Nous ne
courons pas vers la mort, nous fuyons la catastrophe de la naissance, nous nous
démenons, rescapés qui essaient de l'oublier. La peur de la mort n'est que la
projection dans l'avenir d'une peur qui remonte à notre premier instant.
Il nous
répugne, c'est certain, de traiter la naissance de fléau : ne nous a-t-on pas
inculqué qu'elle était le souverain bien, que le pire se situait à la fin et non
au début de notre carrière ? Le mal, le vrai mal est pourtant derrière,
non devant nous. C'est ce qui a échappé au Christ, c'est ce qu'a saisi le
Bouddha : « Si trois choses n'existaient pas dans le monde, ô disciples, le
Parfait n'apparaîtrait pas dans le monde... » Et, avant la vieillesse et la
mort, il place le fait de naître, source de toutes les infirmités et de tous les
désastres.
p. 12
Je sais que
ma naissance est un hasard, un accident risible, et cependant, dès que je
m'oublie, je me comporte comme si elle était un événement capital, indispensable
à la marche et à l'équilibre du monde.
*
Avoir commis
tous les crimes, hormis celui d'être père.
p. 13
Ma faculté
d'être déçu dépasse l'entendement. C'est elle qui me fait comprendre le Bouddha,
mais c'est elle aussi qui m'empêche de le suivre.
p. 14
Ce que je sais
à soixante, je le savais aussi bien à vingt. Quarante ans d'un long, d'un
superflu travail de vérification...
p. 18
Quand on a usé
l'intérêt que l'on prenait à la mort, et qu'on se figure n'avoir plus rien à en
tirer, on se replie sur la naissance, on se met à affronter un gouffre autrement
inépuisable...
p. 19
Je réagis
comme tout le monde et même comme ceux que je méprise le plus ; mais je me
rattrape en déplorant tout acte que je commets, bon ou mauvais.
*
La
clairvoyance est le seul vice qui rende libre — libre dans un désert.
p. 26
À mesure qu'on
accumule les années, on se forme une image de plus en plus sombre de l'avenir.
Est-ce seulement pour se consoler d'en être exclu ? Oui en apparence, non en
fait, car l'avenir a toujours été atroce, l'homme ne pouvant remédier à ses maux
qu'en les aggravant, de sorte qu'à chaque époque l'existence est bien plus
tolérable avant que ne soit trouvée la solution aux difficultés du moment.
p. 27
« Méditez
seulement une heure sur l'inexistence du moi et vous vous sentirez
un autre homme », disait un jour à un visiteur occidental un bonze de la secte
japonaise Kousha.
Sans avoir
couru les couvents bouddhiques, combien de fois ne me suis-je pas arrêté sur
l'irréalité du monde, donc du moi ? Je n'en suis pas devenu un autre homme, non,
mais il m'en est resté effectivement ce sentiment que mon
moi n'est réel d'aucune façon, et qu'en le perdant je n'ai rien perdu,
sauf quelque chose, sauf tout.
p. 29
Thraces et
Bogomiles — je ne puis oublier que j'ai hanté les mêmes parages qu'eux, ni que
les uns pleuraient sur les nouveau-nés et que les autres, pour innocenter Dieu,
rendaient Satan responsable de l'infamie de la Création.
*
Pendant des
années, en fait pendant une vie, n'avoir pensé qu'aux derniers moments, pour
constater, quand on en approche enfin, que cela aura été inutile, que la pensée
de la mort aide à tout, sauf à mourir !
p. 30
Se reporter
sans cesse à un monde où rien encore ne s'abaissait à surgir, où l'on
pressentait la conscience sans la désirer, où, vautré dans le virtuel, on
jouissait de la plénitude nulle d'un moi antérieur au moi...
