New York, le 24 avril 1971
Nous
devons observer nos relations mutuelles telles qu’elles sont
maintenant, tous les jours ; et en observant ce qui est, nous
découvrirons comment amener une modification dans cet état de fait.
Donc nous
décrivons ce qui est vraiment. Chacun vit dans son monde à lui, son
monde d’ambition, d’avidité, de peur, de soif de réussite – avec tout ce
que cela suppose. Si je suis marié, j’ai des responsabilités, des
enfants ; je me rends au bureau ou ailleurs pour travailler ; puis mari
et femme, garçon et fille, se rencontrent au lit.
Et c’est
ce que nous appelons l’amour: nous vivons des vies séparées, isolées,
nous dressons autour de nous des murailles de résistance, nous
poursuivons une activité égocentrique. Chacun recherche
psychologiquement une sécurité ; chacun dépend de l’autre pour son
confort, son plaisir, sa compagnie. Parce que chacun d’entre nous est
profondément seul, chacun exige d’être aimé, chéri, chacun cherche à
dominer l’autre. Vous pouvez en faire la constatation si vous vous
observez vous-même.
Existe-t-il
aucune relation authentique? Il n’y en a aucune entre deux êtres
humains ; ils ont beau avoir des enfants, vivre sous le même toit, en
fait ils ne sont pas vraiment reliés l’un à l’autre. S’ils ont des
projets communs, ces projets les soutiennent, les lient, mais ce n’est
pas là une vraie relation.
Lorsqu’on
prend conscience de tout cela, on s’aperçoit que s’il n’existe aucune
relation entre deux êtres humains, la corruption commence à se
manifester non pas dans la structure externe de la société, à travers le
phénomène extérieur de la pollution, mais sous forme d’une pollution,
d’une destruction intérieures.
Les êtres
humains n’établissent aucune relation digne de ce nom – c’est le cas
pour vous. Vous avez beau tenir l’autre par la main, vous avez beau vous
embrasser, dormir ensemble, en réalité, en y regardant de plus près, y
a-t-il vraiment relation?
Avoir une
vraie relation signifie ne pas dépendre l’un de l’autre, ne pas fuir
votre solitude à travers un autre, ne pas tenter de trouver, grâce à
l’autre, un réconfort, une compagnie. Quand, à travers l’autre, on
cherche un réconfort, quand on est dépendant, avec tout ce que cela
suppose, une quelconque relation est-elle possible? N’est-ce pas en fait
une exploitation réciproque?
Nous ne
sommes pas cyniques, mais simplement en train d’observer réellement ce
qui est: ce n’est pas du cynisme. Pour découvrir ce que veut dire une
vraie relation, il faut comprendre cette question de la solitude, car
nous sommes, pour la plupart, terriblement seuls. Plus nous
vieillissons, plus nous sommes seuls, et plus particulièrement dans ce
pays-ci. Avez-vous remarqué comment sont les gens âgés? Avez-vous
remarqué leurs modes d’évasion, leurs distractions? Ils ont travaillé
toute leur vie, et ils cherchent à fuir à travers diverses formes de
divertissements.
Face à
tout cela, pouvons-nous découvrir une manière de vivre où nous
n’exploiterions pas autrui – où, psychologiquement, émotionnellement,
nous ne dépendrions pas d’autrui, où nous n’utiliserions pas l’autre
comme un moyen de fuir nos propres tourments, nos propres désespoirs,
notre propre solitude?
Comprendre
cela, c’est comprendre ce qu’être seul veut dire. Vous êtes-vous jamais
senti seul? N’avoir aucun lien avec un autre, être complètement isolé,
savez-vous ce que cela signifie? Vous pouvez être en famille, ou parmi
la foule, ou encore au bureau, n’importe où, quand soudain s’abat sur
vous un sentiment de solitude absolue, doublé de désespoir. Tant que
vous n’aurez pas résolu ce problème complètement, vos liens de relation
ne seront que des moyens d’évasion, conduisant de ce fait à la
corruption, à la souffrance.
