mardi 14 avril 2020

Des diètes et des hommes

 

 

De tout temps, en toute culture, l’homme a jeûné, conscient que ces moments d’ascèse l’ouvraient à une autre forme de nourriture, plus subtile et spirituelle.

Le 23 avril 2020, tous les musulmans pratiquants du monde entreront dans un mois de jeûne. En France, ils seront quatre à cinq millions à s’abstenir de boire, de manger, de fumer et d’avoir des relations sexuelles, des lueurs de l’aube au coucher du soleil. « Le ramadan correspond à une période de rupture, de dépouillement et de partage », explique Tareq Oubrou, recteur de la mosquée de Bordeaux. Un temps spirituel inscrit dans les lois cosmiques – puisqu’il correspond au neuvième mois lunaire ; « un moment d’entrée en équilibre écologique avec le monde », un exercice de soumission qui, « comme tout rite, est une résistance à l’oubli de Dieu », poursuit l’imam. « Nous avons tendance à considérer que la liberté, c’est de satisfaire nos pulsions, ajoute-t-il. Mais il y a une forme de libération dans le fait de leur dire non. Il ne s’agit pas de mortifier le corps : l’objectif du jeûne n’est pas la souffrance ni l’affaiblissement, mais au contraire la transcendance. Faire triompher l’esprit sur les pulsions physiques. »




Une nouvelle énergie


Jeûne qui rajeunit, jeûne qui redonne de l’énergie, jeûne pour garder la ligne, terrasser le stress ou retrouver la santé... Les vertus d’une nourriture momentanément limitée à 250 calories par jour font la une des magazines. En 2016, le Dr Françoise Wilhelmi de Toledo a mené une étude, qui a démontré les bénéfices de l’autolyse et de l’autorestauration du corps induites par le jeûne : mobilisation de l’énergie stockée dans les tissus adipeux, drainage et élimination des substances en excès, recyclage des protéines, amélioration de la santé cardiovasculaire, normalisation de la tension artérielle, des taux de sucre, d’insuline et de lipides… Sur le plan psychique, le Dr Wilhelmi de Toledo a constaté une vitalité accrue, une prise de recul par rapport aux problèmes et une diminution du stress. « Mark Mattson, un spécialiste en neurosciences qui a étudié le vieillissement du cerveau, considère le jeûne comme une arme pour prévenir la maladie d’Alzheimer, la démence et la perte de mémoire. Au même titre que le sport, il induit la production de BDNF, des protéines qui augmentent le nombre de mitochondries génératrices d’énergie dans les cellules nerveuses, produisent de nouveaux neurones dans l’hippocampe, et participent à l’amélioration de l’humeur. » Le jeûne renforce en outre la sérotonine, ou « hormone du bonheur ».

Autres avantages : l’énergie normalement mobilisée par la digestion est disponible pour autre chose. Les organes digestifs sont au repos, les bactéries pathologiques ne sont plus alimentées, la flore intestinale se normalise. « Ce “deuxième cerveau” qu’est le milieu intestinal envoie alors des informations rassurantes au système nerveux central, précise le médecin. D’où une sensation d’apaisement et une propension accrue à porter un regard positif sur la vie. »


Cap sur l’intériorité


Si l’Occident redécouvre le jeûne via ses bienfaits diététiques ou thérapeutiques, il est avant tout, dans l’histoire de l’humanité, un socle de la vie spirituelle.
Moïse, Jésus, Mahomet : tous trois ont jeûné dans le désert.
Partout, de tout temps, les hommes se sont privés de nourriture. Les Mésopotamiens comme les Grecs pratiquaient des restrictions alimentaires pour se purifier sur le plan physique et mental, se préparer à certains rituels ou se rapprocher des dieux. Le peuple juif a toujours jeûné, et continue de le faire, à l’occasion, notamment du yom kippour. Les chrétiens leur ont emboîté le pas, par le carême. Puis les musulmans, avec le ramadan. « On retrouve aussi des pratiques de jeûne ou d’ascèse alimentaire très strictes en Orient », note Jean-Claude Noyé, auteur du Grand livre du jeûne. Non pour des motifs de santé, « mais pour s’intérioriser, prier ou méditer plus facilement, et atteindre éventuellement des états de conscience supérieure », tels que décrits par les mystiques soufis, kabbalistes ou chrétiens. Moïse, Jésus, Mahomet : tous trois ont jeûné dans le désert. « Selon le Dr Otto Buchinger – pionnier du jeûne thérapeutique –, pendant le jeûne, le corps va bien ; c’est l’âme qui a faim, indique Jean-Claude Noyé. Il a compris que le jeûne permettait une dématérialisation propice à ressentir le besoin d’une expérience intérieure. » Une fois passées les difficultés des deux ou trois premiers jours, quand le corps se met à se nourrir lui-même sans chercher d’apport extérieur, on découvre que l’on n’a pas faim. En naît un sentiment de liberté intérieure : nous ne sommes pas dépendants de la nourriture ! « Il n’est pas rare que des personnes qui avaient des difficultés au début terminent le jeûne en disant : “J’aurais bien continué, je me sens si bien !” », témoigne Jean-Claude Noyé. À condition d’avoir posé, au départ, la bonne intention.

