mardi 1 mars 2016

Quel avenir pour le travail ?


 

Impasse économique et abîme social


Par Alberto Rabilotta et Michel Agnaïeff – Le 31 janvier 2016
Si quelque chose définit bien la dislocation sociale en cours, c’est l’incertitude autour du travail-emploi. La déconnexion radicale et rapide de l’économie par rapport à la société, provoquée par les politiques néolibérales, a transformé l’enjeu du chômage massif et de la précarisation de l’emploi en enjeu de survie pour la société actuelle, et en défi fondamental pour la société qu’il faudra créer dans l’avenir.



État des lieux


En 1900, un peu moins de la moitié de la population active des États-Unis travaillait dans l’agriculture. En 2000, on n’y retrouvait plus que 1,9 %. De l’autre côté de l’Atlantique, en France, le nombre d’agriculteurs a été divisé par dix au cours de la même période. L’accélération des progrès techniques dans tous les domaines pertinents avait rendu cette évolution possible, tout en permettant à un secteur de l’alimentation et de l’agriculture profondément transformé de continuer à jouer un rôle important dans l’économie. Il était devenu possible de produire de plus en plus de denrées avec de moins en moins de main-d’œuvre. Il s’ensuivit un exode forcé de travailleurs de l’agriculture vers le refuge offert par d’autres secteurs de l’économie où les besoins de nouveaux bras allaient croissant.

Un exode comparable peut se produire au cours des vingt ou trente prochaines années, mais cette fois sans grand sanctuaire d’emplois à l’horizon. Au cours des dernières décennies, le secteur des services a servi de principal refuge aux travailleurs chassés des emplois industriels par les différentes vagues de progrès technique qui se sont succédées de plus en plus rapidement, avec les percées en électronique, informatique et télécommunications. Or, la capacité du secteur des services de compenser les pertes d’emplois subies ailleurs va en se réduisant, car il est à son tour en voie de se transformer profondément. La prochaine vague risque d’être meurtrière au chapitre des emplois dans ce domaine, comme d’ailleurs dans d’autres domaines moins touchés jusqu’ici. Fait aggravant, l’économie mondiale ne crée plus suffisamment d’emplois. D’après l’Organisation internationale du travail (OIT), le chômage frappait 201 millions de personnes dans le monde en 2014, soit 30 millions de plus qu’avant la crise de 2008. Les effets sur l’emploi des nouvelles transformations impulsées par le progrès technologique viendront donc alourdir davantage un chômage déjà massif. Autre fait aggravant, le même rapport note une dissociation croissante entre les revenus du travail et la productivité, cette dernière augmentant plus vite que les salaires, et on constate les répercussions négatives sur la consommation, l’investissement et les recettes publics.


Progrès technologique et progression du chômage
Aujourd’hui, le progrès technique permet de mettre au point des formes d’automatisation logicielles et robotiques qui imitent certaines dimensions de l’intelligence humaine. Ces machines sont capables d’assurer de façon croissante non seulement des tâches fortement routinières, comme ce fut le cas dans le passé, mais également des tâches exigeant des interactions avec des usagers ou des clients. Cela ne s’arrête pas là cependant. Jean-Yves Geoffard de l’École d’économie de Paris souligne que «le péril pèse aussi sur de nombreuses activités intellectuelles, liées au traitement et à la synthèse de l’information, qui peuvent être confiées à des machines apprenantes, manipulant des quantités infiniment plus grandes de données que le cerveau humain ne peut en appréhender». C’est donc toute la galaxie des emplois des secteurs des services, de l’administration et du savoir qui se retrouvera bouleversée par le progrès technique, et ce, quelles que soient les connaissances ou habiletés exigées par les différentes occupations. En effet, la capacité des machines de traiter des masses de données peu structurées, d’interpréter le discours humain et de comprendre les actions et les commandes humaines va déjà en augmentant. Capables d’évoluer par l’apprentissage automatique, ces machines pourront remplir un nombre croissant de tâches assurées actuellement par des enseignants, des ingénieurs, des avocats, des professionnels de la santé, des spécialistes de la finance, des administrateurs ou des cadres d’entreprises ou de services publics.

Le bouleversement ne sera pas cependant seulement le fruit de nouvelles percées scientifiques ou technologiques, même si ces dernières ne sont pas à minimiser compte tenu du rythme actuel des innovations. D’après un rapport produit par le McKinsey Global Institute, douze technologies déjà existantes vont profondément ébranler les fondements du marché du travail mondial. Certaines sont bien connues déjà et d’autres moins. Il s’agit de l’internet nomade ou sans fil, de l’automatisation du travail intellectuel, de l’internet des objets, de l’informatique en nuage, de la robotique avancée, des véhicules semi-autonomes ou autonomes, de la génomique de prochaine génération, du stockage d’énergie, de l’impression 3D ou tridimensionnelle, des matériaux avancés, de l’exploration et de la récupération avancée du pétrole et du gaz, de l’énergie renouvelable.

Une autre étude sur le risque de l’automatisation des emplois, menée cette fois à l’Université d’Oxford, indique que l’informatisation affectera près de 47 % des emplois existants aux États-Unis au cours des deux prochaines décennies. Les auteurs de l’étude ont analysé 702 types d’occupations ou métiers, sous l’angle des tâches effectuées et des habiletés exigées et en comparant ces dernières aux capacités actuelles et anticipées des moyens informatiques. À la lumière des résultats, ces occupations ont été ensuite classées selon le degré de probabilité de leur automatisation, permettant ainsi d’estimer leur vulnérabilité.

L’étude suggère que deux nouvelles vagues d’automatisation se succéderont. Au cours des deux prochaines décennies, la première vague mettra à haut risque surtout des emplois dans le transport, les activités logistiques et les tâches de soutien administratif. Elle accroîtra aussi la vulnérabilité des emplois dans le secteur des services. Il s’agira, entre autres, d’occupations comme chauffeur de taxi, préposé de comptoir, auxiliaire juridique, bibliotechnicien, télévendeur ou assureur. Par contre, la seconde vague ne se produira qu’une fois résolues les difficultés que pose actuellement l’imitation informatique de la perception humaine, de la créativité et de l’intelligence sociale. Au fur et à mesure cependant que le recours à la rumination des mégadonnées permettra de surmonter ces difficultés, les emplois exigeant jugement, savoir, créativité et entregent seront touchés à leur tour. Les auteurs de cette étude se montrent néanmoins prudents et ne chiffrent pas le nombre d’emplois susceptibles d’être touchés ainsi. En revanche, ceux du rapport du McKinsey Global Institute avancent que des algorithmes sophistiqués pourraient se substituer à environ 120 ou 140 millions de travailleurs du domaine du savoir dans le monde.

En somme, comme de tout temps, la technologie va continuer de progresser et de nouvelles percées vont accélérer le rythme des innovations. Les tâches qui pourront s’exécuter plus rapidement et à moindre coût par des machines le seront immanquablement. Un tel processus pourrait aussi inclure certains aspects des tâches dites créatives. L’automatisation ne touchera pas que les emplois moins qualifiés, sachant toutefois que «le travail humain devrait avoir encore longtemps un avantage comparatif dans les tâches qui requièrent des formes de manipulation et perception complexes».



Fixation sur l’économie et déni de la société



Dans la pensée économique dominante, la thèse est que l’automatisation éliminera simplement des catégories d’emplois devenues obsolètes et les remplacera par de nouvelles, contribuant même à accroître le nombre d’emplois. Avec l’ensemble des autres nouvelles technologies, l’automatisation facilitera de nouvelles découvertes qui permettront la conception de nouveaux produits et en conséquence la création de nouveaux emplois. En outre, l’automatisation poussera les travailleurs moins qualifiés à grimper dans l’échelle de la qualification pour pouvoir occuper ces nouveaux emplois. Dans un tel contexte, l’enjeu sera principalement la formation. Il s’agira simplement, selon cette pensée, d’une évolution semblable à celle qui s’était produite lors de la généralisation de l’emploi des machines industrielles dans les usines dans la période précédente. Rappelons qu’en effet cette généralisation avait contribué alors à la croissance des emplois et à la création de nouvelles catégories de travail plus intéressantes et mieux rémunérées, participant ainsi à l’affirmation graduelle d’une citoyenneté au travail, d’une citoyenneté industrielle.