Comment
faire pour comprendre cette solitude, ce sentiment d’isolement total?
Pour cela, il faut observer notre propre vie. Chacun de vos actes
n’est-il pas une activité égocentrique? Certes on peut, à l’occasion, se
montrer charitable, généreux, agir sans motif personnel – mais c’est
rare. Ce n’est pas par la fuite que ce désespoir pourra être dissipé,
mais uniquement par l’observation.
Nous
voilà donc revenus à cette question, à savoir comment nous observer
nous-même de telle sorte que cette observation soit dépourvue de tout
conflit.
Car
le conflit est corruption, gaspillage d’énergie ; il est aussi cette
lutte féroce qu’est notre existence, de l’heure de notre naissance
jusqu’à l’heure de notre mort. Est-il possible de vivre sans un seul
instant de conflit? Pour ce faire, pour découvrir cela par nous-même,
nous devons apprendre à observer tout le mouvement qui est le nôtre.
L’observation véritable est celle d’où l’observateur est absent: il n’y a
plus alors que la seule observation.
Quand il
n’y a pas relation, peut-il y avoir amour? Certes nous en parlons, et
l’amour tel que nous le connaissons est lié à la sexualité et au
plaisir, n’est-ce pas? Certains d’entre vous disent: « Non. » Dès
l’instant où l’on dit non, alors il faut qu’on soit sans ambition, hors
de tout esprit de compétition, de toute division telle que « vous » et «
moi », ou « nous » et « eux ». Il ne doit plus exister de division de
nationalité, ni de ces divisions qu’entraînent la croyance, le savoir.
Alors seulement pourrez-vous dire que vous aimez. Mais pour la plupart
des gens, l’amour est lié au sexe et au plaisir, et à toutes les
douleurs qui les accompagnent – jalousie, envie, antagonismes – vous
savez bien ce qui se passe entre homme et femme. Quand cette relation-là
n’est pas vraie, réelle, profonde, complètement harmonieuse, comment la
paix pourrait-elle exister dans le monde? Comment la guerre
pourrait-elle prendre fin?
La
relation est donc l’une des choses les plus importantes – sinon la plus
importante – de la vie. Cela veut dire qu’il nous faut comprendre ce
qu’est l’amour. Et, assurément, l’amour vient à notre rencontre
étrangement, sans qu’on le sollicite.
Lorsque vous découvrez par vous-même ce que l’amour n’est pas, alors vous savez ce qu’il est. Pas
de façon théorique ou discursive, mais en prenant conscience dans les
faits de ce que l’amour n’est pas: n’ayez donc pas un esprit ambitieux,
compétitif, un esprit qui ne cesse de lutter, de comparer, d’imiter. Un
tel esprit est absolument incapable d’aimer.
Pouvez-vous
donc, vivant dans ce monde, être totalement dénué d’ambition, vivre
sans jamais vous comparer à un autre? Car dès l’instant où vous
comparez, s’installent aussitôt le conflit, l’envie, le désir de
réussir, de surpasser l’autre.
Un esprit
et un cœur qui gardent la mémoire des blessures, des insultes, de tout
ce qui les a rendus insensibles et les a émoussés – un tel esprit, un
tel cœur peuvent-ils savoir ce qu’est l’amour? L’amour, est-ce le
plaisir? C’est pourtant bien le plaisir que nous recherchons,
consciemment ou inconsciemment. Nos dieux sont l’écho direct de notre
plaisir. Nos croyances, nos structures sociales, la morale en vigueur
dans la société – laquelle est foncièrement immorale – sont le résultat
de notre quête du plaisir.
Et quand
nous disons: « J’aime quelqu’un », s’agit-il d’amour? Or aimer signifie:
point de séparation, ni de domination, ni d’activité égocentrique. Pour
découvrir ce qu’est l’amour, il faut rejeter tout cela, le rejeter au
sens d’en voir la fausseté. Dès lors que l’on a vu pour fausse une chose
jusqu’alors considérée comme vraie, naturelle, humaine -jamais plus on
ne peut y retourner ; quand vous voyez un serpent venimeux, ou un animal
dangereux, jamais vous ne jouez avec lui, jamais vous ne vous en
approchez.
