BRAVE NEW WORLD REVIS1TED
Traduit de l'anglais par Denise Meunier
Les extraits cités du Meilleur des Mondes ont été empruntés à la traduction de Jules Castier
TABLE DES MATIÈRES
- PREFACE
I. - Surpopulation
I. - Quantité, Qualité, Moralité
III. - Excès d'organisation
IV. - La propagande dans une société démocratique
V. - La propagande dans une dictature
VI. - Comment convaincre le client
VII. - Le lavage de cerveau
VIII. - Persuasion chimique
IX. - Persuasion subconsciente
X. - Hypnopédie
XI. - Être instruit pour être libre
XII. - Que faire ?
PREFACE
L'essence
du bel esprit peut devenir la substance même du mensonge. Si élégante
et amie de la mémoire qu'elle soit, la concision ne peut jamais,
dans la nature des choses, rendre compte de tous les faits composant une
situation complexe. Sur un pareil thème, on ne peut être concis
que par omission et simplification, deux procédés qui nous
aident à comprendre, certes - mais, dans bien des cas, de travers
- les formules adroitement tournées de l'abréviateur et non
pas l'immense réalité ramifiée dont ces notions ont
été abstraites avec tant d'arbitraire.
Il
est vrai que la vie est courte et la connaissance sans limites : personne
n'a le temps de tout savoir et dans la pratique, nous sommes généralement
contraints de choisir entre un exposé trop court ou point d'exposé
du tout. L'abréviation est un mal nécessaire et celui qui
la pratique doit essayer de se tirer le mieux possible d'une tâche
qui, bien qu'intrinsèquement mauvaise, vaut encore mieux que rien.
Il faut qu'il apprenne à simplifier sans aller jusqu'à déformer.
Il faut qu'il apprenne à faire porter toute son attention sur les
éléments essentiels d'une situation, mais sans négliger
trop des à-côtés qui nuancent la réalité.
De cette façon, il parviendra peut-être à restituer
non pas toute la vérité (car elle est incompatible avec la
brièveté dans la plupart des sujets importants) mais considérablement
plus que les dangereuses approximations qui ont toujours été
la monnaie courante de la pensée.
Le
problème de la liberté et de ses ennemis est énorme,
ce que j'en ai écrit est certainement trop Court pour qu'il soit
traité comme il le mérite, mais j'en ai au moins effleuré
de nombreux aspects. Chacun d'entre eux a peut-étre été
simplifié à l'excès dans l'exposé, mais ces
esquisses successives se superposent pour former un tableau qui, je l'espère,
donne au moins une idée de l'immensité et de la complexité
de l'original.
Seuls
manquent (non parce qu'ils sont négligeables, mais pour des raisons
de simple commodité et parce que je les ai déjà étudiés
en d'autres occasions) les ennemis mécaniques et militaires de la
liberté - les armes et la « quincaillerie » qui ont
si puissamment renforcé l'étau dans lequel des maîtres
du monde broient leurs sujets et les préparatifs, plus ruineux encore,
de guerres toujours plus insensées parce qu'elles sont autant de
suicides. Le lecteur devra replacer les chapitres qui suivent devant cette
sombre toile de fond : révolte et répression en Hongrie,
bombes H, coût de ce que chaque nation qualifie de « défense
», interminables, colonnes de jeunes gens sans uniforme, blancs,
noirs, rouges, jaunes, marchant docilement vers la fosse commune.
I
SURPOPULATION
En
1931, alors que j'écrivais Le Meilleur des Mondes, j'étais
convaincu que le temps ne pressait pas encore. La société
intégralement organisée, le système scientifique des
castes, l'abolition du libre arbitre par conditionnement méthodique,.
la servitude rendue tolérable par des doses régulières
de bonheur chimiquement provoqué, les dogmes orthodoxes enfoncés
dans les cervelles pendant le -sommeil au moyen des cours de nuit, tout
cela approchait; se réaliserait bien sûr, mais ni de mon vivant,
ni même du vivant de mes petits-enfants. J'ai oublié la date.
exacte des événements rapportés dans ma fable, mais
c'était vers le sixième ou- septième siècle
après F. (après Ford). Nous qui vivions dans le deuxième
quart du vingtième siècle après J.-C., nous habitions
un univers assez macabre certes, mais enfin le cauchemar de ces années
de dépression était radicalement différent de celui,
tout futur, décrit dans mon roman. Notre- monde était torturé
par l'anarchie, le leur, au septième siècle après
F., par un excès d'ordre. Le passage de cet extrême à
l'autre demanderait du temps, beaucoup de temps à ce que je croyais,
ce qui permettrait à un tiers privilégié de la race
humaine de tirer le meilleur parti des deux systèmes : celui du
libéralisme désordonné et celui du meilleur des mondes,
beaucoup trop ordonné, dans lequel l'efficacité parfaite
ne laissait place ni à la liberté ni à l'initiative
personnelle.
Vingt-sept
ans plus tard, dans ce troisième quart du vingtième siècle
après J-C. et bien longtemps avant la fin du premier siècle
après F., je suis beaucoup moins optimiste que je l'étais
en écrivant Le Meilleur des Mondes. Les prophéties faites
en 1931 se réalisent bien plus tôt que je le pensais. L'intervalle
béni entre trop de désordre et trop d'ordre n'a pas commencé
et rien n'indique qu'il le fera jamais. En Occident, il est vrai, hommes
et femmes jouissent encore dans une appréciable mesure de la liberté
individuelle, mais même dans les pays qui ont une longue tradition
de gouvernement démocratique cette liberté, voire le désir
de la posséder, paraissent en déclin. Dans le reste du monde,
elle a déjà disparu, ou elle est sur le point de le faire.
Le cauchemar de l'organisation intégrale que j'avais situé
dans le septième siècle après F. a surgi de lointains
dont l'éloignement rassurait et nous guette maintenant au premier
tournant.
Le
1984 de George Orwell projetait dans l'avenir, en le grossissant, un présent
qui contenait le stalinisme et un passé immédiat qui avait
vu fleurir le nazisme. Le Meilleur des Mondes a été écrit
avant l'accession de Hitler au pouvoir suprême en Allemagne et à
un moment où le tyran russe n'avait pas encore trouvé sa
cadence. En 1931, le terrorisme systématique ne revêtait pas
le caractère obsédant de fait contemporain par excellence
qu'il allait prendre en 1948 et la dictature future de mon univers imaginaire
était notablement moins brutale que celle décrite avec tant
de brio par Orwell. Dans l'ambiance de 1948, 1984 paraissait effroyablement
convaincant. Mais après tout, les tyrans sont mortels et les circonstances
changent. L'évolution récente en Russie, les derniers progrès
dans les sciences et la technologie ont retiré une part de sa macabre
vraisemblance au livre d'Orwell. Bien sûr, une guerre nucléaire
rendrait dérisoires toutes les prédictions, mais si nous
admettons pour le moment que les Grandes Puissances peuvent s'abstenir
de nous anéantir, il semble maintenant que l'avenir a des chances
de ressembler au Meilleur des Mondes plutôt qu'à 1984.
A
la lumière de ce que nous avons récemment appris sur le comportement
animal en général et sur le comportement humain en particulier,
il est devenu évident que le contrôle par répression
des attitudes non conformes est moins efficace, au bout du compte, que
le contrôle par renforcement des attitudes satisfaisantes au moyen
de récompenses et que, dans l'ensemble, la terreur en tant que procédé
de gouvernement rend moins bien que la manipulation non violente du milieu,
des pensées et des sentiments de l'individu. Le châtiment
fait provisoirement cesser le comportement incriminé, mais ne supprime
pas de façon définitive la tendance de la victime à
s'y complaire. De plus, les dérivés psychophysiques de la
répression peuvent être tout aussi fâcheux que l'attitude
pour laquelle un individu a été châtié. La psychothérapie
est en grande partie consacrée au traitement des effets débilitants
ou antisociaux de sanctions passées.
La
société décrite dans 1984 est dominée presque
exclusivement par le châtiment et la crainte du châtiment.
Dans l'univers imaginaire de ma propre fable, ce dernier est rare et en
général peu rigoureux. Le contrôle presque parfait
exercé par le gouvernement est réalisé au moyen du
renforcement systématique des attitudes satisfaisantes, de nombreuses
manipulations à peu près non violentes, à la fois
physiques et psychologiques, et de la standardisation génétique.
La gestation en éprouvette et le contrôle central de la reproduction
ne sont peut-être pas choses impossibles, mais il n'en est pas moins
évident que pendant longtemps encore nous resterons une espèce
vivipare se reproduisant au hasard. Donc, la standardisation génétique
peut être exclue du domaine pratique; les sociétés
continueront à être régies par un contrôle postnatal
par répression, comme dans le passé et, de plus en plus,
par les méthodes si efficaces de la récompense et de la manipulation
scientifique.
En
Russie, la dictature démodée, style 1984, de Staline a commencé
à céder du terrain devant une forme de tyrannie plus moderne.
Dans les hautes sphères de la société hiérarchisée
soviétique, le renforcement du comportement satisfaisant remplace
peu à peu les vieilles méthodes de contrôle par répression
des attitudes non conformes. Ingénieurs et savants, professeurs
et fonctionnaires sont largement rétribués pour le travail
bien fait et imposés avec tant de modération qu'ils se trouvent
constamment incités à faire mieux encore pour obtenir de
nouvelles récompenses. Dans certains domaines, ils ont la permission
de penser et de faire plus ou moins ce qu'ils veulent, la répression
ne les guettant qu'au moment où ils sortent des limites prescrites
pour s'aventurer dans les chasses gardées de l'idéologie
et de la politique. C'est parce qu'on leur a accordé une certaine
mesure de liberté professionnelle que les professeurs, les savants
et les techniciens russes ont obtenu des succès si remarquables.