De façon similaire, les logiciels, les algorithmes, les robots et autres applications cybernétiques inscriront les êtres humains, toujours selon la pensée dominante, dans un nouveau cercle vertueux du développement, notamment en les propulsant vers des tâches de haute valeur croissante. À la limite, ces tâches de valeur croissante leur permettront de mieux affirmer leur dimension humaine, en atténuant la pénibilité du travail et en libérant les talents selon les potentiels individuels. Dans la foulée de Schumpeter, l’automatisation n’est finalement abordée que comme un simple épisode de la destruction créatrice à l’œuvre. Et ses conséquences sociales sont traitées comme allant de soi et se retrouvent de la sorte banalisées.

Si le passé peut être utile pour prédire l’avenir, il n’en est toutefois nullement garant. Peut-on vraiment prétendre que cet âge de la machine intelligente est encore comparable à celui inauguré par la machine à vapeur ? Prend-on suffisamment en compte les spécificités de la mutation économique et sociale que la généralisation de l’automatisation est en train de provoquer ? Plus précisément, si le robot remplace le travailleur, qui consommera ? Avec quel pouvoir d’achat ? Comment se maintiendra la demande dans ces conditions ? Qu’en ira-t-il de la croissance qui est un besoin systémique du capitalisme ? Qu’en ira-t-il aussi de la formation même du capital, car de l’argent thésaurisé, des marchandises invendues, des valeurs immobiles ne constituent pas du capital, mais tout au plus des valeurs en attente de le devenir ? Quelle réponse sociale pourra-t-on donner au délitement du mariage de raison entre le capital et le salariat qui a caractérisé l’ère industrielle précédente ? Comment pourra-t-on faire dépendre le revenu de chacun de la quantité du travail qu’il fournit ?

Plus largement, vers quelle société mènerait la destruction des emplois si la croissance économique n’était plus au rendez-vous ? Et que se vérifiait, par exemple, la thèse de Robert J. Gordon, de l’Université Northwestern, selon laquelle les innovations n’auront plus à l’avenir le même potentiel en matière de croissance que par le passé ? Qu’adviendrait-il de cette société si se révélait exacte son opinion voulant que la croissance économique rapide enregistrée après 1750, pendant quelque 250 ans, ne soit finalement qu’un épisode unique et exceptionnel dans l’histoire de l’humanité ?
Les extrapolations que se permet la pensée économique dominante au sujet de l’évolution future des emplois reposent beaucoup sur le caractère comparable des âges de la machine. Rien n’est pourtant acquis quant à cette comparabilité. La rupture de la continuité avec l’ère industrielle d’où nous sortons est bien mise en évidence par Brynjolfsson et McAfee, deux penseurs américains, dans The Second Machine Age (Le Deuxième âge de la machine). Tout au long du premier âge de la machine, le rapport entre la machine et l’être humain était celui de la complémentarité. La machine permettait à l’être humain de décupler sa force et ses habiletés, tout en demeurant sous sa commande. D’ailleurs, plus la machine évoluait, plus la présence de l’être humain devenait nécessaire pour la contrôler. Dans le deuxième âge, le rapport glisse plutôt vers la substitution de l’être humain par la machine, l’automatisation facilitant de plus en plus la délégation du système de contrôle à la machine devenue plus performante que l’être humain dans cette tâche. La présence de ce dernier devient ainsi rapidement de moins en moins nécessaire, les machines doublant maintenant de puissance tous les deux ans.

Stimulé par la création sans cesse croissante d’informations numérisées et par les nouvelles façons de combiner les idées existantes pour en générer de meilleures, un véritable ouragan technologique déferle sur l’économie et bouleverse le marché du travail. Il se reflète déjà dans les indicateurs économiques récents. Les emplois et les salaires plongent tandis que la productivité et les profits explosent. Si les technologies numérisées donnent les moyens de produire l’abondance, elles créent aussi les conditions pour qu’elle soit très mal partagée. Il s’agit là d’ailleurs d’une caractéristique qui n’a rien de fortuit ni de temporaire. Cette caractéristique découle du régime de propriété, certes, mais également de la manière dont les technologies numérisées fonctionnent et de l’utilisation qui en est faite.

Combinatoires et exponentielles, ces technologies engendrent une dynamique économique inédite où un avantage relatif d’un produit se transforme en facteur de domination presque totale d’un créneau de marché et où le gagnant rafle toute la mise. Elles favorisent également le capital au détriment du travail, le travail qualifié au détriment du travail non qualifié et les agents économiques superstars, capables de conquérir des marchés mondiaux et de les verrouiller, au détriment des agents économiques locaux.

Il est douteux également que la révolution numérique en cours produise une abondance d’emplois intéressants et bien rémunérés. Elle en produira un bon nombre certes, mais pas dans la quantité que laisse sous-entendre la pensée économique dominante quand elle avance qu’il suffira aux travailleurs d’améliorer leurs qualifications et leurs compétences pour grimper l’échelle vers des tâches de valeur croissante. C’est un message rassurant qui tient toutefois du mythe, car seul un nombre relativement réduit de travailleurs pourra accéder aux catégories de travail plus nobles. Qu’adviendra-t-il des autres ? Un premier contingent demeurera confiné au bas de l’échelle où il se trouvait déjà, un deuxième contingent glissera du milieu de cette échelle vers le bas et un troisième se retrouvera carrément sans emploi.

Nous assistons d’ailleurs déjà à la disparition des emplois peu ou moyennement qualifiés et à la migration forcée des travailleurs : soit vers des emplois moins bien rémunérés, aux conditions souvent plus pénibles et n’offrant aucune sécurité d’emploi, soit carrément vers la sortie du marché du travail. Nous assistons en fait à une polarisation graduelle du marché du travail, entre des emplois peu qualifiés et mal payés et des emplois plus gratifiants et mieux rémunérés. Pour David Autor, un expert du travail du MIT, cette polarisation du marché du travail, aux États-Unis et dans seize États membres de l’Union européenne, est le véritable inconvénient de l’automatisation depuis déjà quelque temps.

Il ne s’agit pas cependant du seul effet de la révolution numérique. Si cette dernière produit des catégories de travail intéressantes au haut de l’échelle, elle contribue en revanche puissamment à l’insécurité d’emploi et à la pénibilité des tâches dans les catégories reléguées ou en voie d’être reléguées au bas de l’échelle. Des conditions propices à la surexploitation des travailleurs se mettent ainsi en place. Dans son ouvrage intitulé Mindless – Why Smarter Machines are Making Dumber Humans, Simon Head décrit comment les systèmes de gestion semi-automatisés ont déjà transformé les conditions de travail dans les entrepôts, les banques ou les centres d’appel. Ces systèmes permettent de suivre à la trace des salariés dans l’exécution de leur tâche, de juger de leur performance et de les congédier au besoin. De plus, la gestion à distance, à partir d’un écran, évite aux responsables le désagrément de se confronter aux salariés et de tenir compte de leur situation particulière.

Simon Head donne en exemple le fonctionnement des entrepôts de la compagnie Amazon. Les algorithmes de cette entreprise prennent les commandes entrantes et créent immédiatement une marche à suivre pour le préposé. Ce dernier doit se conformer à cette marche à suivre et respecter le temps imparti pour l’exécution de l’ensemble des gestes et des déplacements à effectuer, et ce, sous peine de congédiement. Les préposés étant engagés à titre d’intérimaires, les gestionnaires peuvent se départir aisément des travailleurs qui n’arrivent plus à maintenir le rythme imposé. Ils remplacent ainsi rapidement un travailleur par un autre et réussissent de surcroît à garder de la sorte les salaires au plus bas.

En fait, il s’agit là d’un retour à des conditions d’exploitation abusive rendu possible par la combinaison des méthodes dites d’organisation scientifique du travail (OST) avec les avantages en matière de suivi et de contrôle des systèmes d’information. Cette combinaison donne un élan nouveau à la propension de l’OST de créer des milieux de travail contrôlés de haut en bas, où les travailleurs sont dépouillés de leur compétence et de toute satisfaction dans l’exécution des tâches. Précisons cependant que c’est la combinaison des deux qui a surtout des effets insidieux et non l’automatisation en soi.




