dimanche 9 décembre 2018

Déconnexion / Reconnexion


Aujourd’hui, comme jamais auparavant, nous passons plus de temps devant un écran que devant un paysage et plus de temps le cerveau sous l’étau de nos écouteurs qu’à l’écoute de nos propres pensées. Le téléviseur au plasma grand format nous cache désormais la fenêtre donnant sur la rivière, la tablette tactile a remplacé notre bibliothèque autrefois remplie de livres et le téléphone intelligent (sic) nous indique à tout moment l’activité d’un « ami » ou la dernière « actualité ». Et ce serait là oublier la réalité augmentée, la réalité virtuelle et les montres intelligentes (sic) qui comptent nos pas, surveillent notre rythme cardiaque, nous indiquent combien d’heures de sommeil profond nous avons eues et surtout, très important, nous avertissent que notre téléphone reçoit actuellement un appel. Désormais, nous posons nos questions à Siri, Cortana, Alexa ou Google plutôt que d’ouvrir un dictionnaire, une encyclopédie ou même simplement regarder dehors le temps qu’il fait. Même nos déplacements ne se font plus sans la douce voix du GPS dans la voiture. Et café à la main, notre rituel du matin se résume à regarder le fil de nos réseaux sociaux favoris tout en répondant à nos textos et courriels.

Aujourd’hui, être connecté va de soi, c’est un mode de vie, une normalité, voire une nécessité. La toute dernière génération est littéralement née avec une tablette dans une main et un portable dans l’autre tandis que la génération précédente peine à se souvenir du moment où ces technologies n’existaient pas alors qu’elle zieute son fil « d’actualités » et texte pendant les réunions de famille.
L’omniprésence de notre téléphone « intelligent », la radio et la télévision dans les lieux publics, le rituel film présenté durant un vol d’avion… partout un écran, partout du son. Comme si réfléchir, dialoguer avec son voisin de siège ou demeurer en silence étaient des tares à éviter à tout prix.
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Déconnexion
Sur la quatrième de couverture de son livre Camarade, ferme ton poste, Bernard Émond écrit :
Le monde[1], mesdames et messieurs, a besoin de lecteurs, des gens qui ferment leur télé, leur radio, leur tablette, leur lecteur MP3, leur téléphone, leur montre intelligente (eh oui…), des gens qui décident courageusement de s’extraire de la cacophonie du monde contemporain, d’affronter la solitude et de s’astreindre à la réflexion en ouvrant un livre.
« Cacophonie du monde contemporain » à n’en pas douter. Les médias, tous types confondus, retransmettent inlassablement les tambours de guerre qui battent à tout rompre (« terrorisme » oblige) et nous noient sous un déluge de scandales et de « révélations » à la façon des téléromans modernes invitant insidieusement les spectateurs que nous sommes à revenir, « même heure, même poste », afin d’en connaître davantage. La politique, la géopolitique et les événements internationaux sont traités plutôt comme des téléréalités que comme des informations pertinentes, faisant appel à nos sentiments bien plus qu’à notre intellect. Sensationnalisme et trépidations remplacent analyses de fond et réflexions. À ce sujet, Bernard Émond écrit : « La machine médiatique nous fait actuellement défaut en nous retirant tout espace pour la pensée »[2]. De leur côté, les réseaux sociaux s’arrachent les abonnés et les « j’aime » en usant judicieusement de captologie afin de nous garder rivés à nos écrans et influencer nos comportements et croyances. Le Laboratoire de technologie persuasive de Stanford est on ne peut plus clair à ce sujet : « Notre laboratoire donne un aperçu de la façon dont les produits informatiques – des sites Web aux logiciels de téléphonie mobile – peuvent être conçus pour changer ce que les gens croient et ce qu’ils font ». Et bien entendu, nous croyons tous échapper à ces pratiques. Pourtant, elles fonctionnent à merveille.
Donc, dans cette assourdissante modernité, « affronter la solitude et s’astreindre à la réflexion » semble bien utopique. C’est pourtant, à mon sens, un impératif de notre époque où la surabondance de stimuli menace gravement notre habileté à établir un dialogue intérieur et notre propension à réfléchir par nous-même. Même la cohésion sociale en est affectée car l’époque des jeux de société en famille après le repas du soir est révolue pour les occidentaux modernes : c’est chacun devant son propre écran qu’on « relaxe » et se divertit coupés ainsi des liens humains. Ajoutons aussi à cela le travail qui s’invite désormais dans notre vie quotidienne les soirs, les week-ends et même durant nos vacances car nous sommes trop aisément joignables, ce qui finit souvent par éroder nos relations interpersonnelles.