« Remettre son jeûne à Dieu ou à une force spirituelle est important, estime-t-il. C’est autre chose que de jeûner uniquement pour des raisons diététiques, même si je n’oppose pas les deux : parfois, en cours de jeûne, les gens sont rattrapés par l’expérience spirituelle. Jeûner creuse forcément quelque chose en soi. » Surtout si l’on en profite pour ralentir le rythme et substituer aux nourritures matérielles des nourritures « plus spirituelles », telles que prier, méditer, se promener en forêt, écouter de la musique, lire de la poésie ou des textes sacrés… « Tout ce qui aide à prendre du recul et à faire silence. »

Austérités chamaniques
Pas de gras, pas de piment, pas de sel, pas de sucre, pas de viande, et surtout pas de porc – un interdit commun avec le judaïsme et l’islam. Tels sont les principaux interdits alimentaires d’une diète chamanique. « Les chamanes ne mangent pas de porc, et recommandent à ceux qui entreprennent un travail avec eux de s’en abstenir », confirme Myriam Beaugendre. Est-ce pour des raisons d’hygiène, « parce que le porc mange tous les restes », ou parce que son patrimoine génétique est proche de celui de l’homme ? Le sel, lui, « crée une enveloppe énergétique autour du corps, une fermeture entre nous et l’extérieur ». Quand on arrête d’en consommer, les pores se dilatent. « Pendant la diète, on ouvre, on ouvre… » Puis on la clôt en reprenant du sel. « Cela permet de retrouver une enveloppe pour retourner dans le monde. Sans protection, ce serait trop violent. » Garder un régime particulier dans les semaines qui suivent permet de maintenir le lien avec l’expérience vécue et d’en pérenniser les effets.


Une sensibilité accrue


Dans les traditions spirituelles, le jeûne s’accompagne généralement d’une ascèse plus complète, incluant l’abstinence sexuelle, la diminution du sommeil, un retrait du monde et une rétention de la parole.
Progressivement, jeûner renforce le sentiment qu’il existe une unité fondamentale entre les êtres.
« C’est dans cette addition de refus volontaires, dans l’interconnexion de ces “non” assumés que l’homme spirituel, paradoxalement, trouve une plus grande liberté, une plus grande joie intérieure », postule Jean-Claude Noyé. Dans les cultures chamaniques, c’est aussi un moyen de se rendre plus perméable au vivant et à ses intelligences subtiles. Pour une quête de vision, il sera demandé de s’isoler plusieurs jours dans la nature en se privant de sommeil et de nourriture. En Amazonie, les diètes – c’est-à-dire la prise quotidienne d’une plante pour en recevoir des enseignements et se soigner – s’accompagnent toujours de restrictions alimentaires, avant, pendant et après. « Dans la prédiète, on commence à enlever certains aliments, dans l’objectif de nettoyer son corps des excès et le rendre plus sensible. Le fait de commencer à changer notre alimentation nous met aussi psychiquement dans l’intention de ce travail », expose la psychologue clinicienne et psychothérapeute Myriam Beaugendre, qui a créé un centre de soin en Amazonie.

Plus globalement, une diète, par les privations qu’elle impose, nous coupe de nos plaisirs habituels – la nourriture, les interactions sociales, la sexualité –, pour créer une disponibilité. « Nous sommes construits sur l’habitude que le plaisir réside dans ces trois polarités, constate Myriam Beaugendre. Manger prend beaucoup de place dans nos vies occidentales. Nous avons cet art, ce raffinement. Nous pouvons varier les goûts quotidiennement. Nous couper de ce plaisir, ne manger “que pour manger”, va tourner notre attention vers autre chose. » Au fil de la diète ou du jeûne, la sensibilité s’accroît, créant parfois d’abord une vulnérabilité, puis une force intérieure. Tout à coup, on se rend compte que l’on peut se nourrir – au plein sens du terme – « de la décoction que l’on boit », mais aussi de la présence des arbres, des animaux, de la lumière « et des dimensions plus subtiles de la réalité dont nous ne savons pas nous nourrir habituellement », observe Myriam Beaugendre.


Nourritures essentielles


Progressivement, jeûner renforce le sentiment qu’il existe une unité fondamentale entre les êtres, ainsi qu’entre tout le vivant. Et que l’essentiel est là, dans l’empathie, le partage, la communion. « Dans les groupes de jeûne que j’anime, les gens soulignent combien le groupe est un soutien important, confirme Jean-Claude Noyé. Une fraternité se crée dans le fait de traverser ensemble une expérience aussi particulière. Au fil des jours éclot l’impression d’être plus proche de l’autre, de mieux le ressentir. » Lorsque les premiers chrétiens jeûnaient, l’argent économisé servait à aider les plus démunis. Pendant le ramadan, les pratiques de charité et de solidarité sont étroitement couplées au jeûne et à la prière… « Au final, le jeûne n’a de sens que s’il nous permet de comprendre dans l’intime » combien la connexion à autrui et au monde est « une nourriture essentielle, sinon première », conclut Jean-Claude Noyé. Au quotidien, face au « trop-plein » de nos sociétés de consommation, il est aussi un moyen de puiser des forces dans des ressources plus intérieures.

Le saviez-vous ?
Le mot inédie, du latin inedia désigne l’abstinence alimentaire totale. Les spiritualités ont toutes leurs histoires d’hommes et de femmes qui se seraient nourris uniquement de lumière divine. Au XIVe siècle, Catherine de Sienne jeûna pendant huit ans, dit-on, en ne consommant qu’une hostie par semaine. Elle est la sainte patronne de l’Italie. En 1467, quand se répandit la nouvelle que l’ermite Nicolas de Flüe n’absorbait aucun aliment solide ni liquide, le gouvernement jugea bon de vérifier. Des hommes cernèrent sa cabane pour vérifier qu’il ne recevait pas de nourriture en cachette. En vain. Son jeûne dura vingt ans. Il est le saint patron de la Suisse. En France, l’inédie de Marthe Robin – clouée au lit par une encéphalite léthargique – aurait duré 52 ans, entre 1928 et 1981. Un rapport médical atteste qu’elle ne pouvait rien absorber en raison d’une paralysie du pharynx.

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