mardi 4 novembre 2014

Sur le bord de la rivière Piedra... (extrait)



"Je veux parler d’une autre sorte d’amour. L’amour que partagent un homme et une femme, et dans lequel aussi se manifestent les miracles."



J’ai pris ses mains. Il pouvait bien connaitre les grands mystères de la Déesse - mais, quant à l’amour, il n’en savait pas plus que moi. Même après avoir tant couru le monde. Et il lui faudrait payer le prix : l’initiative. Car la femme paie le prix le plus élevé : le don de soi.
Nous sommes restés ainsi, à nous tenir les mains, un long moment. Je lisais dans ses yeux les peurs ancestrales que le véritable amour impose comme autant d’épreuves à surmonter. J’ai lu le refus de la nuit précédente, le long temps que nous avions passés loin l’un de l’autre, les années au monastère en quête d’un monde où ces choses-là ne se produiraient pas.
Je lisais dans ses yeux les milliers de fois où il avait imaginé ce instant, les décors qu’il avait construits autour de nous, la coiffure que j’avais et la couleur de mes vêtements. Je voulais dire oui, qu’il serait bien accueuilli, que mon coeur avait gagné la bataille. Je voulais dire combien je l’aimais, combien je le désirais à cette minute.
Mais je suis restée muette. J’ai assisté, comme dans un rêve, à son combat intime. J’ai vu la crainte de me perdre, les mots durs qu’il avait entendus dans des occasions semblables - car nous passons tous par de tels moments, et nous accumulons les cicatrices.
Ses yeux se sont mis à briller. Je savais qu’il était en train de franchir toutes ces barrières.
J’ai alors laché l’une de ses mains. J’ai pris un verre et l’ai posé au bord de la table.
"Il va tomber, a-t-il dit.
- Exact. et je veux que tu le renverses.
- Casser un verre ?"
Oui, casser un verre. Un geste simple, en apparence, mais qui implique des frayeurs quenous n’arriverons jamais à comprendre. Qu’y a-t-il de mal à casser un verre ordinaire - alors que nous l’avons tous fait sans le vouloir une fois ou l’autre ? "Casser un verre ? a-t-il répété. Pour quelle raison ?
- Je pourrais bien donner quelques explications. Mais en fait c’est seulement pour le casser.
- A ta place ?
- Bien sur que non."
Il regardait ce verre au bord de la table - préoccupé par l’éventualité de sa chute. "C’est un rite de passage, comme tu l’exprimes si bien toi-mêeme, ai-je eu envie de dire. C’est l’interdit. On ne casse pas les verres exprès. Quand nous entrons dans un restaurant, ou chez nous, nous faisons attention à ne pas laisser les verres au bord de la table. Notre univers exige que nous prenions garde à ne pas laisser les verres tomber et se briser. Et cependant, ai-je encore pensé, s’il nous arrive d’en casser un involontairement, nous nous apercevons qu’après tout ce n’est pas si grave. Le garçon dit "ça ne fait rien", et je n’ai encore jamais vu qu’un verre cassé soit rajouté à l’addition. Casser des verres fait partie del’existence, et nous ne faisons aucun tort à nous-mêmes, au restaurant, à notre prochain."
J’ai tapé sur la table du plat de la main. Le verre a oscillé, mais n’est pas tombé.
"Attention ! a-t-il dit instinctivement.
- Casse ce verre", ai-je insisté.
"Casse ce verre, ai-je pensé au fond de moi. Parce que c’est un geste symbolique. Essaie de comprendre que j’ai cassé moi des choses bien plus importantes qu’un verre, et que j’en suis heureuse. Considère ton propre combat intérieur et casse ce verre. Parce que nos parents nous ont appris à prendre soin des verres, et des corps. Ils nous ont appris que les passions d’enfance sont du domaine de l’impossible, que nous ne devons pas éloigner les hommes du sacerdoce, que les gens ne font pas de miracles, et que personne ne part en voyage sans savoir où il va. Casse ce verre, je t’en prie, et libère nous de tous ces maudits préjugés, de cette manie qu’on a de tout expliquer et de ne faire que ce qu’approuvent les autres."
"Casse ce verre", ai-je demandé une fois de plus.
Il a fixé un regard sur le mien. Puis, lentement, sa main a glissé sur le plateau de la table, jusqu’à toucher le verre. D’un mouvement sec il l’a poussé et fait tomber par terre. Le bruit a attiré l’attention de tout le monde. Au lieu de s’excuser, il m’a regardée en souriant, et j’ai souri en retour.
"Ce n’est rien !" a crié le garçon qui servait les clients.
Mais lui n’a pas écouté. Il s’était levé, m’avait attrapée par les cheveux et m’embrassait.
Paulo Coelho

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