Bref, ces constants dérangements et ce trop-plein d’informations et de divertissements engendrent une paresse/fatigue intellectuelle ayant pour conséquence la création d’une dynamique où l’instantanéité et la quantité d’informations priment sur la qualité, et ce, au point où la majorité des gens ne lisent désormais que les titres des actualités avant de les relayer. Et pour les plus aventureux, beaucoup de sites offrent désormais un compteur en marge permettant de savoir combien de minutes il nous reste avant d’avoir terminé de lire un article. C’est dire à quel point notre habileté à nous concentrer semble s’être atrophiée.
Un article de Québec Science débute ainsi :
Un usage intensif des technologies numériques nuit à la mémoire et à notre faculté de concentration. Il rend notre vie intellectuelle plus superficielle.
Et bien que l’on puisse être tenté de se soustraire à la statistique en ne croyant pas en faire personnellement un usage intensif, il m’est avis que la norme, c’est-à-dire une utilisation quotidienne, et ce, plusieurs heures pas jour, doit être considérée comme « intensive ».
Dans le même article, Nicholas Carr, journaliste et essayiste, s’exprime de la façon suivante :
Le Net, qui nous donne bien plus de distractions que nos ancêtres n’en ont jamais eues, drogue notre cerveau, nous abrutit et décourage la réflexion en nous rendant rétifs à tout effort intellectuel.
Si ce bref mais lourd constat n’est pas un incitatif suffisant pour considérer une déconnexion, peut-être devrions-nous aussi prendre conscience de la nocivité des récentes technologies. En effet, la dépendance (nommée nomophobie ou mobidépendance) que créent le téléphone portable, les tablettes et les ordinateurs est source d’autant de troubles psychologiques (pertes de mémoire, difficulté de concentration, phobie sociale, stress, désorganisation cognitive, dépression, etc.) que de problèmes physiques (lombalgies, tendinites, maux de tête, acouphènes, fatigue oculaire, etc.). De nombreuses études vont même jusqu’à pointer du doigt ces technologies en les accusant de causer divers cancers (dus aux ondes nocives) et même à l’apparition précoce de la maladie d’Alzheimer. Ce n’est pas peu dire et c’est là un très vaste sujet qui dépasse largement la portée de cet article (le lecteur intéressé pourra consulter les « liens d’intérêts » en annexe), mais qui nous donne un incitatif supplémentaire afin de remettre en question nos habitudes numériques.
NOTE : À l’heure où j’écrivais ce texte, la revue L’Actualité publiait un article intitulé Il est temps de décrocher! (ayant pour sous-titre Comment vaincre la dépendance à son téléphone) dans lequel on nous livre un mode d’emploi pour la détox (issu du livre de Catherine Price Lâche ton téléphone!). Ce « mode d’emploi » inclut notamment l’installation d’une application comme Moment ou OffTime, le fait de faire le ménage de notre écran d’accueil et d’organiser nos applications dans des dossiers, l’installation de l’application Space, la désactivation des notifications et l’utilisation de diverses fonctions offertes par les fabricants… Bref, à peu près tout sauf une réelle détox! Vaincre notre dépendance numérique en utilisant l’objet même de notre dépendance pour ce faire? C’est dire à quel point nous considérons, d’une façon généralisée, qu’une réelle déconnexion semble inconcevable. Matière à réflexion!
Certes, cela fait déjà plusieurs décennies que la radio fait office de bande sonore au film de nos tâches quotidiennes et que nous mangeons en compagnie de la télévision. La multiplication des sources d’informations et de divertissements ne date pas d’hier et nos technologies modernes ne sont que l’évolution logique de l’essor des télécommunications. Les problématiques actuelles ont commencé à réellement voir le jour avec l’avènement de la câblodiffusion, une soudaine surabondance dans le choix des canaux et la naissance de l’industrie du jeux vidéo.
D’ailleurs, dès les années 80, plusieurs psychologues, sociologues et enseignants tiraient la sonnette d’alarme sur les effets néfastes de la télévision, de l’industrie cinématographique et des jeux vidéo, et ce, tant au niveau individuel que sociétal. Il n’est donc pas surprenant de constater la gamme sans cesse grandissante des pathologies associées à l’utilisation des technologies modernes.