Ceux qui vivent à la base de la pyramide soviétique ne jouissent
d'aucun des privilèges accordés à la minorité
des individus chanceux ou exceptionnellement doués. Leurs salaires
sont maigres et ils paient, sous forme de prix élevés, une
proportion exorbitante des impôts. Le domaine dans lequel ils peuvent
faire ce qu'ils veulent est extrêmement réduit et leurs dirigeants
les maîtrisent plus par la répression et la menace que par
la manipulation non violente, ou le renforcement du comportement satisfaisant
au moyen de récompenses. Le système soviétique allie
des éléments de 1984 à d'autres qui préfigurent
ce qui se passait parmi les castes élevées dans Le Meilleur
des Mondes.
Pendant
ce temps, des forces impersonnelles sur lesquelles nous n'avons presque
aucun contrôle semblent nous pousser tous dans la direction du cauchemar
de mon anticipation et cette impulsion déshumanisée est sciemment
accélérée par les représentants d'organisations
commerciales et politiques qui ont mis au point nombre de nouvelles techniques
pour manipuler, dans l'intérêt de quelque minorité,
les pensées et les sentiments des masses. Ces procédés
seront étudiés dans les chapitres suivants; bornons-nous
pour le moment à ces forces impersonnelles qui sont en train de
rendre le monde si peu sûr pour les démocraties, si peu hospitalier
pour la liberté individuelle. Que sont-elles et pourquoi le cauchemar,
que j'avais projeté dans le septième siècle après
F., a-t-il avancé si vite vers nous? La réponse à
ces questions doit commencer là où commence la vie de toute
société, fût-elle la plus évoluée du
monde - au niveau de la biologie.
Le
jour du premier Noël, la population de notre planète était
d'environ 250 millions d'hommes - inférieure à la moitié
de celle de la Chine moderne. Seize siècles plus tard, lorsque les
pèlerins débarquèrent de la Mayflower à Plymouth
Rock, elle avait un peu dépassé les 500 millions. Au moment
où les colonies d'Amérique proclamaient leur indépendance,
elle atteignait 700 millions. En 1931, alors que j'écrivais Le Meilleur
des Mondes, elle était de peu inférieure à deux milliards.
Aujourd'hui, vingt-sept ans après seulement, nous sommes 2 milliards
800 millions. Et demain? Pénicilline, D.D.T. et eau pure sont autant
de pro- duits bon marché dont les effets sur la santé publique
sont absolument hors de proportion avec leur coût. Même le
plus pauvre des gouvernements est assez riche pour mettre entre les mains
de ses sujets les moyens de limiter la mort. Quand il s'agit des naissances,
c'est tout autre chose. Le contrôle des décès peut
être mis à la portée de toute une population par quelques
techniciens travaillant pour le compte d'un gouvernement bienveillant,
mais celui des naissances dépend de la coopération d'un peuple
entier. Il doit être pratiqué par d'innombrables individus
dont il exige plus d'intelligence et de volonté que n'en possèdent
la plupart des illettrés pullulant par le monde et (dans le cas
où des procédés anticonceptionnels chimiques ou mécaniques
sont employés) une dépense que le plus grand nombre d'entre
eux ne peut faire. De plus, il n'existe nulle part la moindre tradition
religieuse en faveur de la mort illimitée, alors que celles en faveur
de la reproduction illimitée sont des plus répandues. Pour
toutes ces raisons, la limitation de la mort est aisée à
réaliser, celle des naissances, extrêmement difficile; aussi
les taux de mortalité ont-ils baissé au cours des dernières
années avec une saisissante rapidité, alors que ceux des
naissances sont restés à leur ancien ni- veau (élevé)
ou bien, s'ils ont baissé, le mouvement a été très
peu marqué et très lent. En conséquence, la population
du globe augmente à l'heure actuelle plus vite qu'elle l'a jamais
fait à n'importe quel moment dans l'histoire de l'espèce.
De
plus, l'accroissement annuel lui-même s'accroît : régulièrement,
selon la règle des intérêts composés et irrégulièrement
aussi, à chaque application, par une société technologiquement
retardataire, des principes de la Santé publique. A l'heure présente,
cet excédent atteint 43 millions environ pour l'ensemble du globe,
ce qui signifie que tous les quatre ans l'humanité ajoute à
ses effectifs l'équivalent de la population actuelle des Etats-Unis
- tous les huit ans et demi l'équivalent de la population actuelle
des Indes. Au rythme d'accroissement existant entre la naissance du Christ
et la mort de la reine Elizabeth Ire, il avait fallu seize siècles
à la population de la terre pour doubler; au taux actuel, il lui
faudra moins de cinquante ans. Et- ce redoublement fantastique se produira
sur une planète dont les régions les plus productives sont
déjà occupées par une population très dense,
dont les sols sont épuisés par les efforts frénétiques
de mauvais cultivateurs essayant de produire plus de nourriture, et dont
le capital de minéraux aisément accessibles est dilapidé
avec la prodigalité extravagante d'un matelot ivre paressé
de se débarrasser de paies accumulées.
Dans
le Meilleur des Mondes de ma fable, le problème du rapport entre
le nombre des humains et les ressources naturelles avait été
résolu : un chiffre optimum ayant été calculé
pour la population mondiale (un peu inférieur à deux milliards,
si mes souvenirs sont exacts), il était maintenu, génération
après génération. Dans le monde contemporain réel,
rien n'a été fait. Au contraire, ce problème devient
plus grave et plus redoutable avec chaque année qui passe et c'est
dans ce sinistre décor biologique que se jouent tous les drames
politiques, économiques, intellectuels et psychologiques de notre
époque. A me- sure que le vingtième siècle approche
de son terme, que de nouveaux milliards s'ajoutent aux milliards existants
(nous dépasserons les cinq et demi quand ma petite-fille aura cinquante
ans), ce décor biologique s'avance, toujours plus insistant, plus
menaçant, vers le devant et le centre de la scène historique.
Le problème du rapport entre un chiffre de population rapidement
croissant et les ressources naturelles, la stabilité sociale, le
bien-être de l'individu - ce problème est main- tenant le
principal qui se pose à l'humanité et il le restera certainement
pendant un siècle encore, peut-être plusieurs. Une nouvelle
ère est censée avoir commencé le 4 octobre 1957, mais
en réa- lité, dans l'état présent du monde,
tout notre exubérant bavardage post-spoutnik est hors de propos,
voire même absurde. En ce qui concerne les masses de l'humanité,
l'âge qui vient ne sera pas celui de l'Espace cosmique, mais celui
de la surpopulation.
Un
débarquement sur la lune procurera peut- être quelque avantage
militaire à la nation qui s'y établira, mais il ne fera strictement
rien pour rendre la vie plus supportable aux milliards d'êtres sous-alimentés
et pullulants du globe pendant les cinquante ans qu'il faudra à
notre population actuelle pour doubler. Même si, dans l'avenir, l'émigration
vers Mars devenait possible, même si un nombre considérable
d'hommes et de femmes étaient assez désespérés
pour choisir une nouvelle vie dans des conditions comparables à
celles régnant au sommet d'une montagne deux fois plus haute que
I'Everest, qu'est-ce que cela changerait? Au cours des quatre derniers
siècles, nombreux ont été ceux qui ont quitté
le vieux monde pour le nouveau, mais ni leur dé- part, ni l'apport
des denrées alimentaires et de matières premières
affluant en sens inverse n'ont pu résoudre les problèmes
de notre continent. De même, l'expédition de quelques surplus
humains dans Mars (à plusieurs millions de dollars la tête,
pour les frais de transport et d'installation) ne diminuera en rien la
poussée de la marée humaine montante sur notre planète.
Or, si ce problème n'est pas résolu, il rendra tous les autres
insolubles. Pis encore, il créera des conditions telles que ta liberté
individuelle et les convenances sociales de la démocratie deviendront
impossibles, presque inconcevables. Toutes les dictatures n'ont pas la
même origine, bien des chemins mènent au Meilleur des Mondes,
mais le plus direct et le plus large est peut-être celui que nous
parcourons aujourd'hui, celui qui y conduit par la prolifération
gigantesque et l'accroissement accéléré.
Passons
rapidement en revue les raisons de cette corrélation étroite
entre un nombre trop grand d'hommes qui se multiplient trop rapidement
et l'énoncé de philosophies autoritaires, l'apparition de
systèmes totalitaires de gouvernement.
A
mesure que les demandes d'une population dense et croissante pèsent
plus lourdement sur les ressources disponibles, la position économique
de la société subissant cette épreuve devient encore
plus précaire. Et cela est particulièrement vrai des régions
sous-développées, où une brusque diminution de la
mortalité au moyen de la pénicilline, du D.D.T. et de l'eau
pure ne s'est pas accompagnée d'une diminution correspondante de
la natalité. Dans certains pays d'Asie, dans la plus grande partie
de l'Amérique centrale et du Sud, la population s'accroît
à un rythme tel qu'elle aura doublé en un peu plus de vingt
ans. Si la production de denrées alimentaires, d'objets manufacturés,
de maisons, d'écoles et de professeurs pouvait être augmentée
plus vite que le chiffre des habitants, il serait possible d'améliorer
le sort misérable de ceux qui vivent dans ces régions sous-développées
et surpeuplées. Malheureusement, celles-ci ne manquent pas seulement
de matériel agricole et d'usines pour le fabriquer, mais aussi des
capitaux nécessaires pour créer une telle industrie. Le capital,
c'est ce qui reste une fois satisfaits les besoins essentiels d'une population.
Or dans un pays sous-développé; ils ne le sont jamais, au
moins pour la plupart des habitants. Au bout de l'année, il ne reste
presque rien, il n'y a donc presque pas de capitaux disponibles pour créer
l'industrie et l'agriculture au moyen desquelles les besoins de la population
pourraient être satisfaits. De plus, toutes ces régions en
retard manquent de la main-d'oeuvre spécialisée sans laquelle
il est impossible de faire fonctionner une usine ou une entreprise agricole
moderne. Les possibilités d'enseignement sont insuffisantes, de
même que les ressources, financières et intellectuelles, pour
améliorer ces possibilités dans la mesure où l'exige
la situation. Pendant ce temps, la population, dans certaines de ces régions,
augmente de trois pour cent par an.