N'être
pas né, rien que d'y songer, quel bonheur, quelle liberté, quel espace !
p. 36
J'ai décidé de
ne plus m'en prendre à personne depuis que j'ai observé que je finis toujours
par ressembler à mon dernier ennemi.
p. 37
Les violents
sont en général des chétifs, des « crevés ». Ils vivent en perpétuelle
combustion, aux dépens de leur corps, exactement comme les ascètes, qui, eux,
s'exerçant à la quiétude, à la paix, s'y usent et s'y épuisent, autant que des
furieux.
p. 39
Je ne
m'entends tout à fait bien avec quelqu'un que lorsqu'il est au plus bas de
lui-même et qu'il n'a ni le désir ni la force de réintégrer ses illusions
habituelles.
p. 41
Il est des
nuits que le plus ingénieux des tortionnaires n'aurait pu inventer. On en sort
en miettes, stupide, égaré, sans souvenirs ni pressentiments, et sans même
savoir qui on est. Et c'est alors que le jour paraît inutile, la lumière
pernicieuse, et plus oppressante encore que les ténèbres.
p. 42
Il vaut mieux
être animal qu'homme, insecte qu'animal, plante qu'insecte, et ainsi de suite.
Tout ce qui amoindrit le règne de la conscience et en compromet la suprématie.
p. 43
Ce n'est pas
la peine de se tuer, puisqu'on se tue toujours trop tard.
*
Quand on sait
de façon absolue que tout est irréel, on ne voit vraiment pas pourquoi on se
fatiguerait à le prouver.
p. 44
Chaque
opinion, chaque vue est nécessairement partielle, tronquée, insuffisante. En
philosophie et en n'importe quoi, l'originalité se ramène à des définitions
incomplètes.
*
La force
explosive de la moindre mortification. Tout désir vaincu rend puissant. On a
d'autant plus de prise sur ce monde qu'on s'en éloigne, qu'on n'y adhère pas. Le
renoncement confère un pouvoir infini.
p. 45
Il répugnait
aux vérités objectives, à la corvée de l'argumentation, aux raisonnements
soutenus. Il n'aimait pas démontrer, il ne tenait à convaincre personne.
Autrui est une invention de dialecticien.
p. 46
Dès qu'on fait
appel au plus intime de soi, et qu'on se met à œuvrer et à se manifester, on
s'attribue des dons, on devient insensible à ses propres lacunes. Nul n'est à
même d'admettre que ce qui surgit de ses profondeurs pourrait ne rien valoir. La
« connaissance de soi » ? Une contradiction dans les termes.
p. 47
— Que
faites-vous du matin au soir ?
— Je me subis.
*
Mot de mon
frère à propos des troubles et des maux qu'endura notre mère : « La vieillesse
est l'autocritique de la nature. »
p. 48
Ayant toujours
vécu avec la crainte d'être surpris par le pire, j'ai, en toute circonstance,
essayé de prendre les devants, en me jetant dans le malheur bien avant qu'il ne
survînt.
p. 50
Sans la
faculté d'oublier, notre passé pèserait d'un poids si lourd sur notre présent
que nous n'aurions pas la force d'aborder un seul instant de plus, et encore
moins d'y entrer. La vie ne paraît supportable qu'aux natures légères, à celles
précisément qui ne se souviennent pas.
p. 51
La
connaissance de soi, la plus amère de toutes, est aussi celle que l'on cultive
le moins : à quoi bon se surprendre du matin au soir en flagrant délit
d'illusion, remonter sans pitié à la racine de chaque acte, et perdre cause
après cause devant son propre tribunal ?
p. 55
Plus je vais,
moins je réagis au délire. Je n'aime plus, parmi les penseurs, que les volcans
refroidis.
p. 57
Quand il
m'arrive d'être occupé, je ne pense pas un instant au « sens » de quoi que ce
soit, et encore moins, il va sans dire, de ce que je suis en train de faire.