Pouvoir monopolistique et régression du salariat



Un certain flou entoure aussi la notion de tâches de valeur croissante qui se présente comme une panacée dans la pensée économique dominante. Qui tire profit de cette valeur croissante ? L’employeur ou l’employé ? Pour reprendre les mots de l’essayiste Nicholas Carr, «mesurons-nous cette valeur sur le plan de la productivité et des profits, ou sur le plan de la compétence et de la satisfaction du travailleur ?». Ces deux approches sont non seulement différentes, mais souvent en conflit entre elles, comme en témoigne l’histoire des relations du travail.

En outre, si l’automatisation contribue à réduire le nombre de travailleurs requis pour une tâche donnée, elle peut contribuer aussi à réduire les qualifications exigées pour accomplir cette tâche. Au rythme actuel du progrès technique, rien ne garantit donc que cette érosion des qualifications requises ne finira pas par toucher aussi les tâches de valeur croissante, forçant ainsi des travailleurs hautement qualifiés à accepter des postes moins gratifiants. Ce processus serait déjà en cours, selon les données recueillies par Paul Beaudry et David A. Green de l’Université de Colombie-Britannique et Ben Sand de l’Université York. Les jeunes diplômés des institutions nord-américaines de haut savoir sont contraints maintenant de se réfugier dans des emplois inférieurs pour lesquels ils sont largement surqualifiés, les emplois dans la finance et la haute technologie se raréfiant de plus en plus. D’après les auteurs, depuis le début de ce siècle, chaque nouvelle cohorte de diplômes s’est trouvée confrontée à un marché du travail où les emplois prestigieux et bien rémunérés allaient en se réduisant. En 2010, le nombre de ces emplois était même retombé au niveau de 1990. Il y a là une contradiction majeure entre le discours euphorisant sur l’économie du savoir et la réalité des faits. Les difficultés croissantes des jeunes diplômés américains de rembourser les dettes contractées pour financer leurs études en sont une illustration brutale. Le total de ces dettes dépasserait maintenant le millier de milliards de dollars.

Tout est loin de se résumer cependant à une simple question d’écart salarial entre travailleurs plus scolarisés et moins scolarisés et à la nécessité absolue pour les travailleurs moins formés de grimper dans l’échelle de qualification pour survivre au bouleversement en cours du marché du travail. De toute façon, cet écart est stationnaire et les salaires des travailleurs plus scolarisés ont commencé à stagner, aux États-Unis, avant même la crise financière de 2008. Tout n’est pas à mettre non plus au seul compte des impacts du progrès technologique.

Dans une de ses chroniques du New York Times, Paul Krugman souligne que l’explication se situe aussi dans une forte hausse du pouvoir monopolistique. Il y aurait d’un côté les robots et de l’autre des barons voleurs. Si le progrès technologique a avantagé les entreprises au détriment des salariés, la concentration des entreprises, d’une fusion ou d’une prise de contrôle à l’autre, contribue également à cet affaiblissement des positions des travailleurs. «Dans presque tous les secteurs de notre économie, écrivent Barry C. Lynn et Phillip Longman dans Who broke America’s Jobs Machine, un nombre beaucoup plus réduit de sociétés contrôlent beaucoup plus de parts de leurs marchés respectifs, qu’il y a une génération à peine.»

Cette concentration permet à ces entreprises mastodontes d’user de leur pouvoir monopolistique croissant pour augmenter les prix impunément, tout en évitant d’accorder une fraction des gains acquis à leurs employés. Cette pratique nuit autant à la croissance de la demande qu’à celle des investissements. En fait, ces grands groupes s’inscrivent ainsi dans un comportement rentier. Ils ne se maintiennent finalement en position dominante qu’en faisant baisser constamment la part des travailleurs salariés dans le partage de la valeur ajoutée. Et cette diminution de la part salariale a pour contrepartie un accroissement de celle qui va au profit, sans que cela toutefois conduise nécessairement à un surcroît d’investissements. Le déclin des dépenses d’investissements au niveau mondial, est du reste devenu persistant ces dernières années.

En somme, l’abaissement de la part salariale ne fait finalement que nourrir une distribution accrue des profits non investis sous forme de dividendes, en réponse à la pression des marchés financiers. Les inégalités de revenus se creusent ainsi plus profondément. Elles témoignent en réalité du gigantesque transfert de richesse en cours des salariés vers la classe capitaliste au sens large, dans un processus qui ne génère pas une augmentation de la richesse réelle globale.
D’ailleurs, les entreprises en cause se comportent de cette façon, peu importe où elles se trouvent, pays développés ou pays en développement. Elles manœuvrent dans un corridor défini à la fois par les normes excessives de rentabilité imposées par l’actionnariat et par la raréfaction des occasions d’affaires rentables dans une économie dont la croissance, quand elle est au rendez-vous, est devenue lente pour des raisons structurelles. Et elles exploitent impitoyablement dans ce contexte un rapport de forces devenu défavorable aux salariés, du fait principalement des effets de la combinaison de la mondialisation et de la financiarisation qui se renforcent mutuellement. On remarquera là qu’il s’agit de deux phénomènes à caractère socioéconomique et non technologique.
Fruit de la déréglementation si chère à la pensée économique dominante d’inspiration néolibérale, le pouvoir monopolistique mentionné plus haut doit être vu comme le produit d’un capitalisme en surdose de lui-même, pour reprendre les mots de Wolfgang Streeck.
L’automatisation change-t-elle les règles du jeu du capitalisme ?

De vieilles questions comme le profit, l’utilisation faite du profit et la propriété du capital réapparaissent dans les analyses pour s’ajouter aux considérations plus spécifiques aux impacts du progrès technologique. L’automatisation n’est pas à blâmer en soi. Tout dépend de l’utilisation qui en est faite, des valeurs qui l’encadrent et de la finalité poursuivie par l’entreprise et le système socioéconomique. En d’autres mots, les sociétés ne pourront pas s’avancer avec succès sur la voie de l’automatisation de la production des biens et des services sans reconsidérer des enjeux fondamentaux comme la consommation, le travail, les loisirs et la répartition des revenus. Le professeur Robert Skidelsky de l’université de Warwick fait remarquer à ce sujet que «sans ces efforts d’imagination sociale, le rétablissement à l’issue de la crise actuelle sera tout simplement un prélude à d’autres calamités fracassantes à l’avenir». Une des plus menaçantes à l’heure actuelle est une cassure en deux de la société avec, d’une part, une minorité composée de producteurs, de professionnels, de superviseurs et de spéculateurs financiers et, d’autre part, une majorité réduite à l’oisiveté forcée.

L’économiste bien connu John M. Keynes avait associé le progrès technologique à la possibilité de libérer au moins partiellement l’humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le travail. Or, au moment même où cette possibilité est à portée de main, notre système socioéconomique se révèle incapable de convertir la croissance de la richesse et la croissance du chômage technologique qui l’accompagne en croissance du temps de loisir volontaire. Il se révèle en fait incapable d’aborder le travail autrement que comme une marchandise. Dans un contexte où la fonction marchande prime les autres fonctions sociales, l’aborder différemment serait reconnaître que les lois du marché ne s’appliquent que très imparfaitement et avec difficulté, à cette marchandise que Karl Polanyi a si bien décrite comme fictive. Bref, ce serait reconnaître que la magie du marché ne pourra pas résoudre le problème de la rareté croissante de l’emploi créée par la rupture du mariage de raison, vieux de deux siècles, entre le capital et le salariat.

