras mous ne me dérangent pas. Je hais chez moi ce qui semble m’empêcher
de me ressembler. Je déteste les attitudes engoncées qui traduisent mon
manque d’assurance, ma peur de parler, je maudis mes reflexes stupides
d’attardée sociale, cette volonté féroce de m’effacer, de disparaître,
dès que la situation m’échappe. C’est sans doute mon cerveau qui me joue
les pires tours, cette voix qui me répète sans cesse que je ne sais
rien, que je ne suis pas cultivée, que je n’ai pas assez lu, que je n’ai
aucune légitimité. Cette angoisse omniprésente de ne pas être à la
hauteur de mon interlocuteur, cette impression de devoir y aller au
culot, dès que je l’ouvre, cette obligation de me faire violence, ou
d’être condamnée à ne lier aucun lien profond, de peur d’être rejetée à
cause de ma bêtise. Ce sourire, cette preuve que je suis capable de
sortir de ma bulle, c’est presque rien, dix secondes, mais il existe.
J’ai souri parce qu’un instant, je me suis sentie exister, sans
culpabilité, sans avoir à me justifier de respirer en faisant trop de
bruit, en cherchant à me faire remarquer.
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