Traduction de Dominique Guillet.
La finalité de cet essai est de tenter
d'élucider l'un des aspects les plus troublants de l'expérience humaine:
le "karma", à savoir le concept de causes et d'effets dans le
comportement humain. Et comme si ce challenge n'était pas assez
complexe, je vais, de plus, interpréter certains passages de l'Apocryphe
de Jean, un texte présentant des informations relatives aux Archontes
qui sont uniques dans le corpus des écrits Gnostiques. Mon propos est de
montrer que les Gnostiques avaient développé une vision extrêmement
sophistiquée de l'auto-illusion humaine et plus particulièrement quant à
la sphère de la moralité et de la responsabilité.
Le terme Sanskrit "karma" signifie tout simplement l'action et, encore plus précisément, l'activation,
la manière dont une action en induit une autre, dans une réaction en
chaîne; chaque action, au sein de la chaîne, en active - en impulse - la
suivante. L'Hindouisme et le Bouddhisme font référence à la "loi du
karma" comme s'il s'agissait d'une formulation inéluctable qui soit
imposée, de quelque façon, par une autorité cosmique ou qui, peut-être,
soit la résultante d'un circuit fermé d'échanges d'énergie dans
l'univers. Selon la définition habituelle qui en est donnée, la loi du
karma garantit que toute action va éventuellement rejaillir sur son
auteur en équivalence. Le bien va attirer le bien et le mal va attirer
le mal. Cette loi est à l'oeuvre dans tous les événements du cours de la
vie, telle une chape de plomb de déterminisme, et son emprise s'étend
bien au-delà du seuil de la mort. Les situations de souffrance ou de
plaisir, en cette vie, résultent d'actions réalisées lors d'une vie
antérieure.
La karma est parfois appelé
"la loi morale de causes et d'effets". Elle est supposée encourager les
actions bonnes, et empreintes d'amour, et de décourager les actions
mauvaises, destructives ou nuisibles. Selon la formulation Chrétienne:
"tu récolteras ce que tu as semé".
Sans rétributions
La fonction compensatrice du karma est
parfois appelée "rétribution karmique", c'est à dire un paiement en
retour. Toute personne faisant le mal à autrui va le payer, à savoir
qu'elle souffrira d'une action similaire à son encontre, etc. Dans
l'Hindouisme et le Bouddhisme, les enseignements relatifs au karma sont
indissociables de la notion de réincarnation. Pourquoi en est-il ainsi?
Il est considéré, communément, que le karma doive s'appliquer au fil du
temps, englobant de nombreuses vies, parce qu'il constitue un principe
universel. C'est assurément un concept élevé de moralité. Il implique
que toute action réalisée par un individu, de son vivant, générera des
répercussions et des ramifications, au-delà de la mort, qui rebondiront,
éventuellement, sur cet individu lors d'une incarnation subséquente, en
bien ou en mal. Il existe, ainsi, dans la doctrine du karma, un
principe de précaution sur le long terme.
La Roue de la Vie Tibétaine illustrant la ronde karmique des trois poisons, des six royaumes et des douze liens (nidanas) dans la chaine de la réincarnation. C'est peut-être un instrument d'enseignement psychologique profond mais représente-t-elle vraiment les lois opérant dans la moralité humaine, des lois équivalentes aux lois de la Nature? En d'autres mots, ce schéma constitue-t-il une carte vérifiable de réactions en chaîne qui se manifestent mécaniquement dans le comportement humain ou est-ce juste un outil, un modèle utile de lecture du comportement? Représente-t-elle la manière dont le comportement fonctionne réellement ou ne présente-t-elle simplement qu'un schéma d'interpréation du comportement |
Il est indéniable, dans les
affaires humaines, que des individus fréquemment fassent le mal sans
avoir à en souffrir en retour et que de bonnes actions ne soient pas
suivies de compensations; ou, comme un cynique l'exprimait, "il n'est
pas de bonne action qui reste impunie". Des personnes bonnes souffrent
d'atrocités commises à leur encontre. De méchantes personnes commettant
des meurtres s'en sortent sans conséquences. La tromperie est
omniprésente et le plus souvent non dénoncée. Et, lorsqu'elle est
dénoncée, elle reste impunie. Les perpétrateurs n'ont presque jamais à
rendre des comptes. Il n'existe que peu de justice dans la réalité
humaine. C'est un fait de vie incontournable et brutal que seul un acte
conscient de déni peut ignorer.