Dans La Grande Transformation, Polanyi nous rappelle qu’une économie de marché appelle une société du marché, où le marché, dit autorégulé, mais débridé en réalité, tend à s’étendre au-delà de son domaine original, le commerce de biens matériels ou de services. Le marché colonise ainsi peu à peu toutes les dimensions de l’activité humaine, les assimilant à des marchandises, quelle que soit leur compatibilité à le devenir. Toute production doit être destinée à la vente et tout revenu doit en provenir. En termes marxistes, on parlerait de subsomption à la logique de l’accumulation du capital. La terre (ou la nature), le travail et la monnaie, des éléments non destinés à la vente, sont devenus ainsi de fausses marchandises, des marchandises fictives désormais inexorablement encastrées dans le marché. Il était devenu désormais impossible de vivre de son travail sans passer par le système.
Et pourtant, en échappant à tout encadrement, cette expansion du marché porte en elle le risque permanent de se saper et de saper ainsi la viabilité du système socioéconomique capitaliste. C’est pour cela que dans un passé encore récent, des lois, des règlements et des institutions tentaient, avec plus ou moins de bonheur, de limiter cette expansion du marché pour éviter qu’elle ne porte atteinte à des éléments fondateurs de toute société, comme l’altruisme, les relations de bonne foi ou la solidarité au sein des familles et des collectivités. En fait, il s’agissait d’empêcher le capitalisme de s’autodétruire en devenant totalement capitaliste, l’expansion du marché déconstruisant les fondements non capitalistes de la société dans laquelle il triomphait. C’est d’ailleurs dans cette optique que le travail, fruit de l’activité humaine, la terre, une subdivision de la nature, et la monnaie, dont les fluctuations sont dangereuses pour l’organisation de la production, ont fait l’objet de mille et un accommodements réglementaires le plus souvent ambigus entre les élites politiques et financières pour tenter de protéger la société d’une marchandisation complète.

Depuis lors, le retour au libéralisme économique pur et dur et la mondialisation subséquente aidant, le capital a acquis une mobilité qui lui donne un pouvoir coercitif sans équivalent sur les États. Différents traités internationaux sont d’ailleurs venus sanctuariser les intérêts de la finance au-dessus du politique. Si les orientations d’un gouvernement ne répondent pas aux exigences des investisseurs, ces derniers le sanctionnent immédiatement en retirant leurs capitaux. Ils échappent ainsi à toute contrainte moindrement inspirée par la notion de bien commun ou par des impératifs sociétaux, que ce soit en matière de santé, d’environnement, de sécurité d’emploi, de conditions de travail ou de prospérité.

Aujourd’hui, nous fait remarquer Zaki Laïdi, un politologue français, «la force idéologique de la société de marché réside peut-être moins dans sa capacité de convertir des secteurs non marchands en secteurs marchands qu’à se représenter la vie sociale comme un espace marchand, même quand il n’y a pas à la clé une transaction marchande. C’est un point fondamental qu’il faut expliciter. On peut dire par exemple que dans l’éducation, la société de marché est à l’œuvre, non pas parce que l’on privatiserait à tout va, mais parce que socialement on se représente de plus en plus l’école comme une société de services devant préparer les enfants à la vie active». L’école se retrouve ainsi réduite à un simple lieu de prestation de services. Il en va de même pour d’autres biens et services perçus encore récemment comme des quasi-droits sociaux. C’est notamment le cas de la santé ou encore les postes.

Dans un tel contexte, il n’est pas surprenant de constater que la plupart des études consacrées aux changements induits par les avancées technologiques des dernières décennies dans la façon de produire continuent de s’inscrire dans la logique dominante. C’est-à-dire une conception du développement qui confond croissance et développement ; qui ignore les externalités, soit les dommages environnementaux et sociaux ; qui considère comme infinies les ressources de la planète ; qui accorde la priorité à la valeur d’échange au détriment de la valeur d’usage ou valeur concrète d’un bien ou d’un service ; et qui assimile essentiellement l’économie au taux de profit et à l’accumulation du capital, quitte à créer de profondes inégalités. Très peu d’études abordent les conséquences socioéconomiques de ces changements et leur impact sur la survie même des sociétés issues de la civilisation du capitalisme industriel. Pensons ici aux contrecoups de la raréfaction des emplois sur la demande de produits et services ou encore sur les revenus des collectivités ou des États, et ultimement sur la capacité de ces derniers de continuer à financer les infrastructures et les programmes sociaux. Pourront-ils survivre encore longtemps sans revisiter leurs assises, soit leur relation avec la nature ; leur système technique de production de la base matérielle de la vie, au sens physique, culturel et spirituel ; leur manière de s’organiser collectivement sur les plans politique et social ; leur façon d’interpréter la réalité et de s’investir dans sa construction, leur manière d’être et d’agir, leur culture en somme ? En d’autres mots, sans revisiter leur mode de production ?


L’automatisation au cœur d’un mode de production post-capitaliste
Un mode de production ne concerne pas seulement la façon dont sont traités les facteurs de production pour aboutir à un bien ou un service à offrir à la consommation. Comme le précisait l’historien britannique Eric Hobsbawm dans Marx et l’Histoire, «un mode de production inclut à la fois un programme particulier de production (une manière de produire, sur la base d’une technologie et d’une division productive de la main-d’œuvre particulières) et un ensemble spécifique, historiquement valide, de relations sociales à travers lesquelles la main-d’œuvre est déployée pour arracher l’énergie à la nature au moyen d’outils, d’expertise, d’organisation et de connaissance, à un moment donné de son développement, à travers lesquels les excédents produits socialement circulent, sont distribués et utilisés pour une accumulation ou d’autres fins».

Un changement de mode de production implique donc un changement des rapports qui règlent l’organisation des relations entre les êtres humains dans la mise en œuvre des forces productives (travailleurs, machines, technologie). Et historiquement, ce type de changement s’accompagne d’un changement du système de propriété des moyens de production.

Un nouveau mode de production détermine ainsi à la fois l’organisation sociale de la production (par le recours par exemple au salariat), la répartition du fruit du travail et les rapports entre les classes sociales, ces dernières se retrouvant séparées par leur place dans les rapports de production et par leurs intérêts respectifs. On peut donc commencer ici à s’interroger déjà sur la nature des rapports sociaux qui prévaudront dans un mode de production où la répartition de la création de la valeur ajoutée ne pourra plus se faire tellement par le travail rémunéré.

En effet, quand les élites dirigeantes permettent à la sphère économique de se libérer du contrôle social (ou contrôle politique), la société en subit immanquablement les conséquences. Elle est démantelée au profit des forces économiques. La décadence de la féodalité rongée et minée intérieurement par l’argent en est une bonne illustration. Les forces financières prirent le dessus et réussirent à casser le système féodal par le haut, en subordonnant socialement et politiquement les seigneurs par des prêts, et par le bas, en enfermant les paysans dans la spirale du prêt usuraire. Les bases sociales du régime féodal furent ainsi peu à peu détruites, laissant place à un nouveau mode de production fondé sur la propriété privée des moyens de production. Ces moyens furent d’abord les terres arables et plus tard les manufactures. Ce processus, qui au fond était la destruction d’une hiérarchie sociale déjà en plein dévoiement et d’un régime de propriété et d’un mode de production dépassés, ouvrit la porte au progrès social et économique.

La situation actuelle rappelle cette dynamique. La dislocation de la société issue de la civilisation du capitalisme industriel dans les pays avancés est en marche parce que l’économie, désencastrée du social et tendue vers le rétablissement à tout prix du taux de profit, a pris le dessus. Les bases sociales de cette civilisation se sont ainsi peu à peu érodées, notamment les garanties offertes par les droits sociaux et les contrepoids au droit de propriété introduits par les droits collectifs du travail. Tout l’édifice des protections et des droits, qui avait servi d’incubateur à la citoyenneté industrielle des Trente Glorieuses, s’est lézardé sous l’impact de l’impartition, de la numérisation, de la sous-traitance et de la multiplication des contrats de travail temporaires, autant de moyens destinés à accroître la profitabilité des entreprises.

Des changements structurels se sont matérialisés non seulement dans le système technique de production, mais également dans le régime de propriété et son emprise sur les moyens de production et la richesse collective. La longue période de transition systémique amorcée dans les années 1970 est toujours en cours. Elle est à la fois une période d’incertitude profonde, un moment de remise en cause massive des acquis de la civilisation industrielle et un temps de maturation et d’émergence progressive d’un nouveau mode de production. Ce nouveau mode se construit inéluctablement sur les nouvelles potentialités technologiques, institutionnelles et sociopolitiques. La nature des rapports sociaux qui en découleront est un enjeu civilisationnel.

