vendredi 6 décembre 2013

"SIDDHARTHA" (extrait 2)



« Siddhartha, dit-il, nous sommes tous deux des vieillards. Il est peu probable que nous nous revoyions jamais sous une forme humaine. Je vois, très cher ami, que tu as trouvé la paix et je confesse que, moi, je ne l'ai pas trouvée.

« Dis-moi, ô Vénérable, encore un mot, quelque chose que je puisse emporter, que je puisse comprendre! Donne-moi cela pour la route que j'ai encore à parcourir. Elle est souvent bien pénible, ma route, bien sombre, ô Siddhartha! »

Siddhartha se taisait, le regardant avec son sourire toujours égal, toujours tranquille. Govinda, le cœur plein d'angoisse et de désir, regardait fixement Siddhartha, et dans ses yeux se lisaient la souffrance, l'éternelle et, vaine recherche.

Siddhartha vit cela et sourit.

« Penche-toi vers moi, lui dit-il tout bas à l'oreille. Penche-toi encore davantage. Comme cela, encore plus près! Tout près! Embrasse moi sur le front, Govinda! »

Gùvinda s'étonna; mais attiré par l'amour et par une sorte de pressentiment il obéit à ces paroles, s'inclina vers lui et toucha son front de ses lèvres. Il se produisit alors en lui une chose singulière. Tandis que ses pensées s'attardaient encore aux étranges paroles de Siddhartha, qu'il s'efforçait encore, et non sans que son esprit protestât, à s'abstraire du temps par la pensée, à se représenter le Nirvana et le Sansara comme ne faisant qu'un, tandis que l'immense amour et la vénération qu'il éprouvait pour l'ami étaient encore aux prises avec cette sorte de dédain que lui avaient inspiré ses paroles, il lui arriva ceci :

Le visage de son ami Siddhartha disparut à ses regards; mais à sa place il vit d'autres visages, une multitude de visages, des centaines, des milliers; ils passaient comme les ondes d'un fleuve s'évanouissaient, réapparaissaient tous en même temps, se modifiaient, se renouvelaient sans cesse et tous ces visages étaient pourtant Siddhartha. Il vit celui d'un poisson, d'une carpe, dont la bouche ouverte exprimait l'infinie douleur d'un poisson mourant, dont les yeux s'éteignaient... Il vit le visage rouge et ridé d'un nouveau-né, sur le point de pleurer ... Il vit celui d'un meurtrier, il vit comme il plongeait un couteau dans le corps d'un homme ... Il vit, au même instant, ce meurtrier s'agenouiller avec ses entraves et le bourreau lui trancher la tête d'un seul coup de son glaive ... Il vit des corps d'hommes et de femmes nus dans les positions et les luttes de l'amour le plus effréné ... Il vit des cadavres allongés, rigides, froids, vidés ... Il vit des têtes d'animaux, de sangliers, de crocodiles, d'éléphants, de taureaux, d'oiseaux ... Il vit des dieux: Krischna, Agni... Il vit toutes ces figures et tous ces corps unis de mille façons les uns aux autres, chacun d'eux venant en aide à l'autre, l'aimant, le haïssant, le détruisant, procréant de nouveau; dans chacun se manifestaient la volonté de mourir, l'aveu passionnément douloureux de sa fragilité et malgré cela aucun d'eux ne mourait; mais se transformait, renaissait toujours, prenait toujours un nouvel aspect sans que pourtant entre la première et la seconde forme se pût mettre un espace de temps ... Et toutes ces formes, tous ces visages reposaient, s'écoulaient, procréaient, flottaient, se fondaient ensemble; au-dessus d'eux planait quelque chose de mince, d'irréel,' semblable, à une feuille de verre ou de .glace, sorte de peau transparente, valve, moule ou masque liquide, et ce masque souriait, ce masque c'était la figure souriante de Siddhartha, que lui, Govinda, venait juste à ce moment de toucher' de ses lèvres. Et c'est ainsi que Govinda vit ce sourire du masque, ce sourire de l'Unité du flot des figures, ce sourire de la simultanéité, au-dessus des milliers de naissances et de décès. Le sourire de Siddhartha ressemblait exactement au sourire calme, délicat, impénétrable, peut-être un peu débonnaire et un peu moqueur, de Gotama; c'était le sourire des mille petites rides de Bouddha, tel que lui-même l'avait si souvent contemplé avec respect. C'était bien ainsi, Govinda le savait, que souriaient les Etres parfaits.

Ayant perdu toute notion du temps, ne sachant plus si cette vision avait duré une seconde ou un siècle, ne sachant plus s'il y avait au monde un Siddhartha et un Govinda, si le Moi et le Toi existaient; le cœur comme transpercé d'une flèche divine et saignant d'une douce blessure, l'âme fondue dans un charme indicible, Govinda demeura ,encore un instant penché sur le visage impassible de Siddhartha, qu'il venait de baiser et qui avait été le théâtre de toutes ces transformations, de tout le Devenir, de tout l'Etre. Ce visage n'avait point changé après que les mille petits sillons creusés par les rides se furent refermés. Il avait repris son sourire immuable, discret et doux, peut-être très débonnaire, peut-être railleur, exactement semblable à celui de l'Etre parfait.

Govinda s'inclina profondément, des larmes coulaient de ses yeux sans qu'il s'en aperçût tandis qu'il sentait s'allumer dans son cœur le sentiment du plus ardent amour et de la plus humble vénération. Il se prosterna jusqu'à terre devant l'Homme qui restait là, assis, immobile, et dont le sourire lui rappelait tout ce qu'il avait aimé dans sa vie et tout ce qu'il représentait pour lui de précieux et de sacré. 

Hermann hesse

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