Leur
condition tragique a été étudiée dans un livre
important, publié en 1957, The next Hundred Years (1) par les professeurs
Harrison Brown, James Bonner et John Weir, de l'Institut technologique
de Californie. Comment l'humanité s'y prend-elle pour affronter
le problème de son chiffre rapidement croissant? Assez mal. «
Les faits contrôlables semblent indiquer assez nettement que dans
la plupart des pays sous-développés, le sort de l'individu
s'est détérioré de façon appréciable
au cours du dernier demi-siècle. Les habi- tants sont plus mal nourris;
il existe moins de biens de consommation disponibles par tête et
pratiquement tous les efforts faits pour améliorer la situation
ont été annulés par l'impitoyable pression d'un accroissement
continu de la population. »
Chaque
fois que la vie économique d'une nation devient précaire,
le gouvernement central est contraint d'assumer des responsabilités
supplémentaire dans l'intérêt général;
il doit mettre au point des plans minutieux pour faire face à une
situation critique, imposer des restrictions plus sévères
encore aux activités de ses sujets et, dans le cas probable où
l'aggravation des conditions économiques provoque une agitation
politique, voire une rébellion ouverte, intervenir pour sauvegarder
l'ordre public et sa propre autorité. Ainsi, des pouvoirs de plus
en plus grands sont concentrés entre les mains de l'exécutif
et de ses bureaucrates. Or, la nature du pouvoir est telle que même
ceux qui ne l'ont pas recherché mais à qui il a été
imposé, ont tendance à y prendre goût.. Nous demandons
dans nos prières de ne pas être induits en tentation et nous
avons bien rai- son, car si les humains sont tentés de manière
trop alléchante, ou trop longtemps, ils succombent généralement.
Une constitution démocratique est un dispositif conçu pour
empêcher les chefs locaux de céder à ces tentations
particulièrement dangereuses qui surgissent quand trop de pouvoirs
sont réunis dans trop peu de mains. Un tel système fonctionne
assez bien là où, comme en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis,
il existe un respect traditionnel pour la procédure parlementaire.
Là, où la tradition républicaine ou monarchique mitigée
est faible, la meilleure des constitutions n'empêchera pas les politiciens
ambitieux de succomber avec allégresse et délectation, aux
tentations du pouvoir. Or, dans tous les pays où les ressources
disponibles commencent à être mises à rude épreuve
par le nombre des habitants, ces tentations ne peuvent manquer de naître.
La surpopulation mène à l'insécurité économique
et à l'agitation sociale. Insécurité et agitation
mènent à un contrôle accru exercé par les gouvernements
centraux et à une extension de leurs pouvoirs. En l'absence d'une
tradition constitutionnelle, ces pouvoirs accrus seront probablement exercés
de manière dictatoriale. Cela aurait toutes chances de se produire,
même si le communisme n'avait pas été inventé.
Mais il l'a été. Étant donné ce fait, l'évolution
qui conduira de la surpopulation à la dictature en passant par l'agitation,
de probable qu'elle était devient virtuellement certaine. On peut
parier sans hésitation que dans vingt ans d'ici, tous les pays surpeuplés
et sous-développés du globe seront soumis à quelque
forme de domination totalitaire - sans doute par le parti communiste.
En
quoi cette évolution affectera-t-elle les pays surpeuplés
mais fortement industrialisés et encore démocratiques d'Europe?
Si les dictatures formées leur étaient hostiles et si le
courant normal des matières premières en provenance des pays
sous-développés était volontaire- ment interrompu,
ils se trouveraient en bien mauvaise posture Leur système industriel
s'écroulerait et les techniques extrêmement développées
qui leur ont permis jusqu'à présent de faire vivre des populations
beaucoup plus nombreuses que les seules ressources locales l'eussent permis,
ne les protégeraient plus des conséquences d'une densité
de peuplement exagérée. Dans ce cas, les pouvoirs immenses
imposés aux gouvernements centraux par des conditions économiques
défavorables pourraient arriver à être exercés
dans un esprit de dictature totalitaire.
Pour
le moment, les États-Unis ne sont pas surpeuplés; cependant,
si le nombre de leurs habitants continue de s'accroître au rythme
actuel (qui est plus rapide que celui de l'Inde, mais plus lent, heureusement,
que celui du Mexique ou du Guatemala), le problème de l'équilibre
entre les masses humaines et les ressources disponibles pourrait bien devenir
gênant dès le début du vingt et unième siècle.
Pour le moment, la surpopulation ne constitue pas pour la liberté
individuelle des Américains un danger direct, mais déjà
la menace d'une menace. Si ce déséquilibre poussait les pays
sous-développés au totalitarisme et si les nouvelles dictatures
s'alliaient avec la Russie, la position militaire des U.S.A. deviendrait
plus précaire et il leur faudrait intensifier les préparatifs
de défense et de riposte. Or la liberté, nous le savons tous,
ne peut pas s'épanouir dans un pays qui se trouve en permanence
sur le pied de guerre, ou même de paix très armée.
Un état de crise continu justifie le contrôle continu de tout
et de tout le monde par les agents du gouvernement et c'est précisément
cette tension entretenue à quoi l'on peut s'attendre, dans un monde
où la surpopulation crée une situation telle que la dictature
sous les auspices communistes devient presque inévitable.
II
"Enfant géopolitique observant la naissance de l'Homme nouveau" - Salvador Dali - 1943
QUANTITÉ, QUALITÉ, MORALITÉ
QUANTITÉ, QUALITÉ, MORALITÉ
Dans
le Meilleur des Mondes de mon imagination, l'eugénisme et son contraire
étaient pratiqués systématiquement. Dans une série
de flacons, des ovules biologiquement supérieurs, fertilisés
par du sperme de même qualité, recevaient les meilleurs traitements
prénatals possibles, puis étaient finalement décantés
sous forme de Bêtas, d'Alphas et même d'Alphas Plus. Dans une
autre série, beaucoup plus nombreuse, des ovules biologiquement
inférieurs, fertilisés par du sperme de qualité correspondante,
étaient soumis au procédé Bokanovsky (quatre-vingt-seize
jumeaux vrais obtenus par bourgeonnement à par- tir d'un seul oeuf)
et traités, avant la naissance, à l'alcool et certains autres
poisons protéiniques. Les êtres finalement décantés
n'étaient plus tout à fait humains, mais encore capables
d'accomplir des besognes non spécialisées et l'on pouvait
compter que, convenablement conditionnés, relaxés par des
rapports libres et fréquents avec le sexe opposé, constamment
distraits par des amusements gratuits et renforcés dans leur comportement
conforme par des doses quotidiennes de soma, ils ne causeraient jamais
le moindre ennui à leurs supérieurs.
Dans
cette seconde moitié du vingtième siècle, nous n'intervenons
pas scientifiquement dans notre reproduction, mais à notre manière
anarchique et chaotique, nous ne sommes pas seulement en train de surpeupler
notre planète, nous avons l'air de faire en sorte que ces êtres
sans cesse plus nombreux soient d'une qualité biologique inférieure.
Au mauvais vieux temps, les enfants souffrant de vices héréditaires
graves ou même bénins survivaient rarement; aujourd'hui, grâce
à l'hygiène, à la pharmaceutique et à la conscience
modernes, la plupart de ces diminués atteignent la maturité
et propagent leur espèce. Dans les conditions actuelles, tout progrès
de la médecine tendra à être contrebalancé par
un accroissement correspondant des chances de survie d'individus affligés
de quelque insuffisance génétique. Malgré les nouvelles
drogues-miracle et des traitements plus efficaces (on peut même dire
en un certain sens, grâce à eux), la santé physique
de la masse ne s'améliorera pas, au contraire, et un déclin
de l'intelligence moyenne pourrait bien accompagner cette détérioration.
Certaines
autorités compétentes sont même convaincues que la
courbe descendante est amorcée et qu'elle s'allongera encore. «
Alors que règnent à la fois la facilité et l'anarchie
du bon plaisir », écrit le Dr W. H. Sheldon, « nos meilleures
souches tendent à être submergées par la prolifération
d'autres qui leur sont inférieures à tous égards...
Il est à la mode, dans certains cercles universitaires, d'assurer
aux étudiants que les craintes provoquées par des taux différentiels
de natalité ne sont pas fondées, que ces problèmes
sont simplement affaire d'économie politique, ou d'éducation,
ou de religion, ou de culture, ou de facteurs de cet ordre. C'est là
un optimisme aveugle. La délinquance en matière de reproduction
est biologique et fondamentale. » Il ajoute que « personne
ne sait au juste dans quelle me- sure le niveau moyen de l'intelligence
[aux U.S.A.] a baissé depuis 1916, date à laquelle Terman
a essayé de fixer avec précision le sens de Q.I. 100 ».
Dans
un pays sous-développé et surpeuplé, où les
quatre cinquièmes des habitants disposent de moins de deux mille
calories par jour, où un cinquième seulement a un régime
alimentaire suffisant, les institutions démocratiques peu- vent-elles
naître spontanément? Au cas où on les imposerait soit
du dehors, soit d'en haut, pourraient-elles survivre?
Considérons
maintenant le cas d'une société riche, industrialisée
et démocratique, dans laquelle. en raison de la pratique chaotique
mais effective de la limitation des naissances, le niveau intellectuel
et la vigueur physique sont en déclin. Pendant combien de temps
une telle société pourra- t-elle maintenir ses traditions
de liberté individuelle et de gouvernement démocratique?
Dans cinquante à cent ans d'ici, nos enfants connaîtront la
réponse à cette question.
En
attendant, nous nous trouvons en face d'un problème moral des plus
angoissants. Nous savons que la poursuite de fins louables ne justifie
pas l'emploi de moyens répréhensibles. Mais que dire de ces
situations, si fréquentes maintenant, dans lesquelles des moyens
louables ont des effets qui s'avèrent mauvais?
Exemple
: nous débarquons dans une île tropicale ravagée par
la malaria et avec l'aide du D.D.T. nous sauvons des centaines de milliers
de vies en deux ou trois ans. Mais ces Centaines de milliers d'êtres
ainsi sauvés et les millions d'autres qu'ils engendreront ne peuvent
pas être convenablement habillés, logés, instruits,
voire même nourris, avec les ressources de l'île. La mort rapide
due à la malaria a été supprimée, mais une
existence rendue misérable par la sous-alimentation et le surpeuplement
est main- tenant la règle et une mort lente, par inanition, guette
un nombre de plus en plus grand d'habitants.