Parallèlement, le capital arrive d’un point de vue structurel au bout de ses capacités de valorisation. L’instauration d’un mode de production qui se libère désormais de la force humaine et du travail salarié (travail vivant) met fin aussi à la production de valeur, en piégeant complètement le capital dans une impasse. Cette voie sans issue est constituée par trop de moyens de production et de marchandises et pas assez de masse salariale, et donc de demande finale pour les absorber, ou encore par trop de capital accumulé et pas assez de plus-value produite pour assurer sa reproduction, par sa réalisation. Ce sont deux manifestations d’une même contradiction qui réside dans le fait que le capital tend à diminuer la quantité de travail salarié qu’il emploie en même temps qu’il tend à augmenter la puissance des machines et la quantité de marchandises produites. Son état est de produire plus pour moins cher, en vue de vendre avec suffisamment de profit pour permettre l’accumulation et de nouveaux investissements. L’automatisation aggrave fatalement cette contradiction fondamentale, car il faut encore que des débouchés continuent d’exister et ce ne sont pas les robots qui achèteront les marchandises produites par eux. Substituts de travailleurs dont les salaires nourrissent la demande, les robots ne peuvent pas participer à la régénération du capital. Sans travail salarié, le problème de la solvabilité des consommateurs se pose tout de suite, comme d’ailleurs celui de la pérennité même du système économique.



Mutation régressive et dislocation sociale




La concentration des richesses dans cette période de transition dépasse maintenant les limites du concevable pour l’existence d’une société complexe. Elle se conjugue à un chômage tenace qui est devenu structurel par un glissement massif vers le chômage de longue durée et la sortie de la vie active de bon nombre de travailleurs. Ces deux évolutions concomitantes, concentration et chômage tenace, laissent entrevoir la formation d’un nouveau système sociopolitique qui reproduira et amplifiera les pires aspects de l’actuel. Les changements profonds en cours dans la structure de classes des pays de la Triade sont des signes indicatifs à cet égard.

Examinant les changements intervenus dans la sphère du travail, le sociologue britannique Guy Standing note que la structure de classes issue de la civilisation industrielle s’est fragmentée dans les pays du centre. La libéralisation de l’économie et la mondialisation ont ébranlé l’ordre économique, mais également les rapports sociaux. Les deux sont venues mettre un terme au consensus sous-jacent de l’État providence de l’après-guerre. Ce dernier relevait d’un libéralisme partiellement encastré dans le social et dont une des caractéristiques était une démarchandisation limitée du travail, fruit des droits sociaux modernes. La libéralisation et la mondialisation ont puissamment contribué à créer un contexte où tout se subordonnait désormais aux rigueurs de la concurrence, que ce soit au niveau de la production, la distribution, la consommation, l’entreprise, la nation et l’individu. Si, en périphérie, en Asie notamment, les deux ont mené à l’industrialisation et à l’urbanisation, par l’exploitation d’une main-d’œuvre abondante, faiblement rémunérée, souvent instruite et qualifiée, au centre, en revanche, elles ont abouti à la désindustrialisation, à la généralisation de l’impartition et à la remise en cause des avantages sociaux et salariaux conquis par les travailleurs. Peu à peu, des sociétés du travail sont devenues des sociétés sans travail. La libéralisation et la mondialisation ont concouru ainsi à la désagrégation de la citoyenneté effective dont jouissait une proportion importante des travailleurs des pays du centre*.

Cette citoyenneté effective ou industrielle se fondait sur des droits collectifs qui, au fil de luttes de classes, cristallisaient des avancées importantes en matière de politiques publiques du travail et qui ouvraient la voie vers la jouissance des droits politiques et sociaux dans les sociétés industrialisées avancées. Cette citoyenneté s’est liquéfiée au cours de la transformation des milieux de travail sous l’influence du développement accéléré des technologies de l’information et de la communication, la transnationalisation croissante de la production des biens et services, les changements dans l’organisation du travail, la destruction et la restructuration du travail dans le temps et l’espace et la multiplication et la fragmentation des identités sociales individuelles et collectives, au travail et ailleurs.

D’anciennes hiérarchies se sont renforcées et de nouveaux clivages se sont fait jour dans les rangs de ceux qui n’avaient que leur force de travail à vendre. L’écart des revenus avec les classes supérieures s’est élargi davantage. La création de chaînes de valeur mondiales et la constitution d’espaces de pouvoir internationaux ont fragilisé les classes laborieuses qui se sont retrouvées éloignées encore plus des lieux de pouvoir et de décision. Les différences se sont accentuées au fur et à mesure que l’économie se désynchronisait avec la société. Elles sont devenues maintenant très marquées en matière de revenus, de salaires, de conditions d’emploi, de travail, de logement et de vie tout court. Ces différences reflètent à la fois de la montée de l’inégalité et de l’insécurité économique, et le basculement d’une masse critique de la population dans une précarité sans issue. Elles traduisent en réalité à la fois l’émergence d’une nouvelle stratification sociale et l’évolution des mentalités à l’endroit de l’inégalité et de l’orientation des politiques sociales. Cette évolution complique, entre autres, la défense des acquis ou des revendications d’ordre social.

Standing distingue par exemple sept strates hiérarchisées en fonction du revenu social. Au sommet de cette hiérarchie, une petite élite mondialisée et mondialiste dotée d’une immense influence politique ; immédiatement en dessous, des très hauts salariés et des professionnels ou techniciens à leur compte ; au milieu, le noyau restant de la classe ouvrière et des personnels encore stables des entreprises, organismes et administrations ; et dans la partie inférieure, les travailleurs précaires ou le précariat, flanqués des chômeurs à long terme et des individus marginalisés. Ces derniers constituent l’équivalent du lumpenprolétariat ou du sous-prolétariat d’antan. Standing note également que le régime étatique de sécurité sociale est au cœur d’une polarisation. Les trois strates supérieures tendent à s’en détacher plutôt qu’à œuvrer à son amélioration, pendant que les trois strates inférieures s’en font détacher par le jeu des inadmissibilités ou restrictions aux prestations sociales existantes. La réciprocité et la redistribution, qui sont l’essence de la civilisation, en sortent considérablement affaiblies.

Le précariat est le phénomène marquant de cette nouvelle stratification sociale. Ce phénomène ne se limite d’ailleurs pas au Nord, puisque la majorité des populations du Sud vit aussi dans l’instabilité et l’insécurité de l’emploi. Le précariat rassemble autant des travailleurs intellectuels et de jeunes travailleurs, que des travailleurs immigrés et des travailleurs pauvres, tous dépourvus de perspective d’avenir, dépouillés d’un bon nombre de droits et coupés de ce qui survit de la classe ouvrière et des acquis de la citoyenneté industrielle.

À bien des égards, ce phénomène commence à tenir de l’émergence d’une nouvelle classe sociale constituée de personnes en situation de précarité permanente sur le marché du travail. Ce groupe de travailleurs a le potentiel de constituer une véritable classe sociale, en soi et peut-être pour soi, dans la mesure où ces travailleurs s’inscrivent déjà dans des relations de production et de distribution (sources de revenus) qui leur sont spécifiques. Ces spécificités, comme le souligne Guy Standing dans A Precariat Charter, les amènent à une conscience distincte et propre à eux du besoin de réformes et de politiques sociales. Dans certaines conjonctures sociales et politiques particulières, la similitude de leurs positions objectives pourrait les mener à se mobiliser aux échelles nationale et internationale, et à jouer collectivement le rôle d’agent majeur de changement. Pensons ici à la mobilisation massive récente aux États-Unis des employés de fast-food pour obtenir un salaire minimum de 15 dollars de l’heure. Un autre exemple est fourni aussi par ces chômeurs et autres citoyens précarisés de Madrid (Espagne) qui se sont dotés récemment d’une structure de coordination et d’une plateforme économique, sociale et politique.

En attendant, ces travailleurs forment un monde parallèle, en marge d’un contrat social passablement laminé par une société de marché qui tend vers une forme d’anarchie. Pour plus d’un observateur, elle tendrait même vers une non-société  régie finalement que par des liens contractuels et les foudres d’un code pénal. Si quelque chose définit bien la dislocation sociale en cours, c’est l’incertitude autour du travail-emploi. La déconnexion radicale et rapide de l’économie par rapport à la société, provoquée par les politiques néolibérales, a transformé l’enjeu du chômage massif et de la précarisation de l’emploi en un enjeu de survie pour la société actuelle, et en défi fondamental pour la société qu’il faudra créer dans l’avenir.