Preuve que le secret de tout réside dans l'acte et non dans l'abstention, cause
funeste de la conscience.
p. 58
En Orient, les
penseurs occidentaux les plus curieux, les plus étranges, n'auraient jamais été
pris au sérieux, à cause de leurs contradictions. Pour nous, c'est là
précisément que réside la raison de l'intérêt que nous leur portons. Nous
n'aimons pas une pensée, mais les péripéties, la biographie d'une pensée, les
incompatibilités et les aberrations qui s'y trouvent, en somme les esprits qui,
ne sachant comment se mettre en règle avec les autres et encore moins avec
eux-mêmes, trichent autant par caprice que par fatalité. Leur marque
distinctive ? Un soupçon de feinte dans le tragique, un rien de jeu jusque dans
l'incurable...
p. 59
L'unique
confession sincère est celle que nous faisons indirectement — en parlant des
autres.
p. 64
À mesure que
l'art s'enfonce dans l'impasse, les artistes se multiplient. Cette anomalie
cesse d'en être une, si l'on songe que l'art, en voie d'épuisement, est devenu à
la fois impossible et facile.
p. 65
Nul n'est
responsable de ce qu'il est ni même de ce qu'il fait. Cela est évident et tout
le monde en convient plus ou moins. Pourquoi alors célébrer ou dénigrer ? Parce
qu'exister équivaut à évaluer, à émettre des jugements, et que l'abstention,
quand elle n'est pas l'effet de l'apathie ou de la lâcheté, exige un effort que
personne n'entend fournir.
p. 66
Il n'y a pas
de chagrin limite.
p. 67
Si détrompé
qu'on soit, il est impossible de vivre sans aucun espoir. On en garde toujours
un, à son insu, et cet espoir inconscient compense tous les autres, explicites,
qu'on a rejetés ou épuisés.
p. 68
Après une nuit
blanche, les passants paraissent des automates. Aucun n'a l'air de respirer, de
marcher. Chacun semble mû par un ressort : rien de spontané ; sourires
mécaniques, gesticulations de spectres. Spectre toi-même, comment dans les
autres verrais-tu des vivants ?
p. 70
Tant que
l'homme était à la remorque de Dieu, il avançait lentement, si lentement qu'il
ne s'en apercevait même pas. Depuis qu'il ne vit plus dans l'ombre de personne,
il se dépêche, et s'en désole, et donnerait n'importe quoi pour retrouver
l'ancienne cadence.
*
Nous avons
perdu en naissant autant que nous perdrons en mourant. Tout.
p. 73
Distribuer des
coups dont aucun ne porte, attaquer tout le monde sans que personne s'en
aperçoive, lancer des flèches dont on est seul à recevoir le poison !
p. 74
Vers minuit
une femme en pleurs m'aborde dans la rue : « Ils ont zigouillé mon mari, la
France est dégueulasse, heureusement que je suis bretonne, ils m'ont enlevé mes
enfants, ils m'ont droguée pendant six mois... »
Ne m'étant pas
aperçu tout de suite qu'elle était folle, tant son chagrin paraissait réel (et,
en un sens, il l'était), je l'ai laissée monologuer pendant une bonne
demi-heure : parler lui faisait du bien. Puis, je l'ai abandonnée, en me disant
que la différence entre elle et moi serait bien mince si, à mon tour, je me
mettais à débiter mes récriminations devant le premier venu.
p. 75
Le bistrot est
fréquenté par les vieillards qui habitent l'asile au bout du village. Ils sont
là, un verre à la main, se regardant sans se parler. Un d'eux se met à raconter
je ne sais quoi qui se voudrait drôle. Personne ne l'écoute, en tout cas
personne ne rit. Tous ont trimé pendant de longues années pour en arriver là.
Autrefois, dans les campagnes, on les aurait étouffés sous un oreiller. Formule
sage, perfectionnée par chaque famille, et incomparablement plus humaine que
celle de les rassembler, de les parquer, pour les guérir de l'ennui par la
stupeur.
p. 78
Les tarés...