Et
que dire des organismes congénitalement insuffisants que notre médecine
et notre service social sauvent aujourd'hui, si bien qu'ils peuvent propager
leur espèce? Aider les malheureux est bien, évidemment, mais
non moins évidemment, transmettre de façon massive à
nos descendants les résultats de mutations défavorables et
conta- miner peu à peu la réserve génétique
commune où devront puiser les membres de notre espèce, est
mal. Nous sommes pris entre une enclume et un marteau moraux; trouver la
voie moyenne permettant d'éviter l'un et l'autre exigera toute notre
intelligence et notre bonne volonté.
III
EXCÈS
D'ORGANISATION
Le
chemin le plus direct et le plus large menant au cauchemar du Meilleur
des Mondes passe, je l'ai déjà indiqué, par la surpopulation
et l'accroissement accéléré du chiffre des humains
- 2800 millions aujourd'hui, 5500 à la fin du siècle, la
plus grande partie des hommes se trouvant placée devant un choix
entre l'anarchie et le totalitarisme. Mais le. déséquilibre
croissant entre les masses humaines et les ressources disponibles n'est
pas la seule force qui nous pousse dans la direction des dictatures. Cet
ennemi biologique aveugle de la liberté s'allie à la puissance
gigantesque engendrée précisément par les progrès
techniques dont nous sommes le plus fiers. Et à juste titre, doit-on
ajouter, car ils sont le fruit du génie, du labeur acharné
et patient, de la logique, de l'imagination, du sacrifice - en un mot de
vertus morales et intellectuelles pour lesquelles on ne peut éprouver
que de l'admiration. Mais la nature des choses est telle que personne en
ce monde ne peut jamais rien avoir pour rien. Ces progrès stupéfiants
et admirables, il a fallu les payer, ou plus exactement nous sommes encore
en train de le faire, comme pour la machine à laver de l'année
précédente et chaque versement est plus élevé
que celui d'avant. De nombreux historiens, sociologues et psychologues
ont écrit de longs volumes, empreints d'une profonde in- quiétude,
sur le prix que l'Occidental a dû payer et paie encore le progrès
technique. Ils font remarquer, par exemple, que l'on ne peut guère
s'attendre à voir la démocratie s'épanouir dans des
sociétés où le pouvoir politique et économique
est peu à peu concentré et centralisé. Mais c'est
précisément à cette concentration, à cette
centralisation, que conduit le progrès technique. A mesure que le
mécanisme de la production en masse est rendu plus efficace, il
tend à devenir plus complexe et plus coûteux - donc, moins
accessible à un novateur hardi aux moyens limités. En outre,
la production en masse ne peut fonctionner sans un système de distribution
à la même échelle et ce dernier soulève des
problèmes que seuls les plus importants fabricants peuvent résoudre
de façon satisfaisante. Dans un tel univers, les Petits, avec leurs
fonds de roulement insuffisants, sont gravement désavantagés;
dans la concurrence avec les Gros, ils perdent leur argent et finale- ment
leur existence même, en tant que producteurs indépendants
- les Gros les ont dévorés. A mesure que les Petits disparaissent,
la puissance économique en vient à être concentrée
entre des mains de moins en moins nombreuses. Dans une dictature, les Grosses
Affaires, rendues possibles par des progrès techniques constants
et la ruine des Petites Affaires qui en est résultée, sont
sous le contrôle de l'Etat - c'est-à-dire celui d'un groupe
peu nombreux de chefs politiques et des soldats, policiers, fonctionnaires
exécutant ses ordres. Dans une démocratie capitaliste comme
les U.S.A., elles sont sous la coupe de ce que le professeur C. Wright
Milis a appelé I'Elite du Pouvoir. Cette dernière emploie
directement plu- sieurs millions des travailleurs de la nation dans ses
usines, bureaux ou magasins, en contrôle de nombreux autres millions
en leur prêtant de l'argent pour acheter ses produits et, par l'intermédiaire
des organes d'information qu'elle possède, influence les pensées,
les sentiments, les actions de la quasi-totalité. Pour parodier
la phrase de Winston Churchill, jamais tant d'hommes n'auront été
manipulés par aussi peu. Nous sommes bien loin de l'idéal
d'une société authentiquement libre composée d'une
hiérarchie d'éléments autonomes, tel que le concevait
Jefferson : « Les républiques élémentaires des
circonscriptions, les républiques des Etats et la République
de l'Union, formant une gradation d'autorités. »
Nous
voyons donc que la technique moderne a conduit à la concentration
du pouvoir économique et politique ainsi qu'au développement
d'une société contrôlée (avec férocité
dans les Etats totalitaires, courtoisie et discrétion dans les démocraties)
par les Grosses Affaires et les Gros Gouvernements. Mais les sociétés
sont composées d'individus et ne valent que dans la mesure où
elles les aident à s'accomplir, à mener une vie heureuse
et créatrice. Quelles ont été les répercussions
des perfectionnements techniques sur les hommes au cours de ces récentes
années? Voici la réponse que donne le Dr Erich Fromm, philosophe-psychiatre
:
«
Notre société occidentale contemporaine, malgré ses
progrès matériels, intellectuels et sociaux, devient rapidement
moins propre à assurer la santé mentale et tend à
saper, dans chaque individu, la sécurité intérieure,
le bonheur, la rai- son, la faculté d'aimer; elle tend à
faire de lui un automate qui paie son échec sur le plan humain par
des maladies mentales toujours plus fréquentes et un désespoir
qui se dissimule sous une frénésie de travail et de prétendu
plaisir. »
Nos
« maladies mentales toujours plus fréquentes » peuvent
trouver leur expression dans les symptômes des névroses, très
voyants et des plus pénibles. Mais, « gardons-nous »,
écrit le Dr Fromm, « de définir l'hygiène mentale
comme la prévention des symptômes. Ces derniers ne sont pas
nos ennemis, mais nos amis; là où ils sont, il y a conflit
et un conflit indique toujours que les forces de vie qui luttent pour l'harmonisation
et le bonheur résistent encore ». Les victimes vraiment sans
espoir se trouvent parmi ceux qui semblent les plus normaux. Pour beaucoup
d'entre eux, c'est « parce qu'ils sont si bien adaptés à
notre mode d'existence, parce que la voix humaine a été réduite
au silence si tôt dans leur vie, qu'ils ne se débattent même
pas, ni ne souffrent et ne présentent pas de symptômes comme
le font les névrosés ». Ils sont normaux non pas au
sens que l'on pourrait appeler absolu du terme, mais seulement par rapport
à une société profondément anormale et c'est
la perfection de leur adaptation à celle-ci qui donne la mesure
de leur déséquilibre mental. Ces millions d'anormalement
normaux vivent sans histoires dans une société dont ils ne
s'accommoderaient pas s'ils étaient pleinement humains et s'accrochent
encore à « l'illusion de l'individualité », mais
en fait, ils ont été dans une large mesure dépersonnalisés.
Leur conformité évolue vers l'uniformité. Mais «
l'uniformité est incompatible avec la liberté, de même
qu'avec la santé mentale... L'homme n'est pas fait pour être
un automate et s'il en devient un, le fondement de son équilibre
mental est détruit ».
Au
cours de l'évolution, la nature s'est donné un mal extrême
pour que chaque individu soit différent de tous les autres. Nous
nous reproduisons en mettant les gènes du père en contact
avec ceux de la mère et ces facteurs héréditaires
peuvent donner des combinaisons en nombre pratiquement illimité;
Physiquement et mentalement, chacun d'entre nous est un être unique.
Toute civilisation qui, soit dans l'intérêt de l'efficacité,
soit au nom de quelque dogme politique ou religieux, essaie de standardiser
l'individu humain, commet un crime contre la nature biologique de l'homme.
On
peut définir la science comme la réduction de la multiplicité
à l'unité. Elle s'efforce d'expliquer les phénomènes
indéfiniment divers de la nature en négligeant de propos
délibéré le caractère unique des événements
particuliers, pour se concentrer sur ce qu'ils ont de commun et en abstraire
finalement quelque « loi » qui permette d'en rendre compte
de façon logique et de travailler sur eux. Par exemple : les pommes
tombent de l'arbre et la lune se déplace dans le ciel. Les hommes
avaient observé ces faits d'expérience depuis des temps immémoriaux;
avec Gertrude Stein, ils étaient convaincus que la pomme est une
pomme, alors que la lune est la lune. Il était réservé
à Isaac Newton de percevoir ce que ces phénomènes
avaient de commun et de formuler une loi de la gravitation permettant d'expliquer
et d'étudier, dans le cadre d'un unique système d'idées,
certains aspects du comportement des pommes, des corps célestes,
voire même de tous les éléments de l'univers physique.
Dans le même esprit, l'artiste prend les innombrables diversités
et originalités uniques du monde sensible, ainsi que sa propre imagination
et leur donne un sens au sein d'un système cohérent de motifs
plastiques, littéraires ou musicaux. Le désir d'imposer l'ordre
à la confusion, de faire naître l'harmonie de la dissonance
et l'unité de la multiplicité est une sorte d'instinct intellectuel,
une tendance originelle et fondamentale de l'esprit. Dans les domaines
des sciences, des arts et de la philosophie, les effets de ce que je peux
appeler cette « volonté à ordre » sont surtout
bénéfiques. Il est vrai qu'elle a produit bien des synthèses
prématurées fondées sur des preuves insuffisantes,
des systèmes métaphysiques et théologiques absurdes,
de pédantes confusions entre les concepts et le réel, entre
les symboles, les abstractions et les données de l'expérience
immédiate. Mais ces erreurs, si regrettables soient-elles, ne font
pas grand mal, au moins directement, encore qu'il arrive parfois qu'un
mauvais système philosophique cause des dommages indirects, en servant
de justification à des actes insensés et inhumains. C'est
dans le domaine social, en politique et en économie, que la volonté
a ordre devient vraiment dangereuse.
