samedi 28 février 2015

Les piédestaux invisibles




Ne va pas croire,
parce qu’un être venu

d’une autre dimension
passe te voir,

qu’il est plus intelligent que toi
en quoi que ce soit,
ou qu’il peut tout faire
mieux que toi.

Désincarnés ou mortels,
ce qui importe chez les autres,
est ce qu’ils savent.

- Le Guide du Messie

Non, cet article ne traitera pas d’entités invisibles. Bien que la présence de formes de vie/conscience incorporelles ne fasse pas de doute, je laisse le soin à d’autres d’en débattre pour le moment. En fait, la citation du Guide du Messie était opportune, mais nous n’avons nul besoin de décorporer les êtres pour les croire plus intelligents ou plus aptes que nous.

Notre habitude à la dévalorisation est grande, très grande, et notre propension à la victimisation, énorme. Il ne nous en faut que très peu pour nous sentir moins futés que l’entrepreneur qui a du succès, moins talentueux que l’artiste reconnu ou moins intelligents qu’un historien de renom dont le savoir nous épate.
Pour clarifier la citation du départ, notons au passage qu’il faut bien comprendre ici que le réel « savoir » n’est pas synonyme de « détenir de l’information », bien que les dictionnaires usuels soient ambivalents à ce sujet et que le système académique n’en tienne majoritairement pas compte. Il y a une différence fondamentale entre information et connaissance. Une information est une idée, un concept, une donnée sur un sujet précis, qui n’a pas été confirmée par l’expérience et qui peut donc s’avérer ou non, alors que la connaissance est issue d’un vécu, d’une expérience directe de ce qui est, c’est-à-dire d’une confirmation (ou infirmation) de l’information. Bref, la désinformation existe, mais pas la déconnaissance.

Experts scientifiques, gourous et maîtres en tout genre
Lorsque les climatologues nous disent que la terre se réchauffe, nous les croyons sur parole et habituellement sans questionner. Lorsque les autorités spirituelles nous apprennent que les plaisirs de la chair sont contraires aux Lois Divines, nous nous empressons de nous en abstenir. Lorsque les médecins nous expliquent l’importance de la vaccination annuelle, nous nous mettons rapidement en file afin de recevoir notre dose. Lorsque les gouvernements dénoncent les régimes dictatoriaux de l’autre côté du globe, nous sommes d’accord pour y mettre fin. Lorsque notre gourou nous explique le karma lié au fait de manger de la viande et nous somme de devenir végétariens, nous nous exécutons, etc. Ad nauseam.
Cette attitude généralisée que nous avons à la conciliation docile et à l’acceptation nonchalante face aux recommandations, aux conclusions et parfois même aux ordres des « plus érudits que soi » n’est, en réalité, qu’une question de système de croyances. Nous avons appris à agir de la sorte et notre système de croyances – socialisation oblige – a été bâti à la verticale : nous avons mordu à l’hameçon de la « loi du plus fort ». Expression que, bien entendu, nous prenons au pied de la lettre : comme si le plus fort était tenu de faire la loi ou encore qu’une obscure loi lui dictait qu’il se devait d’avoir le dessus sur le plus faible. En somme, nous avons accepté l’idée de la compétition – assurant la survie du plus fort – comme étant une loi immuable, un incontournable de la nature, une façon d’être avec laquelle il faut composer.
En effet, dans tout système d’enseignement, la compétition est cette insidieuse discipline – à la fois prédominante et invisible – qui imprègne et infiltre toutes les autres disciplines. Insidieuse et invisible car c’est la seule que nous ne quantifions pas officiellement, bien qu’elle régisse tous les aspects du système académique contemporain (notes, diplôme, mentions honorifiques, etc.). Nul besoin d’aller plus en détail pour comprendre que de cette attitude – inculquée depuis le jeune âge scolaire – naît un comportement hiérarchique par lequel nous attribuons – le reste de notre vie – une « note » à tous les individus en relation directe avec leur érudition. Cette « note », attribuée consciemment ou non, détermine – par comparaison – la crédibilité que nous accordons (ou non) à certaines personnes. Et de cette crédibilité découle tout le reste, c’est-à-dire l’essence même des relations que nous entretenons, directement ou indirectement, avec les individus ainsi notés et gradés selon leur « mérite ». Nous attribuerons donc automatiquement une grande valeur à ce que déclarera un scientifique reconnu, et ce, même au détriment de nos propres observations, mais rejetterons du revers de la main ce que l’autodidacte osera avancer, et ce, même si le « gros bon sens » est en sa faveur. Et bien qu’il ne faille pas croire qu’il n’y a que non-sens à accorder crédit à « plus savant que soi », il faut savoir faire la différence entre notre propension à toujours donner aveuglément notre accord à qui possède un titre et le fait de considérer possible que le « plus érudit que soi » ait raison. La première attitude nous dérobe de notre habileté à penser par nous-mêmes tandis que l’autre aiguise notre discernement en nous poussant à fournir l’effort de faire nos propres recherches et à réfléchir par nous-mêmes.
Cette propension à la « reconnaissance automatique » en fonction du volume de données empiriques (par opposition à connaissances) possédées par un individu est à l’œuvre dans tous les domaines de nos vies. Ainsi juchons-nous les gurus, les « maîtres » spirituels et les « autorités » religieuses sur des piédestaux aussi inégaux qu’immérités. Immérités car nous effectuons machinalement l’équation mentale « position hiérarchique = connaissance » et inégaux car nous avons la fâcheuse tendance à nous accrocher à une église, un maître ou une institution académique, et à idéaliser ce dernier au détriment des autres comme si la vérité ne pouvait se trouver qu’en un seul endroit. Et bien que nous n’ayons abordé que les domaines de la science et de la spiritualité, nous retrouvons cette même dynamique de hissage sur un podium dans les sphères artistiques, sportives, politiques, culturelles, etc., et même à petite échelle : le premier de classe, le vainqueur du tournoi municipal d’échecs, l’employé du mois, etc.
Lorsque nous plaçons ainsi des individus sur un subjectif piédestal honorifique, nous leur accordons conséquemment un certain respect issu du fait qu’ils sont « mieux que nous ». Et puisque nous ne sommes désormais plus tout à fait sur le même pied d’égalité, nous sommes plus facilement enclins à les écouter, à les valoriser, voire à leur obéir, respect oblige. Mais est-ce bien là réellement du respect?