Il me semble que leur aventure, mieux que n'importe quelle autre,
jette une lumière sur l'avenir, qu'eux seuls permettent de l'entrevoir et de le
déchiffrer, et que, faire abstraction de leurs exploits, c'est se rendre à
jamais impropre à décrire les jours qui s'annoncent.
*
On tourne, on
recommence la même scène nombre de fois. Un passant, un provincial visiblement,
n'en revient pas : « Après ça, je n'irai plus jamais au cinéma. »
On pourrait
réagir de la même manière à l'égard de n'importe quoi dont on a entrevu les
dessous et saisi le secret. Cependant, par une obnubilation qui tient du
prodige, des gynécologues s'entichent de leurs clientes, des fossoyeurs font des
enfants, des incurables abondent en projets, des sceptiques écrivent...
p. 80
D. C, qui,
dans son village, en Roumanie, écrivait ses souvenirs d'enfance, ayant raconté à
son voisin, un paysan nommé Coman, qu'il n'y serait pas oublié, celui-ci vint le
voir le lendemain de bonne heure et lui dit : « Je sais que je ne vaux rien mais
tout de même je ne croyais pas être tombé si bas pour qu'on parle de moi dans un
livre. »
Le monde oral,
combien il était supérieur au nôtre ! Les êtres (je devrais dire, les peuples)
ne demeurent dans le vrai qu'aussi longtemps qu'ils ont horreur de l'écrit. Dès
qu'ils en attrapent le préjugé, ils entrent dans le faux, ils perdent leurs
anciennes superstitions pour en acquérir une nouvelle, pire que toutes les
autres ensemble.
p. 84
Une amie,
après je ne sais combien d'années de silence, m'écrit qu'elle n'en a plus pour
longtemps, qu'elle s'apprête à « entrer dans l'Inconnu »... Ce cliché m'a fait
tiquer. Par la mort, je discerne mal dans quoi on peut entrer.
Toute affirmation, ici, me paraît abusive. La mort n'est pas un état, elle n'est
peut-être même pas un passage. Qu'est-elle donc ? Et par quel cliché, à mon
tour, vais-je répondre à cette amie ?
p. 90
Pour un
écrivain, le progrès vers le détachement et la délivrance est un désastre sans
précédent. Lui, plus que personne, a besoin de ses défauts : s'il en triomphe,
il est perdu. Qu'il se garde donc bien de devenir meilleur, car s'il y arrive,
il le regrettera amèrement.
p. 93
On ne redoute
l'avenir que lorsqu'on n'est pas sûr de pouvoir se tuer au moment voulu.
p. 94
Il fut un
temps où, chaque fois que j'essuyais quelque affront, pour éloigner de moi toute
velléité de vengeance, je m'imaginais bien calme dans ma tombe. Et je me
radoucissais aussitôt. Ne méprisons pas trop notre cadavre : il peut servir à
l'occasion.
p. 96
« Un ennemi
est aussi utile qu'un Bouddha. » C'est bien cela. Car notre ennemi veille sur
nous, il nous empêche de nous laisser aller. En signalant, en divulguant la
moindre de nos défaillances, il nous conduit en ligne droite à notre salut, il
met tout en œuvre pour que nous ne soyons pas indigne de l'idée qu'il s'est
faite de nous. Aussi notre gratitude à son égard devrait-elle être sans bornes.
p. 97
Le plus grand
service qu'on puisse rendre à un auteur est de lui interdire de travailler
pendant un certain temps. Des tyrannies de courte durée seraient nécessaires,
qui s'emploieraient à suspendre toute activité intellectuelle. La liberté
d'expression sans interruption aucune expose les talents à un péril mortel, elle
les oblige à se dépenser au-delà de leurs ressources et les empêche de stocker
des sensations et des expériences. La liberté sans limites est un attentat
contre l'esprit.