A l'aune du réel pur et dur,
le concept de compensation karmique ne s'avère être, en toute évidence,
qu'une profonde ineptie. Occasionnellement, certaines personnes payent
leurs dettes, bien sûr. Et lorsqu'il en est ainsi, on ne peut qu'en
ressentir une sincère satisfaction. Une grande partie des productions
d'Hollywood fondent leur succès sur cette attente. Mais, généralement
parlant, ce n'est certainement pas le cas et ce n'est pas une réalité
sur laquelle on puisse compter. Des actes horribles sont commis sans que
les perpétrateurs soient connus ou rendus responsables. Ceux qui sont
reconnus coupables d'actes haineux échappent bien souvent à la prison.
Et ils se targuent de leur impunité. Il est difficile d'accepter cette
situation mais, nonobstant, les preuves parlent d'elles-mêmes dans le
tissu social, dans la politique, dans les affaires familiales et
relationnelles. Ceux qui commettent de mauvaises actions ne souffrent
que rarement des conséquences en retour à part dans des situations
spécifiques de guerres de gangs ou de rixes mafieuses. Cependant, dans
de tels cas, il est superflu de présupposer qu'une vaste loi
impersonnelle de karma soit à l'oeuvre. Des individus se vengent ou
commettent des violences en réciprocité. Il n'est, alors, nul besoin
d'en appeler à une loi cosmique.
D'où le recours à la
réincarnation: si je ne peux pas vous démontrer que l'action néfaste
d'une personne est compensée par une action néfaste équivalente à
l'encontre de cette même personne, parce qu'il n'en existe pas de
preuves dans le cours des affaires humaines, je vais alors, de suite, me
tourner vers un scénario de vies successives. Telle personne ne subit
aucun châtiment dans cette vie présente mais ne nous inquiétons pas,
cela viendra plus tard, pour sûr. C'est ainsi que la réincarnation, qui
ne peut pas être prouvée, est appelée à la rescousse afin de rafistoler
une hypothèse qui est carrément invalidée par les faits de la vie
réelle. C'est un exemple de ce que les existentialistes qualifient de "mauvaise foi"
(en français, dans le texte), à savoir de croire, ou de prétendre
croire, quelque chose que l'on sait pertinemment être non véridique, et
ce pour des motivations autres, pour une consolation et un sentiment de
justice, ou simplement en raison de la pure incapacité d'accepter la
vérité brutale.
Le Christianisme et l'Islam
sont des religions dont les adhérents, généralement, ne prennent pas en
compte, ou n'acceptent pas, la réincarnation. Cependant, la notion de
rétribution karmique est intrinsèque à ces systèmes de croyance. S'il
n'existe pas de processus de réincarnation pour garantir la rétribution,
qu'à cela ne tienne, il n'est que de s'en remettre au Créateur. Ainsi,
cela explique la croyance en la rétribution divine qui imprègne si
profondément ces systèmes de foi. Dieu va punir ceux qui font le mal et
va récompenser les comportements vertueux des fidèles qui sont enclins à
se laisser abuser et piétiner. Le jugement divin prévaudra sur chaque
individu et même sur le drame de l'histoire. Les Chrétiens, tout comme
les Musulmans, s'accrochent farouchement à cette conviction.
Imaginons ce que serait la
vie sans la garantie de la rétribution: être le témoin de tout ce qui se
passe dans le monde, le spectateur incessant de l'injustice, et
abandonner totalement le confort de la rétribution. Les fidèles ne
peuvent envisager l'option de vivre sans la rétribution. C'est, pour
eux, une perspective absolument effrayante. Une perspective intolérable à
l'extrême. Une perspective qui désintègre le mental et qui angoisse le
coeur. Et, qui plus est, une perspective qui ouvre la porte au chaos
moral. Car, après tout, s'il n'existe aucune rétribution, aucun
châtiment et aucun système de récompense influant sur le comportement
humain, alors tout un chacun est libre de faire ce qu'il veut sans se
préoccuper des conséquences qu'il pourrait encourir. Tant qu'il n'existe
pas de conséquences indésirables, chacun peut faire ce que bon lui
semble, agissant soit pour faire du bien à autrui, soit pour lui nuire,
au choix, libre de toute contingence de réciprocité, dans un cas comme
dans l'autre.
Cela vaut la peine de souligner que les bonnes actions, réalisées avec compassion, bienveillance et sans finalité d'auto-gratification, juste parce que cela fait du bien et parce que les conséquences pour autrui sont heureuses et productives, ne requièrent pas de réciprocité. Ainsi que Walter Kaufmann l'observa dans sa critique de la moralité "de prudence" de la foi Judéo-Chrétienne, un acte authentiquement moral est réalisé sans se préoccuper de la manière dont cela va profiter à celui ou à celle qui le réalise - à savoir la récompense de la faveur de Dieu ou de la vie éternelle après la mort. Au contraire, les actes maléfiques et trompeurs sont toujours réalisés dans la perspective de résultats pour celui ou celle qui les réalise. Je reviendrai sur ce point à la fin de cet essai. |
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