Le faux respect
Que ce soit envers monsieur le policier, madame la juge, le conseiller de notre municipalité, Sa Sainteté le pape ou simplement notre supérieur immédiat au travail, notre attitude à l’égard des figures « d’autorité » est criante : généralement, nous les respectons lorsque nous sommes en leur présence et les méprisons en leur absence.
Depuis la tendre enfance, nous avons tous été socialement conditionnés à être respectueux envers ces gens, sans quoi nous étions réprimandés. Ainsi, chaque type de personne/statut social possède son type de punition (et/ou de récompense). Et bien que le respect soit une valeur humaine fondamentale et nécessaire à des relations harmonieuses, il s’avilit et se prostitue lorsqu’il est défini et régi par des considérations subjectives d’ordre moral. Comme le dit l’adage : «  Tous les humains sont nés égaux, mais certains plus égaux que d’autres ». Et cette « égalité à paliers » n’a d’autres mesures que la sévérité de la punition infligeable (ou l’ampleur de la récompense attribuable), soit-elle réelle ou imaginaire. Sa Sainteté le pape peut excommunier le croyant et l’envoyer périr en enfer ou bien lui ouvrir les portes du paradis éternel. Madame la juge peut nous envoyer croupir en prison ou faire de nous l’heureux récipiendaire de quelques dizaines de milliers de dollars pour « dommages et intérêts ». Quant à notre patron, où trouverons-nous l’argent pour mettre le pain sur la table s’il décide qu’il n’apprécie pas notre attitude? Tout est en fonction de la grosseur du bâton et/ou de la carotte.

La peur et le jeu de la victime
Disons-le autrement et clairement : notre « respect », vis-à-vis les « hauts placés », n’est souvent que de la peur camouflée. Purement et simplement.
Martha Stout en parle ainsi :
Si nécessaire, redéfinissez votre concept du respect. Trop souvent, nous confondons la crainte avec le respect, et plus nous craignons quelqu’un, plus nous le/la percevons comme méritant notre respect. […] J’espère que je ne confonds pas peur et respect, car le faire assurerait ma propre victimisation. Utilisons nos cerveaux humains de façon à transcender notre tendance animale à nous abaisser devant les prédateurs afin de démêler la confusion entre crainte et admiration.
Du proverbial « vous » obligatoire, que nous avons de la difficulté à conjuguer avec la supposée supériorité de notre interlocuteur, à café bien chaud servi dans l’espérance de faire bonne impression aux yeux de notre patron, il reste très peu de place au réel respect, c’est-à-dire celui qui s’établit naturellement entre deux êtres humains désireux du bien de l’autre.
Et cette mascarade est totalement dénudée de sa fausse noblesse dès le moment où, en l’absence des gens concernés, nous avouons ouvertement notre mépris : le patron est un sale opportuniste, le juge un partisan hypocrite de l’autre cause et le policier un égoïste abuseur de son autorité. Ces piédestaux nous font donc passer du rôle de la victime et des sentiments d’échecs et de culpabilité aux mesquineries des insultes et des jugements proférés en d’autres circonstances.
Dissonance cognitive? Jeu de la victime oblige, nous devenons à la fois bourreaux et victimes. Parfois, notre propre piédestal sera plus élevé que celui de l’autre, parfois bien plus bas. Et ce, en fonction du contexte, de notre humeur du moment et du « moi » qui est aux commandes à un instant donné. Pourtant, tout ceci n’est que l’illusoire monde bâti par l’ego…
À la façon de la célèbre lithographie « Acsending and Descending» de Mc Escher, la « hauteur » à laquelle nous juchons les autres ou nous-mêmes est à la fois relative et insidieusement trompeuse.