Peut-être serait-il temps de réfléchir sérieusement à nos dépendances technologiques et à leurs impacts dans nos vies. Pour reprendre la célèbre citation de Patrick Le Lay (PDG de TF1 en 2004) « Ce que nous vendons [aux commanditaires], c’est du temps de cerveau humain disponible », demandons-nous combien de « temps de cerveau disponible » il nous reste au quotidien. Ne serait-il pas plus sage de le conserver pour nous plutôt que de le donner?
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Reconnexion
Par « reconnexion », il ne s’agit pas ici de se reconnecter spirituellement à la Source Divine, à notre Moi Supérieur ou à tout autre truc nouvel âgeux, mais bien simplement, de façon très terre-à-terre, à notre propre présence, à nos propres pensées, nos ressentis corporels et à nos sentiments : à notre vie. Certes, notre quotidien peut sembler bien insipide comparée aux films d’action d’Hollywood, aux parcours intéressants des gens célèbres ou encore aux téléréalités politiques pleines de rebondissements inattendus. Nous avons pourtant tous une vie personnelle riche en potentiel d’expériences et elle devrait nous être bien plus chère que celles des autres (par procuration numérique, de surcroît).
Les moments pour se reposer les neurones, apprécier le silence, être seul avec nous-même, en contact avec notre environnement, à paisiblement contempler notre vie (voire plus largement la vie), s’évanouissent rapidement car une distraction n’attend pas l’autre et les pastilles de notifications s’empilent sur nos applications favorites. Pourtant, l’essentiel n’est pas numérique.
Il en va de mon avis bien personnel que c’est à la douce brise du vent et aux chants des oiseaux, pieds nus sur la pelouse, que l’esprit s’apaise et se recentre et que le corps reprend une position et un rythme plus naturels. D’ailleurs, on se retrouve rapidement étendu sur le dos à regarder les nuages ou les étoiles et à laisser aller notre imagination. On se surprend à répondre aux oiseaux imitant piètrement leur chant, à parler aux écureuils et à vouloir se lier d’amitié avec un chat errant. Et bien qu’il y ait des façons de se libérer l’esprit autres que par le contact avec la nature, si je privilégie cette approche, c’est qu’à mon sens notre biologie y répond tout naturellement puisqu’elle est en issue. Après tout, la nature est plus que notre réelle « demeure », nous en faisons partie intégrante. Milieu rural ou urbain, la nature est partout. Une chaude et douce pluie d’été ou un violent orage avec la beauté de sa foudre, ce n’est qu’en laissant tomber le parapluie et en osant s’imprégner de la météo que nous reconnectons notre corps et notre esprit à leur environnement naturel. Marche en forêt ou dans un parc en ville, l’important est de laisser notre chaîne/collier/boulet numérique à la maison et d’oser se déconnecter de ses incessantes distractions – et si, comme beaucoup, vous craignez de vous blesser dans les bois et d’en mourir parce que vous n’avez pas votre portable pour appeler du secours, au moins éteignez-le pour la marche et ne le rallumez qu’en cas d’urgence.
Ouvrir un livre ou prendre papier et crayon pour écrire plutôt que la tablette tactile s’avère de loin plus créatif et plus enrichissant comme expérience. Nous regardons, habituellement de loin, les enfants dessiner et colorier alors que nous devrions ne pas répondre aux blips et bloups de nos appareils et nous laisser aller à cette activité avec eux. Exercice déconcertant, certes, mais combien relaxant et amusant. Les exemples de la sorte abondent et ce ne sont pas les occasions de déconnexion/reconnexion qui manquent.
Par contre, il est légitime de nous demander ce que peut bien vouloir dire « se reconnecter à notre propre présence » lorsque nous baignons dans notre éparpillement numérique sans même nous en rendre compte. Et c’est justement parce que nous ne nous en apercevons pas qu’il nous est impossible d’être conscients de notre propre présence. La première étape consistera donc à nous avouer, en toute honnêteté, l’ampleur de notre dépendance. Ensuite, nous ne comprendrons réellement ce que tout cela veut dire que lorsque nous oserons l’expérience un pas à la fois, c’est-à-dire lorsque nous délaisserons progressivement nos habitudes actuelles pour aller vers autre chose. Comme le disait Vernon Howard : « Pour aller sur la lune, nous devons d’abord quitter la terre ». Et comme il est plus facile d’apprendre que de désapprendre, l’idée ici n’est pas de chercher à désapprendre notre dépendance numérique, mais bien à apprendre « autre chose » en faisant autre chose.
