C’était il y a
un siècle déjà. En janvier 1999, Gotan Project entamait son retour vers
le futur. Celui du tango, alors rangé aux rayons des us et usages
délavés. Du passé, dépassé ? Un temps. Il faut que jeunesse s’y fasse.
En 2001, « la revancha del tango » s’impose sur le dance-floor et impose
un nouveau son. Une marque de fabrique souvent photocopiée, jamais
égalée. Le succès sur disque se transforme en triomphe sur scène. Tant
et si bien qu’en 2006, le trio signe une suite, « Lunático », hommage
explicite à Carlos Gardel, et plus largement à tous les héros du tango
dont bien sûr Astor Piazzolla.
Janvier
2009… Dix ans après, un millénaire plus tard, Gotan Project reprend les
chemins du studio, fidèle aux principes fondateurs : une volonté de
transgresser les codes du tango pour d’autant mieux les sublimer. Ce
sera « Tango 3.0 », un titre qui en dit long sur les intentions, comme
pour confirmer qu’à l’heure où la vaste toile tisse des croisements en
tout genre, cette matière première demeure un formidable sujet
d’explorations sonores. « Tango 3.0 », le troisième album de Gotan
Project, étend ainsi toujours plus loin le domaine des possibles, trace à
dessein des pistes insondées, voies parallèles et chemins détournés, où
la mélodie demeure le fil inducteur de ces singulières
expérimentations. Cette fois, Eduardo Makaroff, Philippe Cohen-Solal et
Christoph H. Müller ont choisi la méthode inverse : « Partir d’ailleurs
pour en revenir au tango ». Tango et cumbia, ska et marcha, country et
milonga, groove et chacarera, dirty sound et tango… Les hybridations les
plus improbables sont possibles.
Parmi toutes, le
blues est celle qui donne sa couleur fondamentale à « Tango 3.0 ». Dès
l’emblématique ouverture intitulée « Tango Square », référence
explicite au Congo Square de La Nouvelle Orléans. La connexion prend
tout son sens, cristallisé par le son poisseux de l’Hammond B 3 de Dr
John, grand sorcier des claviers, et le swing d’un brass band au grand
complet. Les cuivres, rarement conviés dans le tango, occupent
d’ailleurs une place de choix dans « Tango 3.0 », rappelant que la
clarinette fut d’usage aux premières lueurs de cette musique-monde.
Celle dont joue le facétieux Melingo sur « Tu Misterio », un slow collé
serré, l’un dans l’autre… Le rockeur de charme n’est pas la seule voix
conviée dans ce festin de sons. Il y a l’écrivain Julio Cortázar, timbre
d’outre-tombe, qui récite un passage de son livre totémique, la «
Rayuela », texto « La Marelle ». Des paroles ludiques pour une parabole
philosophique autour de ce jeu d’enfant. Un autre poète, le tout aussi
surréaliste Víctor Hugo Morales, tonne sur « La Gloria », un hymne de
stade ! Le commentateur numéro un des matches de foot s’y lance dans une
improvisation où sa voix dribble entre les musiciens de Gotan Project :
du bandonéoniste Nini Flores à la violoniste Line Kruse en passant par
le pianiste et arrangeur Gustavo Beytelmann, les piliers de l’équipe… «
GOOOOOOOTAN ! », avec une salutaire pointe d’autodérision.
Nul doute,
« Tango 3.0 » pousse encore plus loin le pitch : la rénovation du
tango, de tous côtés et quitte à en déborder, sans jamais prétendre en
faire le tour définitif, mais toujours avec ce subtil parfum
d’ambiguïté. En créant tout à la fois des chansons au format pop et des
instrumentaux savamment orchestrés, Gotan Project outrepasse le carcan
dans lequel certains avaient cru bon de les confiner. Si l’électronique
et le tango restent plus que jamais les deux matrices, il serait
néanmoins vain de réduire Gotan Project à cette formule. Aujourd’hui,
comme hier, il s’agit avant tout de raconter des histoires, celles
éternelles de l’imaginaire tango, des amours troubles pour de
tranchantes allégories, des chevauchées « cinématiques » qui en
appellent à l’âme des gauchos… Et au-delà, celle de tout un pays,
l’Argentine. Version désenchantée quand Cristina Vilallonga (dé)chante
la « Desilusión », qui suivit le krach de 2001 : un tiers de la
population plongera sous le seuil de pauvreté. Vision tragique d’un
monde, le nôtre, lorsque sa voix se glisse dans un mégaphone et sur un
minimal beat des plus sombres pour dénoncer le « Mil Millones »
d’affamés qui peuplent la planète, citant au détour d’une phrase
l’illustre Enrique Santos Discépolo. Versant mélancolique enfin, avec la
mélodie qui conclut ce nouveau disque : « Érase una vez »… « Il était
une fois », l’Argentine de l’âge d’or, El Dorado de tous les exils,
melting-pot d’où surgira une bande-son aux lettres capitales : tango.
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