jeudi 14 novembre 2013

Le sourire ( Daria Marx)



J’ai souri sans raison. Ca ne m’arrive pas souvent. D’abord parce que je déteste mon sourire, mes dents tordues malgré les efforts du bourreau aux grosses pinces, mes gencives trop basses, ma lèvre supérieure inexistante. Et puis surtout parce qu’il y a un certain abandon terrorisant dans le fait de sourire.
Les muscles s’animent sans qu’on puisse les contrôler, j’ai du mal à me représenter souriante, j’ai l’impression que je deviens difforme, j’ai l’impression d’être laide, je me sens bête, je cherche mon reflet dans la pupille de l’autre pour me corriger, pour ne pas paraître plus laide. J’aime rire pourtant, je ris fort, trop fort, à pleines dents, sans réfléchir aux soubresauts de mon corps, à la déformation de mon double menton, le rire est plus fort que mon complexe, il balaie tout, je ne retiens rien, je pleure de rire sans honte, je glousse et je cherche ma respiration. Mais il y a dans le sourire quelque chose de plus intime, de plus secret, que je n’ose pas encore afficher, que je garde pour mes essais devant la glace, à mes tentatives de rééducation ratées. Et si je haussais un peu les joues, et si j’inclinais la tête de quelques degrés, et si je n’étais plus moi même mais cette jolie femme que j’aimerais tant donner à regarder.
J’ai souri sans raison comme vient l’orgasme, comme se déchaîne la pluie. Je connaissais les signes, ce sentiment incroyable de vide heureux, cette conviction de n’être plus que dans l’instant, de ne plus désirer autre chose que de vivre les dix prochaines secondes. Ne plus avoir à penser, ou plutôt ne plus avoir à faire barrage aux centaines d’idées et de mots générés par mon cerveau incapable de se laisser aller. Ma tête avait enfin cédé. Je n’avais plus à considérer avec angoisse si les mots qui allaient sortir de ma bouche étaient corrects ou stupides,les bruits du dehors étaient sourds, je n’entendais plus rien, enfin. J’ai senti les muscles de mon front se détendre, mes sourcils se reposer, fatigués, sur mes paupières fardées, ma bouche s’est ouverte, juste assez pour que mes dents cessent de vouloir déchirer ma lèvre. J’étais bien, comme je le suis rarement, rassurée, vide mais pleine de tout ce qui me fait vibrer. Une chanson, presque une préférée, presque une parfaite, est arrivée au même moment, comme par magie, comme si tout s’alignait. J’ai souri, avec le dedans, avec tout ce qu’il y a d’encore vivant dans moi, j’ai souri fort, d’un sourire qu’on explique pas. Je me fous de savoir si j’étais belle, si je présentais bien, je me souviens de ce moment précis, de ce sourire, et il me réchauffe, il m’habite, je le serre contre moi, de peur d’oublier comment le faire revenir, de peur de le laisser s’en aller.
Je n’ai pas les complexes qu’on pourrait croire. Je ne hais pas mon ventre, je ne déteste pas mes cuisses, mes bras mous ne me dérangent pas. Je hais chez moi ce qui semble m’empêcher de me ressembler. Je déteste les attitudes engoncées qui traduisent mon manque d’assurance, ma peur de parler, je maudis mes reflexes stupides d’attardée sociale, cette volonté féroce de m’effacer, de disparaître, dès que la situation m’échappe. C’est sans doute mon cerveau qui me joue les pires tours, cette voix qui me répète sans cesse que je ne sais rien, que je ne suis pas cultivée, que je n’ai pas assez lu, que je n’ai aucune légitimité. Cette angoisse omniprésente de ne pas être à la hauteur de mon interlocuteur, cette impression de devoir y aller au culot, dès que je l’ouvre, cette obligation de me faire violence, ou d’être condamnée à ne lier aucun lien profond, de peur d’être rejetée à cause de ma bêtise. Ce sourire, cette preuve que je suis capable de sortir de ma bulle, c’est presque rien, dix secondes, mais il existe. J’ai souri parce qu’un instant, je me suis sentie exister, sans culpabilité, sans avoir à me justifier de respirer en faisant trop de bruit, en cherchant à me faire remarquer.

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