p. 99
De
l'extérieur, dans tout clan, toute secte, tout parti, règne l'harmonie ; de
l'intérieur, la discorde. Les conflits dans un monastère sont aussi fréquents et
aussi envenimés que dans n'importe quelle société. Même lorsqu'ils désertent
l'enfer, les hommes ne le font que pour le reconstituer ailleurs.
p. 109
Tout tourne
autour de la douleur ; le reste est accessoire, voire inexistant, puisqu'on ne
se souvient que de ce qui fait mal. Les sensations douloureuses étant seules
réelles, il est à peu près inutile d'en éprouver d'autres.
p. 112
Des années et
des années pour se réveiller de ce sommeil où se prélassent les autres ; et puis
des années et des années, pour fuir ce réveil...
p. 114
Pourquoi
craindre le néant qui nous attend alors qu'il ne diffère pas de celui qui nous
précède, cet argument des Anciens contre la peur de la mort est irrecevable en
tant que consolation. Avant, on avait la chance de ne pas
exister ; maintenant on existe, et c'est cette parcelle d'existence, donc
d'infortune, qui redoute de disparaître. Parcelle n'est pas le mot, puisque
chacun se préfère ou, tout au moins, s'égale, à l'univers.
p. 115
Vivre, c'est
perdre du terrain.
*
Dire que tant
et tant ont réussi à mourir !
p. 116
Le problème de
la responsabilité n'aurait de sens que si on nous avait consulté avant notre
naissance et que nous eussions consenti à être précisément celui que nous
sommes.
*
L'énergie et
la virulence de mon taedium vitae
[dégoût/fatigue de la vie]
ne laissent pas de me
confondre. Tant de vigueur dans un mal si défaillant ! Je dois à ce paradoxe
l'incapacité où je suis de choisir enfin ma dernière heure.
p. 117
Les enfants se
retournent, doivent se retourner contre leurs parents, et les parents n'y
peuvent rien, car ils sont soumis à une loi qui régit les rapports des vivants
en général, à savoir que chacun engendre son propre ennemi.
*
Dans un livre
gnostique du deuxième siècle de notre ère, il est dit : « La prière de l'homme
triste n'a jamais la force de monter jusqu'à Dieu. »
... Comme on
ne prie que dans l'abattement, on en déduira qu'aucune prière jamais n'est
parvenue à destination.
p. 118
Dans
l'ancienne Chine, les femmes, lorsqu'elles étaient en proie à la colère ou au
chagrin, montaient sur de petites estrades, dressées spécialement pour elles
dans la rue, et y donnaient libre cours à leur fureur ou à leurs lamentations.
Ce genre de confessionnal devrait être ressuscité et adopté un peu partout, ne
fût-ce que pour remplacer celui, désuet, de l'Église, ou celui, inopérant, de
telle ou telle thérapeutique.
*
Avoir toujours
tout raté, par amour du découragement !
p. 119
L'unique moyen
de sauvegarder sa solitude est de blesser tout le monde, en commençant par ceux
qu'on aime.
*
Un livre est
un suicide différé.
*
On a beau
dire, la mort est ce que la nature a trouvé de mieux pour contenter tout le
monde. Avec chacun de nous, tout s'évanouit, tout cesse pour toujours. Quel
avantage, quel abus ! Sans le moindre effort de notre part nous disposons de
l'univers, nous l'entraînons dans notre disparition. Décidément, mourir est
immoral...
p. 124
Plus on vit,
moins il semble utile d'avoir vécu.
*
Dans
l'Antiquité, les « livres » étaient si coûteux, qu'on ne pouvait en amasser, à
moins d'être roi, tyran ou ... Aristote, le premier à posséder une bibliothèque
digne de ce nom.
Une pièce à
charge de plus au dossier de ce philosophe, si funeste déjà à tant d'égards.
p. 126
La force
dissolvante de la conversation. On comprend pourquoi et la méditation et
l'action exigent le silence.
