"A
chaque pas qu'il faisait sur la route, Siddhartha apprenait quelque
chose de nouveau, car le monde pour lui
était transformé et son coeur transporté d'enchantement.
Il vit le
soleil se lever au-dessus des montagnes boisées et se coucher derrière
les lointains palmiers de la rive ; il vit, la nuit, les
étoiles, leur belle ordonnance dans le ciel et le croissant de la
lune, tel un bateau flottant dans l'azur. Il vit des arbres, des astres,
des animaux, des nuages, des arcs-en-ciel, des rochers,
des plantes, des fleurs, des ruisseaux et des rivières, les
scintillements de la rosée le matin sur les buissons, de hautes
montagnes d'un bleu pâle, au fond de l'horizon, des oiseaux qui
chantaient, des abeilles, des rizières argentées qui ondulaient sous
le souffle du vent. Toutes ces choses et mille autres encore, aux
couleurs les plus diverses, elles avaient toujours existé,
le soleil et la lune avaient toujours brillé, les rivières avaient
toujours fait entendre leur bruissement et les abeilles leur
bourdonnement ; mais tout cela, Siddhartha ne l'avait vu
autrefois qu'à travers un voile menteur et éphémère qu'il
considérait avec défiance et que sa raison devait écarter et détruire,
puisque la réalité n'était point là , mais au-delà des choses
visibles. Maintenant ses yeux désabusés s'arrêtaient en deçà de ces
choses, ils les voyaient telles qu'elles étaient, se familiarisaient
avec elles, sans s'inquiéter de leur essence et de ce
qu'elles cachaient, il tâchait de découvrir le petit point de ce
monde où il arrêterait ses pas. Qu'il était beau le monde pour qui le
contemplait ainsi, naïvement, simplement, sans autre pensée
que d'en jouir ! Que la lune et le firmament étaient beaux ! Qu'ils
étaient beaux aussi les ruisseaux et leurs bords ! Et la forêt, et les
chèvres et les scarabées d'or, et les fleurs et les
papillons ! Comme il faisait bon de marcher ainsi, libre, dispos,
sans souci, l'âme confiante et ouverte à toutes les impressions. Le
soleil qui lui brûlait la tête était tout autre, tout autres
aussi la fraîcheur de l'ombre dans les bois, l'eau du ruisseau et
celle de la citerne, le goût des calebasses et des bananes. Les jours et
les nuits passaient sans qu'il s'en aperçût ; les heures
fuyaient comme la voile du bateau sur les ondes et chacune d'elles
lui apportait des trésors de joie. Siddhartha vit passer une troupe de
singes dans la voûte verte de la forêt, sur les plus
hautes branches, et il prêta l'oreille à leurs cris sauvages. Il vit
un bouc poursuivre une brebis et la couvrir. Il vit, dans les joncs
d'un étang, le brochet affamé se livrer à sa chasse du
soir et, devant lui, une multitude de petits poissons affolés fuir
sur l'eau, brillants et scintillants ; les rapides tourbillons que la
bête de proie traçait dans l'eau donnaient une impression
de force et de fureur irrésistibles.
Rien
de tout cela n'était nouveau ; mais il ne l'avait jamais vu ; sa pensée
l'en avait toujours tenu éloigné.
Maintenant, il était auprès de ces choses, il en faisait, partie. La
lumière et les ombres avaient trouvé le chemin de ses yeux, la lune et
les étoiles celui de son âme."
Hermann Hesse
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