Là,
la réduction théorique de l'ingouvernable multiplicité
à l'unité compréhensible devient la réduction
pratique de la diversité humaine à l'uniformité crétinisée,
de la liberté à la servitude. En politique, l'équivalent
d'une théorie scientifique ou d'un système philosophique
parfaitement achevé, c'est une dictature totalitaire. En économie,
l'équivalent d'une oeuvre d'art harmonieusement composée,
c'est l'usine fonctionnant sans à-coups dans laquelle les ouvriers
sont parfaitement adaptés aux machines. La volonté à
ordre peut faire des tyrans de ceux qui aspirent simplement à déblayer
le gâchis. La beauté du rangement sert de justification au
despotisme.
L'organisation
est indispensable, car la liberté ne peut naître et avoir
un sens que dans une communauté d'individus coopérant sans
contrainte à la réglementation de l'ensemble. Mais bien qu'indispensable,
elle peut aussi être fatale. Son excès transforme hommes et
femmes en automates, paralyse l'élan créateur et abolit la
possibilité même de l'indépendance. Comme à
l'accoutumée, la voie moyenne est la seule qui soit sûre,
entre les excès du laissez-faire (2) à l'une des extrémités
de l'échelle et du contrôle intégral à l'autre.
Au
cours du dernier siècle, les progrès successifs de la technique
ont été accompagnés de perfectionnements correspondants
dans 1 ‘organisation. II fallait que les machines complexes trouvassent
leur contrepartie dans des dispositions sociales complexes, destinées
à fonctionner avec autant de moelleux et d'efficacité que
les nouveaux instruments de production. Pour s'intégrer dans ces
organisations, les personnes ont dû se dépersonnaliser, renier
leur diversité native, se conformer à des normes standardisées,
faire de leur mieux, en bref, pour devenir des automates.
Les
effets déshumanisants d'un excès d'organisation sont renforcés
par ceux de la surpopulation. L'industrie, à mesure qu'elle se développe,
attire un nombre d'hommes toujours plus considérable dans les grandes
villes; mais la vie n'y est guère favorable à la santé
mentale (on nous apprend que les taux les plus élevés de
schizophrénie se trouvent parmi le pullulement humain des taudis
industriels); elle ne développe pas non plus cette indépendance
consciente de ses responsabilités à l'intérieur de
petits groupes autonomes, qui est la première condition à
l'établissement d'une démocratie authentique. La vie urbaine
est anonyme et pour ainsi dire abstraite. Les êtres ont des rapports
non pas en tant que personnalités totales, mais en tant que personnifications
de structures économiques ou, quand ils ne sont pas au travail,
d'irresponsables à la recherche de distractions. Soumis à
ce genre de vie, l'individu tend à se sentir seul et insignifiant;
son existence cesse d'avoir le moindre sens, la moindre importance.
Au
point de vue biologique, l'homme est un animal modérément
grégaire, non pas tout à fait social; il ressemble plus au
loup, par exemple, ou à l'éléphant, qu'à l'abeille
ou à la fourmi. Dans leur forme originelle, ses Sociétés
n'ont rien de commun avec la ruche ou la fourmilière : ce sont de
simples bandes. La civilisation este entre autres choses, le processus
par lequel les bandes primitives sont transformées en un équivalent,
grossier et mécanique, des communautés organiques d'insectes
sociaux. A l'heure présente, les pressions du surpeuplement et de
l'évolution technique accélèrent ce mouvement. La
termitière en est arrivée à représenter un
idéal réalisable et même, aux yeux de certains, souhaitable.
Inutile de dire qu'il ne deviendra jamais réalité. Un gouffre
immense sépare l'insecte social du mammifère avec son gros
cerveau, son instinct grégaire très mitigé et ce gouffre
demeurerait, même si l'éléphant s'efforçait
d'imiter la fourmi. Malgré tous leurs efforts, les hommes ne peuvent
que créer une organisation et non pas un organisme social. En s'acharnant
à réaliser ce dernier, ils parviendront tout juste à
un despotisme totalitaire.
Le
Meilleur des Mondes présente le tableau imaginaire et quelque peu
licencieux d'une société dans laquelle les efforts faits
pour recréer des êtres humains à la ressemblance des
termites ont été poussés presque à la limite
du possible. Que nous soyons mus dans cette direction est évident,
mais, il est non moins certain que nous pouvons, si nous le voulons, refuser
de coopérer avec les forces aveugles qui nous meuvent.
Pour
le moment, cependant, la volonté de résistance ne paraît
ni très forte, ni très répandue. Ainsi que l'a montré
Mr. William Whyte dans son remarquable ouvrage, The Organization man (3),
une nouvelle Morale Sociale est en train de remplacer notre système
traditionnel qui donne la première place à l'individu. Les
mots clefs en sont : « ajustement », « adaptation »,
« comportement social ou antisocial », « intégration
», « acquisition de techniques sociales », « travail
d'équipe », « vie communautaire», « loyalisme
communautaire », « dynamique communautaire », «
pensée communautaire », « activités créatrices
communautaires »Son postulat de base, c'est que l'ensemble social
a plus de valeur et d'importance que ses éléments individuels,
que les différences biologiques innées doivent être
immolées à l'uniformité de la culture, que les droits
de la collectivité prennent le pas sur ce que le dix-huitième
siècle appelait les Droits de l'Homme. Selon la Morale Sociale,
Jésus avait complètement tort quand il affirmait que le sabbat
a été fait pour l'homme; au contraire, c'est l'homme qui.
a été fait pour le sabbat, qui doit sacrifier ses particularités
natives et faire semblant d'être la sorte de bon garçon invariablement
liant que les organisateurs d'activités collectives considèrent
comme le plus propre à leurs fins. Cet homme idéal est celui
qui fait montre de « conformisme dynamique » (quelle expression
délicieuse!), d'un loyalisme intense à l'égard du
groupe et d'un inlassable désir de se subordonner, d'être
accepté. Et il faut qu'il ait une épouse idéale, intensément
grégaire, infiniment adaptable, non pas seulement résignée
à admettre que le premier devoir de son mari est envers la Corporation,
mais elle-même dévorée de loyalisme actif. «
Lui . pour Dieu seul », comme Milton l'a écrit d'Adam et d'Eve,
« elle pour Dieu en lui ». A un certain point de vue, et d'importance,
la femme de l'homme idéal pour organisations est beaucoup moins
bien partagée que notre mère Eve à qui le Seigneur
avait permis une complète liberté dans ses « juvéniles
ébats » avec son époux.
Aujourd'hui,
selon un collaborateur de la Harvard Business Review, la femme d'un homme
qui essaie d'atteindre l'idéal proposé par la Morale Sociale
« ne doit pas accaparer trop du temps et de l'attention de son mari.
En raison de la concentration exclusive des énergies de ce. dernier,
vouées uniquement à sa situation, même son activité
sexuelle doit être reléguée au second plan ».
Le moine prononce - des voeux de pauvreté, d'obéissance et
de chasteté. La créature de l'organisation, a la permission
d'être riche, mais doit promettre obéissance (« il accepte
l'autorité sans ressentiment et vénère ses supérieurs
» Mussolini ha sempre ragione) et même être prête,
pour la plus grande gloire de la collectivité, à répudier
l'amour conjugal.
Il
est intéressant de noter que, dans 1984, les membres du Parti sont
tenus de se conformer à une morale sexuelle d'une sévérité
plus que puritaine, alors que, dans Le Meilleur des Mondes, tout un chacun
a le droit de satisfaire ses désirs sans la moindre gêne ni
contrainte.
La
société décrite dans le roman d'Orwell est continuellement
en état de guerre, aussi le but de ses dirigeants est-il d'abord,
bien entendu, d'exercer le pouvoir, générateur de grisantes
délices, et ensuite de maintenir leurs sujets dans cet état
de tension croissante qu'une lutte permanente exige de ceux qui la livrent.
En faisant croisade contre la sexualité, les chefs parviennent à
entretenir le degré de tension voulu chez leurs satellites et en
même temps à satisfaire de manière extrêmement
agréable leur propre appétit de puissance. Celle qui est
décrite dans Le Meilleur des Mondes est une société
mondiale dans laquelle la guerre a été éliminée
et où le premier but des dirigeants est d'empêcher à
tout prix leurs sujets de créer; des désordres. Ils y parviennent
(entre autres méthodes) par la légalisation d'un degré
de liberté sexuelle (rendu possible par l'abolition de la famille)
qui garantit pratiquement les populations de toute forme de tension émotive
destructrice (ou créatrice). Dans 1984, l'appétit de puissance
se satisfait en infligeant la souffrance; dans Le Meilleur des Mondes en
infligeant un plaisir à peine moins humiliant.
Il
est évident que la Morale Sociale actuelle n'est que la justification
a posteriori des conséquences les moins heureuses d'un excès
d'organisation, une tentative pathétique pour faire de nécessité
vertu, pour tirer une valeur positive d'une déplaisante donnée
d'expérience. C'est un système de moralité tout à
fait en dehors de la réalité et par conséquent très
dangereux. Le tout social dont la valeur est censée être supérieure
à celle de ses composants n'est pas un organisme au sens où
la ruche et la termitière en sont un. Ce n'est qu'une organisation,
un rouage de la mécanique sociale. Il n'existe de valeur qu'en fonction
de la vie et de la conscience qu'en prend l'individu; or, une organisation
n'est ni consciente, ni vivante, et sa valeur est celle d'un instrument,
dérivé. Elle ne saurait être bonne en soi, elle ne
l'est que dans la mesure où elle contribue au bieni des individus
la composant. Lui donner le pas sur les personnes, c'est subordonner la
fin aux moyens et ce qui se passe quand on renverse ainsi l'échelle
des valeurs a été clairement illustré par, Hitler
et Staline. Sous leur hideuse autorité, les fins personnelles étaient
soumises aux moyens de l'organisation par un mélange de violence
et de propagande, de terreur systématique et de manipulation non
moins systématique des esprits. Dans les dictatures plus efficaces
de demain, il y aura sans doute beaucoup moins de force dé-ployée.