*
La certitude
de n'être qu'un accident m'a escorté dans toutes les circonstances, propices ou
contraires, et si elle m'a préservé de la tentation de me croire nécessaire,
elle ne m'a pas en revanche tout à fait guéri d'une certaine infatuation
inhérente à la perte des illusions.
p. 128
Pas le moindre
soupçon de réalité nulle part, sinon dans mes sensations de non-réalité.
p. 131
L'amour le
plus passionné ne rapproche pas deux êtres autant que le fait la calomnie.
Inséparables, le calomniateur et le calomnié constituent une unité
« transcendante », ils sont pour toujours soudés l'un à l'autre. Rien ne pourra
les disjoindre. L'un fait le mal, l'autre le subit, mais s'il le subit, c'est
qu'il s'y est accoutumé, qu'il ne peut plus s'en passer, qu'il le réclame même.
Il sait que ses vœux seront comblés, qu'on ne l'oubliera jamais, qu'il sera,
quoi qu'il arrive, éternellement présent dans l'esprit de son infatigable
bienfaiteur.
*
Le moine
errant, c'est ce qu'on a fait de mieux jusqu'ici. En arriver à n'avoir plus
à quoi renoncer ! Tel devrait être le rêve de tout esprit détrompé.
p. 134
Ma mission est
de souffrir pour tous ceux qui souffrent sans le savoir. Je dois
payer pour eux, expier leur inconscience, la chance qu'ils ont d'ignorer à quel
point ils sont malheureux.
p. 135
Un malheur
prédit, lorsqu'il survient enfin, est dix, est cent fois plus dur à supporter
qu'un malheur que nous n'attendions pas. Tout au long de nos appréhensions, nous
l'avons vécu d'avance, et, quand il surgit, ces tourments passés s'ajoutent aux
présents, et forment ensemble une masse d'un poids intolérable.
*
Il tombe sous
le sens que Dieu était une solution, et qu'on n'en trouvera jamais une aussi
satisfaisante.
p. 138
Plutôt dans un
égout que sur un piédestal.
p. 140
Dieu est ce
qui survit à l'évidence que rien ne mérite d'être pensé.
*
Jeune, aucun
plaisir ne valait celui de me créer des ennemis. Maintenant, dès que je m'en
fais un, ma première pensée est de me réconcilier avec lui, pour que je n'aie
plus à m'en occuper. Avoir des ennemis est une grande responsabilité. Mon
fardeau me suffit, je ne peux plus porter celui des autres.
p. 144
Une seule
chose importe : apprendre à être perdant.
p. 148
Que la Trappe
soit née en France plutôt qu'en Italie ou en Espagne, ce n'est pas là un hasard.
Les Espagnols et les Italiens parlent sans arrêt, c'est entendu, mais ils ne s'écoutent
pas parler, alors que le Français savoure son éloquence, n'oublie jamais qu'il
parle, en est on ne peut plus conscient. Lui seul pouvait considérer le silence
comme une épreuve et une ascèse.
p. 150
Le droit de
supprimer tous ceux qui nous agacent devrait figurer en première place dans la
constitution de la Cité idéale.
*
Le Progrès est
l'injustice que chaque génération commet à l'égard de celle qui l'a précédée.
p. 152
L'Occident :
une pourriture qui sent bon, un cadavre parfumé.
*
Tous ces
peuples étaient grands, parce qu'ils avaient de grands préjugés. Ils n'en ont
plus. Sont-ils encore des nations ? Tout au plus des foules désagrégées.
p. 153
Ma vision de
l'avenir est si précise que, si j'avais des enfants, je les
étranglerais sur l'heure.
*
Hésiode est le
premier à avoir élaboré une philosophie de l'histoire. C'est lui aussi qui a
lancé l'idée de déclin. Par là, quelle lumière n'a-t-il pas jetée sur le devenir
historique ! Si, au cœur des origines, en plein monde posthomérique, il estimait
que l'humanité en était à l'âge de fer, qu'aurait-il dit quelques siècles plus
tard ? que dirait-il aujourd'hui ?