Travailler moins pour travailler tous et jouir du temps libre
En même temps, les notions de travail, d’emploi et de temps sont des sujets de réflexion depuis l’antiquité et dans toutes les civilisations — pour preuve, le poème intitulé Les Travaux et les Jours d’Hésiode, parce que les deux définissaient en réalité la relation sociale de l’homme avec la nature et la société. Le Travail consiste en beaucoup plus que l’acception courante purement marchande qui réduit son champ d’application au travail salarié, rémunéré. De la même façon, l’Emploi ne peut pas être ramené à seulement avoir un emploi ou être un sans emploi. Il en va de même du Temps qui est l’unique possession dont nous disposons véritablement dans la finitude qui trace les contours de notre existence. Ce Temps ne peut pas se limiter au Time is money. Ce proverbe, attribué erronément à Benjamin Franklin, révèle cependant comment dans une société capitaliste le temps de travail (non payé au travailleur) est une valeur ou une survaleur pour le capitaliste.

L’impasse sociale et économique actuelle découle bien de la crise du travail-emploi et de la valorisation du capital dont l’origine remonte maintenant à plus de trente ans. Au cours de cette période, les emplois et les revenus stables sont devenus peu à peu un privilège. Les sociétés occidentales ont été incapables de conserver les acquis de la civilisation industrielle et de se saisir des progrès technologiques des deux dernières décennies pour se réinventer, en convertissant le temps de chômage technologique croissant en temps consacré aux activités socialement utiles et au loisir volontaire. La persistance de l’impasse sociale et économique indique que la diminution continue du travail-emploi définit fondamentalement désormais la métamorphose socioéconomique en cours. Au vu cependant des apports du progrès technologique récent, cette impasse crée aussi une occasion unique de remettre en question l’ordre économique en place, son modèle de croissance et son régime de propriété. Les impératifs incontournables de la vie en société et les inévitables contraintes environnementales militent également en faveur d’une telle remise en question. Le refus ou l’incapacité de saisir cette occasion consacreraient la voie qui mène à terme à une division de la société entre, d’une part, une minorité composée de richissimes spéculateurs, d’entrepreneurs et de professionnels, et d’autre part, une majorité réduite à l’oisiveté forcée et à une existence précaire.
Dans des sociétés qui évoluent vers le non-emploi plutôt que vers le plein emploi, la diminution du travail-emploi peut-être synonyme du meilleur comme du pire. Comme le fait remarquer Immanuel Wallerstein, «l’Histoire ne se range du côté de personne. Chacun de nous peut influer sur l’avenir, mais nous ne savons pas et nous ne pouvons savoir comment les autres agiront en vue de l’affecter aussi». Du point de vue de la défense des intérêts de la majorité, la question stratégique devient celle de savoir si l’automatisation et la robotisation peuvent effectivement contribuer à l’assise d’un mode de production qui disposerait des attributs nécessaires à l’émergence d’une société post-capitaliste. Faut-il ou non voir dans l’automatisation et la robotisation des moyens qui permettront une répartition différente des heures travaillées et une utilisation du temps plus en phase avec la participation sociale et l’épanouissement personnel des individus ? Autrement dit, pourront-elles véritablement servir à une remise en cause de la division sociale actuelle du travail et à une valorisation différente du temps consacré aux différentes formes d’activités, soit le travail productif, le travail reproductif et les activités personnelles ou de loisir ? Permettront-elles de nouvelles relations d’échange et une meilleure distribution sociale de la richesse ? Et dans cette optique, le premier pas ne devrait-il pas être celui d’une relance de la revendication d’une semaine de travail plus réduite ?

André Gorz précisait à propos de ces sujets, que l’essentiel du combat à entreprendre ne devrait pas porter sur la préservation de la stabilité du travail-emploi en soi, mais plutôt contre la tentative de perpétuation de l’idéologie qui glorifie le travail-emploi comme la source des droits, de l’identité et de l’épanouissement personnels. La réduction du temps de travail requis pour répondre aux besoins matériels se devait donc d’être considérée d’abord en fonction des possibilités nouvelles d’émancipation collective et personnelle qu’elle offrait. Différentes mesures, comme un revenu d’existence universel et des réseaux de coopératives communales d’autoproduction, pouvaient ouvrir la voie à une réappropriation du travail et à la construction d’un avenir libéré du moule d’une société fondée sur le travail-emploi et le salariat.

Gorz rappelait aussi que le travail-emploi, le travail marchandise, n’était pas une catégorie anthropologique, mais un concept inventé à la fin du XVIIIe siècle. La monopolisation graduelle des moyens de travail avait permis d’isoler le travail de la personne qui l’effectuait de ses intentions et plus fondamentalement, de ses besoins. Le travail s’est réduit ainsi à la quantité d’énergie fournie par un travailleur, une quantité mesurable et échangeable achetée par un patron qui en déterminait désormais autant la finalité que les modalités et le prix. Le travail venait d’être ramené au rang de marchandise et le travailleur dépossédé du produit de son travail, de son autonomie et de son emploi du temps, en échange d’un salaire. Et depuis, le travail s’est retrouvé associé avec emploi, tandis que des activités essentielles à la survie, à la reproduction sociale, au développement des individus et des communautés, et du même coup au fonctionnement de n’importe quel type d’économie depuis des temps immémoriaux, se retrouvèrent reléguées en dehors de la sphère économique et donc de toute évaluation en termes pécuniaires. Le savoir-faire prenait ainsi le dessus sur le savoir-être. Le travail-emploi s’imposait à la fois comme unique source de revenu pour vivre et de statut social ainsi que comme seule base possible de la société et de sa cohésion.

Aujourd’hui, malgré la rareté croissante de l’emploi, le discours dominant fait comme si cette rareté n’avait pas de causes systémiques. Il continue de marteler que sans emploi, on ne peut rien faire, que sans emploi, on ne peut pas vivre dans la dignité et que tout revenu accordé hors d’un emploi est une forme de charité. Tout est fait pour empêcher une sortie de la notion de travail-emploi et prévenir en conséquence la revalorisation du temps hors travail salarié et donc du travail au sens large. Assez paradoxalement, la lutte contre le chômage et la revendication du plein emploi concourent aussi à compliquer cette sortie, puisqu’elles ont comme effet de renforcer la place du travail-emploi dans la société. Tout tend ainsi à contrecarrer un changement radical des mentalités à l’égard du travail-emploi et du temps hors travail salarié.

En même temps, on assiste à la montée en puissance de l’aspiration à d’autres façons d’être et d’agir, en fait, à d’autres priorités que celles imposées par un emploi. Cette aspiration est en phase avec l’évolution et le changement des valeurs qui se caractérisent par la convergence entre la recherche de nouveaux équilibres (épanouissement personnel/épanouissement professionnel, qualité de vie/quantité de biens, etc.), l’apparition de nouvelles expressions d’engagements collectifs chez les jeunes (code source ouvert, économie sociale, partage, gratuité, etc.), et l’émergence d’une vision du monde plus consciente, plus écologique, et surtout plus soucieuse de la cohérence entre les valeurs et les comportements.

Cette aspiration ne date pas d’hier évidemment. Plus près de nous, on peut y voir l’origine des tentatives de présenter le travail-emploi comme n’étant plus ni la voie du salut comme à l’aube du capitalisme, ni celle des richesses comme au XXe siècle, mais comme une expérience, vectrice de l’affirmation et de la réalisation de soi. Les entreprises du secteur des nouvelles technologies, entre autres, privilégient fortement cette approche.