Les sujets des tyrans à venir seront enrégimentés
sans douleur par un corps d'ingénieurs sociaux hautement qualifiés.
Un défenseur enthousiaste de cette nouvelle science écrit
« Le défi que relève de nos jours le sociologue est
le même que celui des techniciens il y a un demi-siècle. Si
la première moitié du vingtième siècle a été
l'ère des ingénieurs techniques, la seconde pourrait bien
être celle des ingénieurs sociaux ». Et je suppose que
le vingt et unième sera celle des Administrateurs Mondiaux, du système
scientifique des castes et du Meilleur des Mondes. A la question quis custodiet
custodes? - qui gardera nos gardiens, qui organisera les organisateurs
techniques? on répond sereinement qu'ils n'ont pas besoin de surveillance.
Il semble régner parmi certains docteurs en sociologie la touchante
conviction que leurs pairs ne seront jamais corrompus par l'exercice du
pouvoir. Tel sire Galahad, ils sont forts comme dix parce que leur coeur
est pur - et leur coeur est pur parce que ce sont des savants qui ont suivi
six mille heures de cours sur les sciences sociales.
Hélas,
l'instruction supérieure n'est pas nécessairement la garantie
d'une vertu plus grande ou d'une sagesse politique plus haute et, à
ces inquiétudes nées de causes morales et psychologiques,
doivent s'en ajouter d'autres, d'un caractère purement scientifique.
Pouvons-nous accepter les théories sur lesquelles les ingénieurs
sociologues fondent leur pratique et dont ils se servent pour justifier
leur manipulation des êtres humains? Par exemple, le professeur Elton
Mayo nous déclare catégoriquement que « le désir
qu'a l'homme d'être continuellement associé à ses semblables
dans le travail est une caractéristique humaine marquée,
sinon la plus marquée ». J'estime qu'il s'agit là d'une
contrevérité manifeste. Certains éprouvent le genre
de désir décrit par Mayo, d'autres non; c'est une question
de tempérament et d'hérédité. N'importe quelle
organisation sociale qui prendrait comme fondement le postulat que l'«
homme » (quel que soit le sens que l'on donne à ce mot) désire
être continuellement associé à ses semblables, serait
pour bien des individus de l'un et l'autre sexe, un lit de Procuste. Il
faudrait les amputer ou les écarteler sur le chevalet pour les y
adapter.
Et
puis aussi, comme elles sont trompeuses les apologies lyriques du Moyen
Age dont beaucoup de théoriciens contemporains adonnent leurs oeuvres!
« Le fait d'être membre d'une Guilde, d'un domaine seigneurial
ou d'un village protégeait l'homme médiéval pendant
toute sa vie, lui donnant paix et sérénité. »
Le protégeait de quoi? pourrions-nous demander. Certainement pas
des mauvais traitements infligés sans l'ombre d'un remords par ses
supérieurs et, en même temps que toute cette « paix
et sérénité », il y avait à l'époque
une énorme quantité de déceptions chroniques, de souffrances
aigües, un ressentiment violent contre un système hiérarchique
rigide qui ne permettait aucun mouvement vertical vers le haut de l'échelle
sociale et que des mouvements horizontaux bien limités dans l'espace
aux hommes attachés à la terre. Les forces impersonnelles
du surpeuplement et de l'excès d'organisation jointes aux ingénieurs
sociologues qui essaient de les diriger, nous poussent vers un nouveau
système médiéval. Cette reviviscence sera rendue plus
acceptable que l'original par quelques commodités tirées
du Meilleur des Mondes, comme le conditionnement prénatal, l'hypnopédie
et l'euphorie chimique, mais pour la majorité des hommes et des
femmes, ce sera encore une sorte de servitude.
IV
LA
PROPAGANDE
DANS
UNE SOCIÉTÉ DÉMOCRATIQUE
Jefferson
a écrit : « Les doctrines européennes posaient que
les hommes en associations nombreuses rie peuvent être restreints
dans les limites de l'ordre et de la justice, si ce n'est par des forces
physiques et morales que déploient au-dessus d'eux des autorités
indépendantes de leur volonté... Nous, fondateurs de la nouvelle
démocratie américaine, nous croyons que l'homme est un animal
raisonnable, doté par la nature de droits ainsi que d'un sens inné
de la justice, que l'on peut empêcher de nuire et confirmer dans
le bien au moyen de pouvoirs modérés, confiés à
des personnes de son propre choix et maintenues dans leurs devoirs par
une dépendance à l'égard de sa volonté. »
Pour des oreilles post-freudierines, ce genre de langage rend un son d'une
touchante et cocasse naïveté. Les êtres humains sont
sérieusement moins rationnels et foncièrement justes que
le supposaient les optimistes du dix-huitième siècle. Par
contre, ils ne sont ni si aveugles moralement, ni si irrémédiablement
déraisonnables que les pessimistes du vingtième voudraient
nous le faire croire. Malgré l'id et le subconscient, malgré
les névroses endémiques, et la prédominance de niveaux
intellectuels très bas, la plupart des hommes et des femmes sont
sans doute assez honnêtes et raisonnables pour qu'on leur confie
la direction de leur propre destinée.
Les
institutions démocratiques sont des dispositifs destinés
à concilier l'ordre social avec la liberté et l'initiative
individuelles, ainsi qu'à soumettre la puissance immédiate
des gouvernants d'un pays à l'autorité ultime des gouvernés.
Le fait qu'en Europe occidentale et en Amérique ces dispositifs
n'ont, somme toute, pas trop mal fonctionné, est la preuve que les
optimistes du dix-huitième siècle ne se trompaient pas entièrement,
Si on leur donne leur chance, les humains peuvent se gouverner eux-mêmes
et le font sans doute mieux, encore qu'avec peut-être une efficacité
mécanique moindre, que « des autorités indépendantes
de. leur volonté ». Pourvu, je le répète, qu'ils
puissent faire l'expérience dans de bonnes conditions, c'est là
une nécessité préalable absolue. On ne peut dire d'aucun
peuple, passant brusquement de la servitude sous le joug d'un despote à
un état jamais expérimenté d'indépendance politique,
qu'il a eu une possibilité acceptable de faire fonctionner des institutions
démocratiques. De plus, aucun peuple végétant dans
des conditions économiques précaires, n'a de chances raisonnables
de pouvoir se gouverner démocratiquement. Le libéralisme
fleurit dans une atmosphère de prospérité et décline
quand cette dernière en se dégradant, contraint le gouvernement
à des interventions de plus en plus fréquentes et draconiennes
dans les affaires de ses sujets. La surpopulation et l'excès d'organisation
sont deux des conditions qui, je l'ai signalé, enlèvent à
une société la possibilité de faire fonctionner efficacement
des institutions démocratiques. Nous voyons par là qu'il
existe certaines conjonctures historiques, économiques, démographiques
et techniques qui rendent excessivement difficile aux animaux raisonnables
de Jefferson, dotés par la nature de droits inaliénables
et d'un sens inné de la justice, l'exercice de leur raison, de leurs
droits et de leur justice dans une société démocratiquement
organisée. Nous autres Occidentaux avons eu le suprême bonheur
de pouvoir faire la grande expérience de l'indépendance politique
dans de bonnes conditions. Mais il semble maintenant qu'en raison de changements
récents intervenus dans notre situation, cette chance infiniment
précieuse nous soit peu à peu retirée. Et bien sûr,
ce n'est pas tout. Ces forces impersonnelles aveugles ne sont pas les seuls
ennemis de la liberté individuelle et des institutions démocratiques.
Il en existe d'autres, d'un caractère moins abstrait, qui peuvent
être sciemment utilisées par des hommes avides de pouvoir
et dont le but est d'établir leur domination, partielle ou totale,
sur leurs semblables. Il y a cinquante ans, dans mon enfance, il semblait
absolument évident que le mauvais vieux temps était passé,
que la torture, les massacres, l'esclavage et la persécution des
hérétiques avaient disparu à jamais. Pour des gens
qui portaient haut-de-forme, se déplaçaient en train et prenaient
un bain quotidien, de pareilles horreurs étaient simplement inconcevables.
Nous vivions au vingtième siècle, que diable! Quelques années
plus tard, ces mêmes hommes qui se baignaient chaque jour et allaient
à l'église en huit-reflets commettaient des atrocités
d'une ampleur dont les Asiatiques et les Africains enténébrés
n'eussent jamais rêvé. A la lumière de l'histoire récente,
il serait stupide de croire que ce genre de choses ne peut pas se reproduire.
Il le peut et sans doute il le fera. Mais dans l'avenir immédiat,
il y a quelque raison de croire que les méthodes répressives
de 1984 céderont le pas aux renforcements et manipulations du Meilleurs
des Mondes.
Il
y a deux sortes de propagande : la rationnelle d'une part, en faveur d'une
action conforme à l'intérêt bien compris de celui qui
l'accomplit et de celui à qui elle s'adresse - d'autre part, l'irrationnelle,
qui ne sert les intérêts de personne, mais est dictée
par la passion et s'adresse à elle. Quand il s'agit d'actes individuels,
il existe des motifs plus nobles, plus élevés que l'intérêt,
mais quand il faut envisager une action collective dans le domaine de la
politique et de l'économie, ce ressort est sans doute le plus puissant
de tous. Si les politiciens et leurs électeurs n'étaient
mus que par le dessein de servir leur intérêt à long
terme et celui de leur pays, ce monde serait un paradis terrestre. En réalité,
ils agissent souvent contre leur propre avantage, simplement pour assouvir
leurs passions les moins honorables; c'est pourquoi nous vivons dans un
lieu de souffrances.
La
propagande pour une action conforme à l'intérêt bien
compris fait appel à la raison au moyen d'arguments logiques fondés
sur les plus solides preuves disponibles, exposées honnêtement
et dans leur intégralité. La propagande pour une action dictée
par des impulsions plus basses que l'intérêt présente
des preuves forgées, falsifiées, ou tronquées, évite
les arguments logiques et cherche à influencer ses victimes par
la simple répétition de slogans, la furieuse dénonciation
de boucs émissaires étrangers ou nationaux, et l'association
machiavélique des passions les plus viles aux idéaux les
plus élevés, si bien que des atrocités en arrivent
à être commises au nom de Dieu et que l'espèce la plus
cynique de Realpolitik est traitée comme une affaire de principe
religieux et de devoir patriotique.