Par expérience personnelle, délaisser mon travail sur État du Monde, État d’Être m’est salvateur. Vider complètement mon compte Facebook, en supprimer les « amis » inconnus et ne plus l’ouvrir font un grand bien. Oser ne pas avoir de téléphone intelligent, pas de WiFi dans la maison et pas de son sur l’ordinateur allumé sur le bureau permet de m’affranchir de distractions et ainsi de me libérer l’esprit, de penser à « d’autres choses » et de faire ces « autres choses ».
Souper avec des amis, discuter et échanger jusqu’aux petites heures du matin. Dessiner avec un enfant, parler aux écureuils, vivre un orage à bras ouverts. Chatouiller un instrument de musique sans pourtant savoir en jouer. Faire du sport. Réaliser une petite expérience scientifique. Ouvrir un livre et lire en silence. Écouter une symphonie les yeux fermés…
Il nous faut quitter l’ancien avant de pouvoir « renouer avec la nouveauté ».
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La part des choses
Certes, les technologies modernes sont intrusives, accaparantes, addictives, nocives, mais nous ne devons pas pour autant en nier toute valeur. Tout est dans l’utilisation que nous en faisons. Bien que j’écrive ce texte avec papier et crayon sur une chaise longue, dehors, n’ayant pour toute distraction qu’insectes curieux et chants d’oiseaux, je devrai le retaper à l’ordinateur, le passer au correcteur, l’ajouter à ce site, le partager sur les réseaux sociaux et transmettre mon infolettre aux abonnés. Il en va de même pour ma recherche sur les nombres premiers où l’informatique est un outil d’une puissance inégalée sans laquelle je ne pourrais écrire ma poésie de codes. Toute recherche scientifique bénéficie des technologies modernes, les applications médicales en bénéficient et l’imprimerie, laissant place à la mise en page et l’impression numérique, en bénéficie aussi. Effectuer des transactions bancaires, faire un achat en ligne et consulter une carte routière, tout cela est très utile. L’Internet est une source d’informations qui n’a pas d’égal et ô combien il est aisé de nos jours d’y puiser un savoir (même un savoir-faire) qui autrefois aurait demandé un temps fou pour y arriver. En réalité, nous ne faisons fausse route que lorsque nous laissons le divertissement et les distractions prendre toute la place.
Et c’est malheureusement cette fâcheuse tendance qu’ont nos technologies actuelles. Au début, il y avait des consoles de jeux pour le divertissement et des ordinateurs pour les travaux scientifiques, académiques et bureautiques. Mais de nos jours tout est bâti en fonction de l’expérience multimédia que nous en tirerons : meilleur processeur graphique, meilleure carte de son, etc. Tout ceci au détriment d’une puissance « de travail ». Par exemple, nous pouvons regarder une vidéo HD 4K en son « surround » ou jouer à un jeu 3D aux graphiques à couper le souffle sans que notre appareil ne sourcille, mais tenter d’ouvrir un document Word de 1000 pages s’avère d’une lenteur et d’une lourdeur incompatible avec la supposée puissance que nous tenons entre nos mains.
Bref, un outil ne demeure qu’un outil et n’a que potentiel : nous pouvons donc l’utiliser pour créer, nous informer, nous divertir, nous laisser distraire par ses notifications, etc. Ces choix nous appartiennent entièrement.
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Alors?
Quand les technologies actuelles commencent à penser pour nous en nous suggérant vidéos, musique et biens de consommation en fonction de notre historique d’intérêts, nous encapsulant ainsi insidieusement en limitant notre découverte de nouveautés… Lorsque nos appareils captent sans cesse notre attention en empilant notifications par-dessus notifications et en utilisant des techniques fourbes afin de nous y rendre accros… Quand nos appareils traquent tout ce que nous y faisons en stockant nos données personnelles (ce que nous tapons, ce que nous disons, l’historique de nos appels, notre position géographique, nos données biométriques, etc.) dans d’immenses centres de recueil de données… Et quand, au final, nous prenons conscience de la nocivité (physique et psychologique) de ces technologies eu égard à une utilisation quotidienne…
Redéfinir les termes de notre relation avec ces technologies devient, à mon sens, un impératif.
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– Webmestre Zone-7

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