Sauf à des
époques obnubilées par la frivolité ou l'utopie, l'homme a toujours pensé qu'il
était parvenu au seuil du pire. Sachant ce qu'il savait, par quel miracle a-t-il
pu varier sans cesse ses désirs et ses terreurs ?
p. 157
N'a de
Convictions que celui qui n'a rien approfondi.
p. 160
Hitler est sans
aucun doute le personnage le plus sinistre de l'histoire. Et le plus pathétique.
Il a réussi à réaliser le contraire, exactement, de ce qu'il voulait, il a
détruit point par point son idéal. C'est pour cela qu'il est un monstre à part,
c'est-à-dire deux fois monstre, car son pathétique même est monstrueux.
*
Tous les
grands événements ont été déclenchés par des fous, par des fous... médiocres. Il
en sera ainsi, soyons-en certains, de la « fin du monde » elle-même.
p. 164
X soutient que
nous sommes au bout d'un « cycle cosmique » et que tout va bientôt craquer. De
cela, il ne doute pas un instant.
En même temps,
il est père de famille, et d'une famille nombreuse. Avec des certitudes comme
les siennes, par quelle aberration s'est-il appliqué à jeter dans un monde fichu
enfant après enfant ? Si on prévoit la Fin, si on est sûr qu'elle ne tardera
pas, si on l'escompte même, autant l'attendre seul. On ne procrée pas à Patmos
[L'endroit où Jean écrivit l'Apocalypse].
p. 165
En 1441, au
concile de Florence, il est décrété que les païens, les juifs, les hérétiques et
les schismatiques n'auront aucune part à la « vie éternelle » et que tous, à
moins de se tourner, avant de mourir, vers la véritable religion, iront droit en
enfer.
C'est du temps
que l'Église professait de pareilles énormités qu'elle était vraiment l'Église.
Une institution n'est vivante et forte que si elle rejette tout ce qui n'est pas
elle. Par malheur, il en est de même d'une nation ou d'un régime.
p. 174
L'avantage non
négligeable d'avoir beaucoup haï les hommes est d'en arriver à les supporter par
épuisement de cette haine même.
p. 175
J'étais seul
dans ce cimetière dominant le village, quand une femme enceinte y entra. J'en
sortis aussitôt, pour n'avoir pas à regarder de près cette porteuse de cadavre,
ni à ruminer sur le contraste entre un ventre agressif et des tombes effacées,
entre une fausse promesse et la fin de toute promesse.
p. 177
Pourquoi
broder sur ce qui exclut le commentaire. Un texte expliqué n'est plus un texte.
On vit avec une idée, on ne la désarticule pas ; on lutte avec elle, on n'en
décrit pas les étapes. L'histoire de la philosophie est la négation de la
philosophie.
p. 178
Contre l'acédie,
je ne me rappelle plus quel Père recommande le travail manuel. Admirable
conseil, que j'ai toujours pratiqué spontanément : il n'y a pas de cafard, cette
acédie séculière, qui résiste au bricolage.
p. 180
C'est une
grande force, et une grande chance, que de pouvoir vivre sans ambition aucune.
Je m'y astreins. Mais le fait de m'y astreindre participe encore de l'ambition.
p. 196
En art et en
tout, le commentateur est d'ordinaire plus averti et plus lucide que le
commenté. C'est l'avantage de l'assassin sur la victime.
p. 199
L'idée de
progrès, on ne peut s'en passer, et pourtant elle ne mérite pas qu'on s'y
arrête. C'est comme le « sens » de la vie. Il faut que la vie en
ait un. Mais en existe-t-il un seul qui, à l'examen, ne se révèle pas
dérisoire ?
*
Des arbres
massacrés. Des maisons surgissent. Des gueules, des gueules partout. L'homme s'étend.