Le changement et l’évolution des valeurs, la raréfaction de l’emploi, l’importance prise par le chômage de longue durée, l’étendue et la persistance du phénomène du précariat, la libération de l’imagination et l’autonomie exigées par l’économie du savoir, la naissance et la multiplication d’initiatives économiques non capitalistes viables sont autant de facteurs qui peuvent contribuer à effacer les obstacles culturels qui rendent les gens «incapables d’imaginer qu’ils pourraient s’approprier le temps libéré du travail, les intermittences de plus en plus fréquentes et étendues de l’emploi pour déployer des auto-activités qui n’ont pas besoin du capital et qui ne le valorisent pas».
Ce verrou psychologique est cependant toujours là et le débat sur l’avenir du travail se cristallise plus que jamais sur la notion de revenu d’existence. L’idée puissante de mettre en place un revenu de base distribué également à tous pour assurer la survie de chacun n’est pourtant pas nouvelle, Thomas Paine en parlait déjà en 1797. Depuis lors, elle a fait l’objet de différentes interprétations marquées au coin des appartenances idéologiques de ceux qui l’ont prônée à un moment ou un autre. Plus récemment, certains ont pu y voir un pis-aller devant les dangers d’une stagnation qu’ils percevaient comme séculaire ou encore l’outil approprié pour pousser plus loin l’application de la formule du workfare. À l’inverse, d’autres n’ont voulu y voir qu’une panacée à la pauvreté ou une autre façon de s’assurer d’une véritable égalité des sexes, d’autres enfin, plus proches de la pensée de Gorz, se sont arrêtés surtout sur les possibilités qu’offrait cette notion de revenu d’existence de changer radicalement la société, notamment par la réappropriation du travail.

L’idée d’un revenu d’existence fait donc son chemin, entre autres, dans le contexte apparemment favorable créé par l’inscription du revenu de base garanti à l’ordre du jour politique de certains États européens. Beaucoup y voient l’occasion de franchir une étape décisive vers une société différente. Et pourtant l’instauration éventuelle d’un tel revenu est abordée par ces États dans l’esprit du laisser-faire économique dominant et sans véritable recherche parallèle d’une solution novatrice et durable à la question du travail et de son rôle dans la société et dans la vie des individus. La nécessité aussi d’apporter une réponse aux besoins sociaux criants non satisfaits ou imparfaitement satisfaits par le marché ne semble pas non plus faire partie de l’équation considérée. À en juger de la documentation disponible, l’ambition est plus de gérer une oisiveté forcée et de nourrir la demande que de bâtir une société sans chômage où la définition du travail serait élargie, comme le présupposait la notion de revenu d’existence débattue dans les années 1980.

Dans un autre ordre d’idées, rien n’assure que les États qui en envisagent l’implantation disposeront des moyens financiers nécessaires pour en faire un revenu d’existence suffisant, au sens où l’entendait par exemple Gorz, mais surtout au vu des politiques d’austérité et de la politique monétaire imposées par l’ordre économique en place. Cela pose immédiatement le problème de la crédibilité économique de ces projets de revenu de base garanti, tant dans leur phase d’implantation que par la suite, au fil des arbitrages budgétaires inévitables dans la situation économique actuelle et plus largement, compte tenu de la logique du capitalisme réellement existant.

Devenue enjeu politique, la définition du revenu d’existence se retrouve au cœur d’un jeu d’influences dans lequel les gagnants de la phase actuelle de l’évolution du système socioéconomique ne manqueront pas de s’engager. Le revenu de base garanti risque ainsi de se faire vider de toute portée transformationnelle restante et devenir banalement l’occasion d’une simple consolidation des minima sociaux déjà reconnus dans les pays de la Triade. Cela semble déjà être le cas dans la démarche finlandaise. Éviscéré de la sorte, le revenu de base garanti baliserait simplement la voie vers une forme moderne du servage, au lieu d’ouvrir la voie à un meilleur partage du volume croissant de richesses produites par un volume décroissant de capital et de travail. Une majorité de la population ainsi réduite à la précarité permanente serait encouragée à se résigner à sa condition, en échange d’un minimum vital défini arbitrairement par un processus politique sur lequel elle aura encore moins de prise. Le revenu de base garanti deviendrait ainsi une sorte de voie rapide vers un système social qui structurerait et perpétuerait la pauvreté et la marginalisation politique d’une proportion de plus en plus importante de la population, au fil de la destruction des emplois salariés. Cette population appauvrie et marginalisée survivrait ainsi à l’écart d’un monde nouveau créé par une économie qui fera de plus en plus «du niveau général des connaissances la force productive principale».

Il est difficile aussi de passer sous silence la rupture qu’un tel revenu entraînerait entre le travail et la protection sociale, dans une phase où le capitalisme redevient sauvage. Oui, cette articulation s’est considérablement affaiblie depuis la sortie de la civilisation du capitalisme industriel, mais l’enjeu primordial ici est plus celui de la répartition du travail-emploi que celui de la distribution d’un revenu d’existence. À condition bien entendu de considérer que l’objectif à poursuivre est bien celui de s’assurer que dans la période de transition vers une société post-capitaliste, le nouveau mode de production en émergence reposera sur un meilleur rapport de forces entre le Travail et le Capital et sur un meilleur équilibre entre le travail-emploi, les activités sociales et les activités personnelles.

Le fait est aussi que les êtres humains sont tout aussi sensibles à l’iniquité dans la répartition des revenus qu’à l’iniquité dans la répartition du travail. Les situations où certains sont contraints de travailler et d’autres non sont très mal acceptées socialement et ne sauraient constituer des solutions à long terme. La facilité avec laquelle les chômeurs ou les assistés sociaux peuvent être stigmatisés en dit long à ce sujet. Comme le souligne Seith Ackerman dans un article paru dans la revue Jacobin, «tant que la reproduction sociale nécessitera un travail aliéné, il y aura toujours cette demande sociale d’une responsabilité égale de tous de travailler, et un malaise de conscience à ce sujet parmi ceux qui pourraient travailler, mais qui pour une raison quelconque ne le font pas». Ce fait social impose un réexamen sérieux de la question de la répartition équitable du travail-emploi et des possibilités que cette répartition offre en matière de réduction et d’aménagement différent du temps de travail, et d’interpellation de la distribution actuelle, profondément inégalitaire, des fruits de la croissance économique.

La dissociation entre la croissance économique et la création d’emplois peut se gérer aussi bien par la diminution du nombre d’heures travaillées que par la diminution du nombre de travailleurs. Du point de vue social, la première solution est largement préférable à la seconde, car elle traite tous les travailleurs sur un pied d’égalité et assure au plus grand nombre les avantages d’un emploi. Une voie séduisante serait celle de relier la diminution du nombre d’heures travaillées aux gains de productivité, ce qui devrait également protéger le revenu par personne. Un tel choix n’entraînerait pas néanmoins de création d’emplois supplémentaires. Pour pouvoir les créer, il faut que la diminution de la durée du temps travaillé dépasse le seuil des compensations par des heures supplémentaires ou par de nouveaux gains de productivité. Autrement dit, il faut que cette réduction soit supérieure au progrès de la productivité du travail et à la capacité d’absorption de la main-d’œuvre par de nouvelles entreprises ou organisations. Il s’agit là d’un cadre très contraignant.
Plus précisément, un tel cadre ne pourra s’appliquer sans entraîner des répercussions sérieuses sur les niveaux de rémunération des travailleurs et les frais d’exploitation des entreprises. Dans la logique économique actuelle, la réalité brutale est que la réduction du temps de travail ne pourra pas s’effectuer sans une remise en cause de la rémunération. En outre, son adoption et sa mise en œuvre ne pourront se faire qu’au terme de démarches longues et complexes, tant au niveau des instances politiques qu’à celui des entreprises. Et enfin, demeure aussi l’écueil de l’interchangeabilité totale et parfaite des personnes au regard des exigences d’un emploi. Cette interchangeabilité est loin d’être assurée dans les conditions existantes. Dans un contexte mondial où le coût du travail menace son existence, une revendication de diminution du temps de travail qui gravitera exclusivement autour du principe d’enlever une partie du travail à ceux qui en auraient trop pour le redistribuer à ceux qui en sont privés n’aura pas grande chance d’aboutir, ni du point de vue de la mobilisation des travailleurs concernés, ni de celui de son inscription à l’ordre du jour politique.