Selon
les termes de John Dewey, « un renouveau de foi dans la commune nature
humaine, ses possibilités en général et, en particulier,
sa capacité de réagir à la raison et à la vérité,
est un plus sûr rempart contre le totalitarisme qu'une démonstration
de succès matériel, ou la dévotion religieuse envers
un certain formalisme légal et politique ». Cette possibilité
de réaction existe en chacun d'entre nous, mais elle y voisine,
malheureusement, avec une tendance à se laisser influencer par la
déraison et le mensonge - surtout si ce dernier évoque quelque
émotion délectable, ou si l'appel au fanatisme fait vibrer
des résonances dans les profondeurs primitives, préhumaines.
de notre être. Dans certains champs de son activité, l'homme
a appris à réagir de manière assez régulière
à la raison et à la vérité. Les auteurs de
doctes articles ne font pas appel aux passions de leurs confrères,
savants et technologues; ils exposent ce qui, en toute science et conscience,
leur paraît être la vérité, sur quelque aspect
particulier de la réalité; ils font usage de la raison pour
expliquer les faits qu'ils ont observés et appuient leur point de
vue avec des arguments adressés à la raison des autres hommes.
Tout cela est relativement aisé dans les sciences physiques et la
technologie, mais beaucoup plus difficile dans le domaine de la politique,
de la religion et de la morale. Là, les faits pertinents nous échappent
souvent et quant à leur sens, il dépend évidemment
du système d'idées dans le cadre duquel vous avez décidé
de les faire entrer. Ce ne sont pas là les seules difficultés
auxquelles se heurte le chercheur de vérité rationnel. Dans
la vie publique et privée, il arrive souvent que le temps manque
pour réunir les faits significatifs ou peser leur importance. Nous
sommes obligés d'agir en nous appuyant sur une documentation insuffisante,
éclairés par une lumière infiniment plus vacillante
que celle de la logique. Avec la meilleure volonté du monde, nous
ne pouvons pas toujours être totalement vrais ou invariablement rationnels.
Tout ce qui demeure en notre pouvoir, c'est de l'être autant que
les circonstances nous le permettent et de réagir aussi bien que
nous le pouvons à la vérité limitée et aux
raisonnements imparfaits que les autres présentent à notre
connaissance.
«
Si une nation compte être ignorante et libre », a écrit
Jefferson, « elle compte sur ce qui n'a jamais été
et ne sera jamais... Le peuple ne peut être en sûreté
sans informations. Là où la presse est libre et chaque citoyen
capable de lire, tout est sauvé. » Vers le même temps,
de l'autre côté de l'Atlantique, un partisan passionné
lui aussi de la raison, exprimait cette idée dans des termes presque
identiques. Voici ce qu'écrivait John Stuart Miii à son père,
le philosophe utilitariste James Mill : « Si complète était
sa confiance dans l'influence de la raison sur l'esprit humain, chaque
fois qu'on lui donne la possibilité de le toucher, qu'il lui semblait
que tout serait gagné si la population entière savait lire
et si toutes les opinions avaient licence de lui être présentées
verbalement ou par écrit et si, au moyen du suffrage universel,
elle pouvait nommer une législature pour donner effet aux opinions
adoptées. » Tout est sauvé, tout serait gagné!
Une fois de plus, nous entendons la voix de l'optimisme du dix-huitième
siècle. Il est vrai que Jefferson était également
réaliste; il savait, par une amère expérience, que
la liberté de la presse peut conduire à de honteux abus.
« Présentement », a-t-il déclaré, «
on ne peut rien croire de ce qu'on lit dans les journaux. » Pourtant
il assurait (et nous ne pouvons que l'approuver) : « Dans les limites
de la vérité, la presse est une noble institution, également
amie des sciences et des libertés civiles. » En un mot, l'information
des masses n'est ni bonne, ni mauvaise; c'est simplement une force et comme
n'importe quelle autre, elle peut être bien ou mal employée.
Dans le premier cas, la presse, la radio, le cinéma sont indispensables
à la survie de la démocratie; dans le second, elles sont
parmi les armes les plus puissantes de l'arsenal des dictateurs. Dans ce
domaine comme dans presque tous ceux de l'entreprise humaine, les progrès
techniques ont lésé les Petits et favorisé les Gros.
Il y a cinquante ans encore, tous les pays démocratiques pouvaient
s'enorgueillir du grand nombre de leurs petits quotidiens locaux, où
des milliers d'éditoriaux exprimaient des milliers d'opinions indépendantes.
Ici ou là, presque tout un chacun parvenait à faire imprimer
pratiquement n'importe quoi. Aujourd'hui, légalement, la presse
est encore libre, mais la plupart des petits journaux ont disparu; le coût
de la pâte à papier, des machines à imprimer modernes
et des agences de presse est trop élevé pour les Petits.
Dans l'Est totalitaire, il existe une censure politique et les organes
de diffusion des nouvelles sont contrôlés par l'Elite de la
Puissance. La censure avec l'accroissement des dépenses et, par
voie de conséquence, la concentration des possibilités d'information
entre les mains de quelques grands organismes, est moins odieuse que le
monopole d'Etat et .la propagande gouvernementale, mais ce n'est assurément
pas une chose qu'un démocrate jeffersonien pourrait approuver.
En
ce qui concerne la propagande, les premiers partisans de l'instruction
obligatoire et d'une presse libre ne l'envisageaient que sous deux aspects
: vraie ou fausse. Ils ne prévoyaient pas ce qui, en fait, s'est
produit - le développement d'une immense industrie de l'information,
ne s'occupant dans l'ensemble ni du vrai, ni du faux, mais de l'irréel
et de l'inconséquent à tous les degrés. En un mot,
ils n'avaient pas tenu compte de la fringale de distraction éprouvée
par les hommes.
Dans
le passé, la plupart n'avaient jamais la possibilité de l'assouvir
complètement; ils le désiraient avec ardeur, mais on ne leur
en fournissait pas l'occasion. Noël venait, mais une fois l'an seulement,
les fêtes étaient « solennelles et rares », il
y avait peu de lecteurs, très peu à lire et ce qui approchait
le plus d'un cinéma de quartier, c'était l'église
paroissiale où les représentations, bien que fréquentes,
étaient quelque peu monotones. Pour trouver une situation comparable,
fût-ce de loin, à celle qui existe actuellement, il nous faut
remonter jusqu'à la Rome impériale, où la populace
était maintenue dans la bonne humeur grâce à des doses
fréquentes et gratuites des distractions les plus variées,
allant des drames en vers aux combats de gladiateurs, des récitations
de Virgile aux séances de pugilat, des concerts aux revues militaires
et aux exécutions publiques. Mais même à Rome, il n'existait
rien de semblable aux distractions ininterrompues fournies par les journaux,
les revues, la radio, la télévision et le cinéma.
Dans Le Meilleur des Mondes, les distractions les plus alléchantes
sont délibérément utilisées et à jet
continu, comme instruments de gouvernement pour empêcher les populations
d'examiner de trop près les réalités de la situation
sociale et politique. L'autre monde de la religion n'est pas le même
que celui du plaisir, mais ils ont assurément en commun le fait
de ne pas être « de ce monde ». L'un et l'autre sont
des distractions et leur pratique continuelle pourrait faire des deux,
selon la formule de Marx, « l'opium du peuple ». Seuls
les
vigilants peuvent sauvegarder leurs libertés et seuls ceux qui ont
sans cesse l'esprit présent et l'intelligence en éveil, peuvent
espérer se gouverner effectivement eux-mêmes par les procédures
démocratiques. Une société dont la plupart des membres
passent une grande partie de leur temps, non pas dans l'immédiat
et l'avenir prévisible, mais quelque part dans les autres mondes
inconséquents du sport, des feuilletons, de la mythologie et de
la fantaisie métaphysique, aura bien du mal à résister
aux empiétements de ceux qui voudraient la manipuler et la dominer.
Dans
leur propagande, les dictateurs contemporains s'en remettent le plus souvent
à la répétition, à la suppression et à
la rationalisation répétition de slogans qu'ils veulent faire
accepter pour vrais, suppression de faits qu'ils veulent laisser ignorer,
déchaînement et rationalisation de passions qui peuvent être
utilisées dans l'intérêt du Parti ou de l'Etat. L'art
et la science de la manipulation en venant à être mieux connus,
les dictateurs de l'avenir apprendront sans aucun doute à combiner
ces procédés avec la distraction ininterrompue qui, en Occident,
menace actuellement de submerger sous un océan d'inconséquence
la propagande rationnelle indispensable au maintien de la liberté
individuelle et à la survivance des institutions démocratiques.
V
LA
PROPAGANDE
DANS
UNE DICTATURE
A
son procès, après la Deuxième Guerre mondiale, le
ministre de l'Armement hitlérien, Albert Speer, prononça
un long discours dans lequel il décrivit avec une remarquable pénétration
la tyrannie nazie et ses méthodes. « La dictature de Hitler
» déclara-t-il, « diffère sur un point fondamental
de toutes celles qui l'ont précédée dans l'histoire.
Elle a été la première dans la période actuelle
de progrès technique moderne et elle a utilisé intégralement
tous les procédés techniques n pour établir sa domination
sur son propre pays. Au moyen de dispositifs mécaniques comme la
radio et le haut-parleur, 80 millions d'êtres humains ont été
privés de la liberté de penser. De ce fait, il a été
possible de les soumettre à la volonté d'un seul... Les dictateurs
précédents avaient besoin d'assistants hautement qualifiés,
même dans les postes subalternes, d'hommes qui pouvaient penser et
agir de leur propre chef. A notre époque de développement
technique moderne, le système totalitaire peut se passer de tels
hommes; grâce aux méthodes d'information perfectionnées,
on est parvenu à mécaniser le commandement aux échelons
inférieurs. Il en est résulté la naissance du nouveau
type d'exécutant qui reçoit des ordre sans jamais les critiquer.