De même,
lorsque vous verrez véritablement que l’amour n’est rien de tout cela,
que vous le percevrez, l’observerez et le remâcherez, que vous vivrez
avec la chose, en vous y impliquant totalement, alors vous saurez ce
qu’est l’amour, la compassion – c’est-à-dire une passion qui s’adresse à
tous.
Nous
sommes sans passion ; nous connaissons le désir, le plaisir. Le sens
originel du mot passion est « souffrance ». Nous avons tous connu la
souffrance sous une forme ou une autre: souffrance lorsqu’on perd
quelqu’un, souffrance lorsqu’on s’apitoie sur soi-même, souffrance de
l’espèce humaine, collective ou individuelle. Nous savons ce qu’est la
souffrance, la mort d’un être que nous pensons avoir aimé. Si vous
demeurez totalement avec elle, sans chercher en aucune façon à la
rationaliser ou à la fuir, ni en parole ni en action, si vous demeurez
avec elle complètement, sans le plus petit mouvement de la pensée, alors
vous découvrirez que de cette souffrance jaillit la compassion. Cette
compassion a la qualité même de l’amour – et l’amour ne connaît pas la
souffrance.
Donc,
pouvez-vous découvrir comment vivre, tout de suite, dès aujourd’hui,
une vie où toute chose que vous avez commencée atteindrait sa fin
définitive ?
Pour ce
faire, il faut mettre fin – pas dans la vie de bureau, bien sûr, mais
intérieurement – à tout le savoir que vous avez engrangé, le savoir
étant la somme de vos expériences, de vos souvenirs, de vos blessures,
de cette façon de vivre si comparative, où vous vous mesurez sans cesse à
quelqu’un d’autre. Il faut mettre fin à tout cela chaque jour, afin que
le lendemain votre esprit soit plein de fraîcheur, de jeunesse. Un tel
esprit ne peut jamais être blessé, et c’est cela l’innocence.
Il nous faut découvrir par nous-même ce que mourir veut dire
; alors il n’y a plus de peur, et de ce fait chaque jour est un jour
nouveau – et cela, je le pense vraiment, je sais qu’il est possible de
le faire – de sorte que votre esprit et vos yeux voient la vie comme
étant quelque chose de complètement neuf.
C’est
cela, l’éternité. C’est la qualité de l’esprit qui a éprouvé cet état
intemporel, car il sait désormais ce que signifie mourir chaque jour à
tout ce qu’il a emmagasiné au fil de la journée. Assurément, c’est en
cela qu’est l’amour. L’amour est une chose entièrement neuve chaque
jour, ce que plaisir n’est pas: le plaisir, lui, s’inscrit dans une
continuité. L’amour est toujours neuf, il est donc en lui-même sa propre
éternité.
Souhaitez-vous poser des questions?
Interlocuteur :
Vous semblez croire aux vertus du partage, mais en même temps vous
dites que deux amants, ou un mari et sa femme, ne peuvent pas, ne
doivent pas prendre pour base de leur amour le fait de s’apporter un
réconfort mutuel. Je ne vois pas quel mal il y a à se réconforter l’un
l’autre: c’est un partage.
Krishnamurti : Que
partagez-vous? Que partageons-nous en ce moment même? Nous avons parlé
de l’amour, nous avons parlé de la mort, de la nécessité d’une
révolution totale, d’un changement psychologique du tout au tout, du
refus de vivre selon les vieux schémas des formules toutes faites, des
luttes et des souffrances, de l’imitation et du conformisme, et de tout
ce que les hommes ont vécu pendant des millénaires – pour en arriver à
ce fantastique univers de pagaille! Nous avons parlé de la mort.