Vers des réformes non réformistes




Des faits têtus demeurent. Le travail reste la clef de la production, et donc de l’activité économique, et la forme privilégiée de la répartition de la richesse produite. Sa validation sociale continue de passer par la collectivité et le marché. Le défi de taille dans la présente phase de l’évolution du système socioéconomique sera de réussir à donner plus de poids à la collectivité dans la validation sociale du travail. Cela faciliterait sa réappropriation, ne serait-ce qu’en sortant le secteur de l’économie sociale et solidaire (ou tiers secteur) de son rôle actuel d’amortisseur social, dans le cadre du désengagement de l’État, pour en faire pleinement le lieu de développement d’une nouvelle société dans laquelle l’économique sera encastré dans le social. Une telle démarche commandera toutefois d’inscrire dans une perspective plus large la réflexion sur la place du travail dans le changement de décor en cours. Partant du constat de l’impossibilité de reconduire les schémas antérieurs dans la lutte au chômage, cette réflexion devrait tenir compte de l’existence de besoins sociaux non satisfaits par le marché et des possibilités nouvelles de revoir les proportions de temps consacrées au travail emploi, aux activités sociales et aux activités personnelles. Elle devrait faire cas aussi des possibilités nouvelles de refonder la citoyenneté sur de nouvelles bases et de s’avancer ainsi sur la voie de la démocratie productive.

La traduction des conclusions d’une telle réflexion en projet politique d’abord, et en une stratégie de mise en œuvre de ce dernier par la suite, représentera un autre défi de taille. Il se posera d’ailleurs avec une acuité particulière dans le redéploiement et le développement de l’économie sociale et solidaire qui est un enjeu stratégique. Dans la phase actuelle de l’évolution du système socioéconomique, les monopoles et oligopoles dominent le marché et influencent fortement les politiques, les lois et les règlements. Les pouvoirs publics, qui ont la haute main sur les collectivités, sont profondément imprégnés par cette influence. Les monopoles et oligopoles des secteurs industriels, agricoles, commerciaux et de service, usent et abusent de leur pouvoir pour préserver leur rente de situation, en entravant l’émergence de toute initiative issue du milieu économique ou social qui pourrait y porter atteinte. Et ce comportement déteint sur les pouvoirs publics. Des contraintes réglementaires et des exigences de fonctionnement, compatibles seulement avec une production ou une organisation à grande échelle, étouffent la production de petite échelle, qu’elle soit à but lucratif ou non. Elles nuisent de la sorte à l’innovation économique, sociale et culturelle. Plus fondamentalement, ces contraintes et exigences de fonctionnement nuisent également à la préservation de la plupart des savoir-être et des savoir-faire qui sont les fruits de connaissances et de pratiques de très longue date, qui ont contribué à la survie et au progrès de l’humanité et sans lesquelles toute société éprouverait des difficultés à prospérer et s’épanouir. Tout un terrain de lutte politique se dessine ainsi, puisqu’il s’agira finalement de travailler à ramener l’économie dans le giron de la société.

 Pour revenir à ce besoin d’une perspective plus vaste, un exemple intéressant est fourni par une proposition avancée par Guy Aznar, un chercheur indépendant français, vers la fin des années 1980. Ce dernier avait lancé l’idée d’une société sans chômage où l’on pourrait vivre à trois temps, équilibrant production, activités sociales et temps individuel. Chacun y organiserait librement son projet de vie autour de trois pôles : le travail dans la sphère productive, l’activité dans la sphère sociale, l’activité ou la non-activité dans l’espace individuel. Une personne pourrait ainsi occuper un emploi dans le secteur productif (PME, grandes entreprises, etc.), mais en travaillant moins pour permettre au plus grand nombre possible d’avoir un emploi. Elle pourrait aussi consacrer un certain nombre d’heures dans la semaine à des activités sociales, par exemple dans un organisme à dimension communautaire. Et enfin, elle pourrait occuper son temps libre soit à des activités individuelles à but récréatif, et parfois même à but lucratif, soit plus prosaïquement à la détente et au repos. Aznar partait de la constatation que la proportion relative de ces trois temps pouvait être changée, par suite de la diminution marquée de l’emploi.

Le temps de travail productif serait partagé entre tous. Le temps social existerait déjà sous la forme de la vie associative actuelle, mais de nombreuses autres fonctions sociales resteraient évidemment à développer pour répondre, entre autres, aux besoins non satisfaits par le marché. Le temps libre relèverait des choix personnels de chacun et pourrait éventuellement servir à inventer un nouveau travail à côté du premier. L’essentiel dans ce mode d’organisation est que chacun puisse avoir accès à ces trois temps de vie.

À chaque temps correspondrait son revenu. Au temps de travail productif, un salaire lié au temps consacré aux tâches assignées ; au temps social, un deuxième chèque lié à la productivité de la société, à sa croissance économique, et dont ne pourraient bénéficier que les personnes qui auraient accepté de réduire leur temps de travail et jamais des personnes professionnellement inactives ou occupant un emploi à temps plein ; au temps libre, un revenu facultatif fruit d’une éventuelle autoproduction sous le signe de la valeur d’usage.

Dans le contexte spécifique de la France de la fin des années 1980, Guy Aznar retenait trois stratégies parallèles pour mettre en œuvre ce système : la réduction générale du temps de travail pour atteindre par palier la semaine de quatre jours ; la réduction individuelle choisie du temps de travail productif, en recourant à différentes dispositions existantes (préretraite, année sabbatique, temps partiel volontaire, etc.), la stratégie du temps choisi reposant sur le choix libre de périodes d’interruption en alternance avec des périodes de travail sur la durée de la vie active ; la création massive et volontariste d’un vaste secteur d’emplois sociaux, le secteur des activités d’utilité collective qui répondrait aux besoins collectifs non satisfaits ou aux besoins reliés au service de la personne.

Une des orientations de fond défendues par Guy Aznar était qu’il fallait cesser de considérer le salaire comme l’unique source de revenus et qu’en conséquence, une réorganisation des sources de revenus s’imposait. De là est venue la proposition d’un deuxième chèque pour lequel l’auteur avait d’ailleurs proposé trois modes de fonctionnement et de financement non exclusifs entre eux. L’objectif commun demeurait toutefois de favoriser la réduction du temps de travail productif, de faciliter l’exercice d’activités sociales et de permettre demain à l’homme de disposer plus librement des trois temps de la vie pour devenir véritablement le fils de ses œuvres.

Rappelons que cet exemple a été choisi pour illustrer l’importance d’aborder dans une optique d’ensemble le défi du travail pour tous plutôt que de se laisser piéger par des formules miracles ou des revendications à la pièce dictées par l’urgence d’agir. L’important aussi est de retenir l’approche suivie dans l’exemple. Elle peut se résumer dans la volonté de partir de la réalité, en ouvrant bien les yeux sur les transformations en cours, d’imaginer ensuite une société sans chômage et de revenir à la réalité en vue de déterminer les principaux éléments structurants d’une telle société dans le contexte existant. L’idée ne serait plus de lutter simplement contre le chômage, mais de commencer à construire peu à peu une société sans chômage, en avançant des revendications soigneusement orientées vers la mise en place de ces éléments structurants. Ces éléments devraient d’ailleurs pouvoir se traduire en autant d’objectifs intermédiaires dans le souci de rassembler graduellement toutes les forces possibles de changement, celles déjà bien ancrées dans leurs milieux respectifs et forgées dans la lutte contre les politiques néolibérales ainsi que celles encore potentielles susceptibles d’émerger de cet embryon de classe sociale possible qu’est le précariat.

L’incertitude grandissante autour du travail-emploi et l’insécurité stressante qui en découle pour une masse toujours croissante d’individus, désormais incapables de planifier leur vie et d’en tirer le sentiment d’un certain contrôle de leur destinée, constituent des facteurs qui devraient pouvoir jouer en faveur de l’enracinement dans la société de l’exigence d’une société sans chômage. Cette exigence ne pourra toutefois s’imposer dans l’ordre du jour politique sans un important mouvement de mobilisation, un mouvement suffisamment puissant pour ébranler l’intolérance absolue du système envers toute déviation de l’ordre néolibéral.


Alberto Rabilotta est un journaliste canadien indépendant, ancien correspondant au Canada des agences Prensa latina (PL) et Notimex (NTX).

Michel Agnaïeff est un ancien dirigeant syndical québécois et un ex-président de la Commission canadienne pour l’UNESCO.

Relu par nadine pour le Saker francophone





 


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