Épidémiologie
Que ce soit une question de faux respect ou celle d’un jugement de valeur machinal en fonction du volume de connaissances empiriques possédé, notre propension à l’édification de piédestaux invisibles s’étend partout. Et bien que cette attitude puisse parfois nous sembler anodine – voire normale –, il n’en est rien car c’est ainsi que nous bâtissons nos relations avec autrui. Et autrui, c’est aussi papa, maman, frérot, soeurette et notre conjoint(e). Sans nécessairement être « haut placés », ces autruis sont tout de même jugés selon les mêmes mécanismes qui attribuent une « valeur » au potentiel punition/récompense ou une « note » à l’étendue des connaissances théoriques détenues. C’est donc habituellement avec prudence et grande mesure que nous avançons nos mots et nos gestes, car nous marchons littéralement sur un sol qui n’est pas plat, mais bien jonché de piédestaux invisibles, plus ou moins hauts, qui menacent de nous faire trébucher à tout instant.
Du professeur de mathématiques à l’artiste peintre en passant par le gérant du magasin du coin, notre propension au faux respect et au jugement de valeur se propage à tous nos contacts humains telle une pandémie.

Le remède : la considération interne versus la considération externe
Du latin respectus, « considération », le respect, le vrai, est de l’ordre de la « considération externe » telle que décrite par les enseignements de la 4e voie.
La considération externe se focalise sur les autres – de préférence sans le filtre prédominant de la personnalité – afin d’être « de service », alors que la considération interne n’est que l’action mécanique priorisant l’importance de soi, c’est-à-dire l’ego.
Voici ce qu’Ouspensky dit de la considération interne :
En fait, la considération [interne] est l’identification aux personnes. C’est un état dans lequel l’homme se soucie sans cesse de ce que les autres pensent de lui : le traitent-ils selon ses mérites, l’admirent-ils suffisamment et ainsi de suite à l’infini.[1]
En effet, lorsque nous sommes dans la considération interne, nous agissons exactement tel que décrit plus haut : avec un faux respect basé sur les chimériques « valeurs » et « notes » que nous attribuons subjectivement aux gens, selon notre filtre personnel.
Par contre, la pratique de la considération externe, qui exige un certain sacrifice de l’ego, peut être exprimée ainsi :
La pratique juste de la considération extérieure passe par la compréhension, et non par l’obéissance à une règle, un conditionnement, un commandement.
La considération extérieure, c’est accepter l’autre tel qu’il est, sans le critiquer, sans vouloir le changer.[2]
Voilà une description juste de ce que devrait être le réel respect.
Et Ouspensky d’ajouter, dans The Fourth Way, concernant la considération externe :
Vous prenez les autres en considération et faites, non pas ce qui est plaisant pour vous, mais ce qui leur est plaisant, à eux.[3]
Aussi surprenant que cela puisse paraître, cette considération externe, ce réel respect est plus qu’une attitude « juste et saine », c’est un puissant exercice de rappel de soi. En effet, le simple fait de tenter de mettre notre ego de côté et de prendre le temps de réfléchir avant d’interagir brise les schèmes mécaniques habituels et nous permet d’être à l’affût de nos mécanismes internes, pour peu que nous nous astreignions à les observer en toute honnêteté. Et bien qu’il ne fasse pas directement allusion au concept de la considération externe, l’article « Écouter pour soi, parler pour les autres » propose une approche très similaire.

En conclusion
Si le vrai respect demande un certain travail sur soi, c’est dire à quel point notre mécanique de sommeil est profonde et qu’elle est intimement liée à notre ego surdimensionné qui crée, bon gré, mal gré, les piédestaux invisibles sur lesquels nous trébuchons en permanence.
Sur le chemin de la connaissance de soi, il nous est donc impératif d’identifier cette mauvaise mécanique en nous et de la corriger. Aplanissons donc le sol de nos relations interpersonnelles jusqu’à ce que chacun des êtres que nous côtoyons ne nous paraisse ni « plus haut » ni « plus bas » que nous ou que d’autres, et qu’ainsi nous cessions nos inutiles montées et descentes de ces invisibles piédestaux illusoires.

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