L'homme est le cancer de la terre.
p. 201
L'appétit de
tourment est pour certains ce qu'est l'appât du gain pour d'autres.
p. 202
On a beau se
dire qu'on ne devrait pas dépasser en longévité un mort-né, au lieu de décamper
à la première occasion, on s'accroche, avec l'énergie d'un aliéné, à une journée
de plus.
p. 205
Tout succès
est infamant : on ne s'en remet jamais, à ses propres yeux s'entend.
p. 206
Si je suivais
ma pente naturelle, je ferais tout sauter. Et c'est parce que je n'ai pas le
courage de la suivre que par pénitence, j'essaie de m'abrutir au contact de ceux
qui ont trouvé la paix.
p. 208
Si nous
voulons voir diminuer le nombre de nos déceptions ou de nos fureurs, il importe,
en toute circonstance, de nous rappeler que nous sommes là pour nous rendre
malheureux les uns les autres, et que s'insurger contre cet état de choses c'est
saper le fondement même de la vie en commun.
*
Toutes mes
pensées sont tournées vers la résignation, et cependant il ne se passe pas de
jour que je ne concocte quelque ultimatum à l'adresse de Dieu ou de n'importe
qui.
p. 210
Les pauvres, à
force de penser à l'argent, et d'y penser sans arrêt, en arrivent à perdre les
avantages spirituels de la non-possession et à descendre aussi bas que les
riches.
p. 215
Ce qui
ressemble de près ou de loin à une victoire me paraît à tel point un déshonneur,
que je ne peux combattre, en toute circonstance, qu'avec le ferme propos d'avoir
le dessous. J'ai dépassé le stade où les êtres importent, et ne vois plus aucune
raison de lutter dans les mondes connus.
p. 216
On n'enseigne
la philosophie que dans l'agora, dans un jardin ou chez soi. La chaire est le
tombeau du philosophe, la mort de toute pensée vivante, la chaire est l'esprit
en deuil.
p. 229
Quand on
considère froidement cette portion de durée impartie à chacun, elle paraît
également satisfaisante et également dérisoire, qu'elle s'étende sur un jour ou
sur un siècle.
« J'ai fait
mon temps. » — Il n'est pas d'expression qu'on puisse proférer avec plus
d'à-propos à n'importe quel instant d'une vie, au premier y compris.
p. 232
J'ai toujours
vécu avec la conscience de l'impossibilité de vivre. Et ce qui m'a rendu
l'existence supportable, c'est la curiosité de voir comment j'allais passer
d'une minute, d'une journée, d'une année à l'autre.
*
Secouer les
gens, les tirer de leur sommeil, tout en sachant que l'on commet là un crime, et
qu'il vaudrait mille fois mieux les y laisser persévérer, puisque aussi bien
lorsqu'ils s'éveillent on n'a rien à leur proposer...
*
Port-Royal. Au
milieu de cette verdure, tant de combats et de déchirements à cause de quelques
vétilles ! Toute croyance, au bout d'un certain temps, paraît gratuite et
incompréhensible, comme du reste la contre-croyance qui l'a ruinée. Seul
subsiste l'abasourdissement que l'une et l'autre provoquent.
p. 237
Je n'ai
approfondi qu'une seule idée, à savoir que tout ce que
l'homme accomplit se retourne nécessairement contre lui. L'idée n'est pas
neuve, mais je l'ai vécue avec une force de conviction, un acharnement dont
jamais fanatisme ni délire n'a approché. Il n'est martyre, il n'est déshonneur
que je ne souffrirais pour elle, et je ne l'échangerais contre aucune autre
vérité, contre aucune autre révélation.
p. 243
Dire : « Tout
est illusoire », c'est sacrifier à l'illusion, c'est lui reconnaître un haut
degré de réalité, le plus haut même, alors qu'au contraire on voulait la
discréditer. Que faire ? Le mieux est de cesser de la proclamer ou de la
dénoncer, de s'y asservir en y pensant. Est entrave même l'idée qui disqualifie
toutes les idées.
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