Comment
faire pour partager cette chose-là? Pour partager la compréhension que
nous en avons – et non le constat purement verbal, ni la description que
l’on en fait, ni les explications que l’on en donne? Que signifie
partager la compréhension, partager cette vérité qui accompagne la
compréhension? Et que signifie cette compréhension? Vous me dites
quelque chose qui est sérieux, vital, pertinent, important, et j’écoute
avec une attention complète, parce que, pour moi, l’enjeu est vital. Et
pour que mon écoute soit à la mesure de cet enjeu vital, il faut que mon
esprit soit calme, silencieux, n’est-ce pas? Si je bavarde, si j’ai le
regard ailleurs, si je compare ce que vous dites à ce que je sais, mon
esprit n’est pas tranquille et silencieux. Ce n’est que lorsque mon
esprit est calme, immobile, silencieux, entièrement à l’écoute, qu’il y a
compréhension de la vérité d’une chose. Cela, nous le partageons
ensemble ; autrement, nous ne pouvons pas partager. Nous ne pouvons pas
partager les paroles, nous ne pouvons partager que la vérité d’une
chose. Vous et moi ne pouvons voir la vérité d’une chose que lorsque
notre esprit s’engage tout entier dans cet examen.
Devant la
splendeur d’un coucher de soleil, la beauté des collines, ou les ombres
et le clair de lune, comment faire pour partager tout cela avec un ami?
Est-ce en lui disant: « Regardez, mais regardez cette magnifique colline
»? Vous pouvez prononcer ces mots – mais est-ce cela, partager? Quand
vous partagez authentiquement quelque chose avec un autre, cela signifie
qu’il faut avoir tous deux la même intensité de perception, au même
instant, au même niveau. Sinon, on ne peut pas partager, n’est-ce pas?
Il faut avoir des deux côtés le même intérêt commun, au même niveau, la
même passion, sinon comment pourrait-on partager? On peut partager un
morceau de pain, mais ce n’est pas de cela que nous parlons.
Pour voir
ensemble, c’est-à-dire partager, il faut que nous puissions voir tous
deux – il ne s’agit pas d’être d’accord ou non, mais de voir ensemble ce
qu’il en est de la réalité des faits. Ne pas l’interpréter en fonction
de mon conditionnement ou du vôtre, mais voir ensemble ce qui est. Et
pour voir ensemble, il nous faut être libres d’observer, libres
d’écouter. Et cela veut dire être sans préjugés. C’est alors seulement,
avec cette qualité d’amour, qu’il y a partage.
Interlocuteur :
Quand vous parlez de relation, c’est toujours d’un homme et d’une
femme, ou d’une jeune fille et d’un jeune homme que vous parlez. Les
choses que vous dites concernant ces relations-là s’appliquent-elles
aussi à la relation entre un homme et un autre homme, ou entre une femme
et une autre femme?
Krishnamurti : Vous voulez parler d’homosexualité?
Interlocuteur : Effectivement, si tel est le nom que vous souhaitez lui donner.
Krishnamurti : Voyez-vous,
quand nous parlons ici d’amour, que ce soit entre un homme et un autre
homme, entre une femme et une autre, ou entre homme et femme, nous ne
parlons pas d’un type de relation en particulier, mais de la relation en tant que mouvement global, de relation au sens global, non d’une relation intéressant une ou deux personnes.
Ne
savez-vous pas ce que cela veut dire que d’être relié au monde entier,
ce que cela signifie, lorsqu’on a le sentiment d’être soi-même le monde ?
Non pas l’idée – ce serait abominable – mais avoir le sentiment réel
qu’on est responsable, que cette responsabilité vous engage ? Il n’est
d’autre engagement que celui-là ; ne vous engagez pas avec pour langage
les bombes, ne vous engagez pas dans une activité particulière, mais
sentez que vous êtes vous-même le monde et que le monde n’est autre que
vous.
Faute de
vous transformer complètement, radicalement, de déclencher en vous-même
une mutation globale, quoi que vous fassiez extérieurement, il n’y aura
pas de paix en vue pour l’homme. Mais si ce sentiment est en vous,
jusque dans vos veines, alors c’est entièrement au présent, et au
changement qu’il faut introduire dans le présent, que s’attacheront vos
questions – et non à des idéaux hypothétiques.
Jiddu Krishnamurti
New York, le 24 avril 1971
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