»
Dans
le Meilleur des Mondes de ma fable prophétique, la technique avait
de beaucoup dépassé le point atteint au temps de Hitler et
par conséquent, ceux qui recevaient les ordres avaient un sens critique
infiniment moins développé que leurs semblables nazis, une
obéissance infiniment plus complète à l'égard
de l'élite dirigeante. De plus, ayant été standardisés
génétiquement et conditionnés après décantation
en vue d'accomplir des fonctions subalternes, on pouvait compter qu'ils
se comporteraient sans plus d'inattendu que des machines. Ainsi que nous
le verrons dans un autre chapitre, ce conditionnement du « commandement
inférieur » est déjà pratiqué dans les
dictatures communistes. Chinois et Russes ne se fient pas entièrement
aux effets indirects d'une technique toujours plus perfectionnée,
ils agissent directement sur les organismes psychophysiques de leurs chefs
aux échelons inférieurs, n soumettant les esprits et les
corps à un système de conditionnement impitoyable et, selon
toutes les apparences, extrêmement efficace, « Combien d'hommes
», déclarait Speer, « ont été hantés
par le cauchemar d'un futur asservissement des nations par des moyens techniques!
Ce cauchemar a été presque réalisé dans le
système totalitaire de Hitler. » Presque, mais pas tout à
fait. Les Nazis n'ont pas eu le temps, ni peut-être l'intelligence
et les connaissances nécessaires pour laver le cerveau de leurs
gradés subalternes, Il est possible que ce soit là une des
raisons de leur échec,
Depuis
l'époque de Hitler, l'arsenal des moyens techniques à la
disposition de l'aspirant-dictateur a été considérablement
développé! En plus de la radio, du haut-parleur, de la caméra
de cinéma et de la presse rotative, le propagandiste contemporain
peut faire usage de la télévision pour transmettre non seulement
la voix, mais l'image de son client et enregistrer le tout sur des bandes
magnétiques. Grâce aux progrès techniques, le Grand
Frère peut maintenant être omniprésent presque autant
que Dieu. D'ailleurs, il n'y a pas que dans ce domaine que des atouts nouveaux
ont été apportés au jeu du dictateur. Depuis Hitler,
des travaux considérables ont été faits en psychologie
et neurologie appliquées, domaines d'élection du propagandiste,
de l'endoctrineur, et du laveur de cerveaux. Autrefois, ces spécialistes
dans l'art de changer les opinions étaient des empiristes. Ils avaient
mis au point, après de nombreux tâtonnements, un certain nombre
de procédés et de méthodes qu'ils utilisaient avec
de très bons résultats, mais sans bien savoir pourquoi ils
réussissaient. Aujourd'hui, cet art est en train de devenir une
science; ceux qui la pratiquent savent ce qu'ils font et pourquoi. Ils
sont guidés dans leur travail par des théories et des hypothèses
solidement établies sur un massif fondement de données expérimentales
et, grâce aux nouveaux aperçus ainsi découverts, aux
nouvelles techniques rendues possibles par ces aperçus, le cauchemar
qui a été « presque réalisé dans k système
totalitaire de Hitler » passera peut-être bientôt intégralement
dans le domaine du possible.
Mais
avant d'analyser ces nouveaux aperçus et procédés,
jetons un coup d'oeil au cauchemar si près de s'accomplir dans l'Allemagne
nazie. Quelles étaient les méthodes utilisées par
Hitler et Goebbels pour « priver 80 millions d'êtres de la
liberté de penser en les soumettant à la volonté d'un
seul »? Et quelle était la conception de la nature humaine
sur laquelle se fondaient ces méthodes effroyablement efficaces?
On peut trouver la plupart des réponses dans les propres paroles
de Hitler, et qu'elles étaient claires, astucieuses! Quand il traite
de vastes abstractions comme la Race, l'Histoire, la Providence, il est
strictement illisible, mais quand il est question des masses germaniques,
des méthodes dont il s'est servi pour les dominer et les diriger,
son style change. Le délire cède la place au bon sens, l'enflure
grandiloquente à une lucidité dure et cynique. Dans ses élucubrations
philosophiques, Hitler rêvait éveillé ou rabâchait
les conceptions fumeuses et approximatives d'autres théoriciens.
Dans ses commentaires sur les foules et la propagande, il faisait passer
une expérience directe. Selon les termes de son excellent biographe,
M. Allan Bullock, « Hitler a été le plus grand démagogue
de l'histoire ». Ceux qui ajoutent, « rien de plus qu'un démagogue
», prouvent par là qu'ils ne comprennent pas la nature du
pouvoir à une époque où la politique de masse est
reine. Il l'a dit lui-même : « Etre un chef, cela signifie
pouvoir remuer les masses. » Le but de Hitler était d'abord
de les mettre en mouvement, puis, les ayant arrachées à leurs
attachements traditionnels, sociaux et moraux, de leur imposer (avec le
consentement de la majorité hypnotisée) un nouvel ordre autoritaire
de sa propre invention. « Hitler », écrivait Hermann
Rauschning en 1939, « a un profond respect pour l'église catholique
et l'ordre des Jésuites, en raison non pas de leur doctrine chrétienne,
mais du « mécanisme » qu'ils ont mis au point et contrôlé,
de leur système hiérarchique, de leur tactique extrêmement
habile, de leur connaissance de la nature humaine, de la sagacité
avec laquelle ils font usage de ses faiblesses pour dominer les croyants.
Un cléricalisme sans christianisme, la discipline d'une règle
monastique, non pas pour la plus grande gloire de Dieu ou le salut personnel,
mais pour I'Etat et la plus grande gloire du démagogue devenu Chef
- tel était le but vers lequel tendait le déplacement systématique
des masses.
Voyons
ce que Hitler pensait des foules qu'il remuait et comment il opérait
ces déplacements. Le premier principe dont il partait était
un jugement de valeur les masses sont absolument méprisables. Incapables
de la moindre pensée abstraite, elles ne s'intéressent à
rien en dehors des limites de leur expérience immédiate.
Leur comportement est déterminé, non par la connaissance
et la raison, mais par des sensations et des entraînements inconscients.
C'est à ce niveau que sont « implantées les racines
de leurs attitudes, aussi bien positives que négatives ».
Pour réussir, un propagandiste doit apprendre à manipuler
ces instincts et ces émotions. « La puissance d'impulsion
qui a provoqué les révolutions les plus formidables sur cette
terre n'a jamais été un compendium d'enseignements scientifiques
étendant progressivement son influence sur les foules, mais toujours
une dévotion qui les a inspirées et souvent une manière
d'hystérie qui les a jetées dans l'action. Qui veut se gagner
les masses doit connaître la clef qui ouvrira la porte de leur coeur
»... en jargon post-freudien, de leur sub. conscient.
Ceux
que Hitler séduisait le plus étaient ces membres de la petite
bourgeoisie ruinés par l'inflation de 1923, puis de nouveau par
la dépression de 1929 et des années suivantes. Les «
masses » dont il parle, c'étaient ces millions d'êtres
désorientés, aigris et dévorés d'une anxiété
chronique. Pou les rendre plus amorphes, plus homogènes dans leur
abaissement au-dessous du niveau humain, il les rassembla par milliers
el dizaines de milliers dans de vastes arènes où les individus
pouvaient perdre leur identité, voire leur humanité élémentaire
et se fondre dans la foule. Un homme ou une femme entre en contact direct
avec la société de deux façons : en tant que membre
soit de quelque groupe familial professionnel ou religieux, soit d'une
foule. Les groupes sont capables d'être aussi moraux et intelligents
que les individus qui les composent, une foule est chaotique, sans volonté
propre et capable de tout sauf d'une action intelligente ou d'une pensée
réaliste. Rassemblés dans son magma, les humains perdent
leur faculté de raisonner et de faire un choix en matière
de morale. Leur suggestibilité est accrue à un point tel
qu'ils cessent d'avoir le moindre jugement, la moindre volonté propre.
Ils deviennent excitables, perdent tout sens de leurs responsabilités
personnelles ou collectives, sont sujets à de brusques accès
de rage, d'enthousiasme et de panique. En un mot, l'homme, dans une foule,
se comporte comme s'il avait avalé une forte dose d'un puissant
alcool, il est victime de ce que j'ai appelé l'« empoisonnement
grégaire ». Comme l'alcool, ce poison est une substance active,
faisant sortir de soi-même; l'individu qui souffre de ses effets
échappe aux responsabilités, à l'intelligence et à
la moralité pour se réfugier dans une sorte d'animalité
frénétique et vide.
Durant
sa longue carrière d'agitateur, Hitler avait étudié
les effets du poison grégaire et appris à les utiliser dans
l'intérêt de ses desseins. Il avait découvert que l'orateur
peut mettre en branle, beaucoup plus efficacement que l'écrivain,
ces « forces cachées » qui motivent les actions des
hommes. La lecture est une activité non pas collective mais privée.
L'écrivain ne s'adresse qu'à des individus assis chez eux,
dâns un état de sobriété normale. L'orateur
parle à des masses déjà bien contaminées par
le poison grégaire, elles sont à sa merci et, s'il connaît
son métier, il peut faire d'elles ce qu'il veut. Or, Hitler était
un maître d'une suprême habileté dans ce domaine. Il
était capable, selon ses propres termes, « de suivre les indications
données par la grande masse de façon telle que les émotions
vivantes de ses auditeurs lui suggéraient le mot propre dont il
avait besoin et que ce mot retournait droit au coeur de la foule ».
Otto Strasser disait qu'il était un « haut-parleur, révélant
les désirs les plus secrets, les instincts les moins admissibles,
les souffrances et les révoltes personnelles de toute une nation
». Vingt ans avant que Madison Avenue se fût lancée
dans la « recherche des motivations », Hitler explorait et
exploitait systématiquement les craintes, les espoirs secrets, les
désirs, les appétits, les anxiétés et les rancoeurs
des masses allemandes. C'est par la manipulation de « forces cachées
» que les experts en publicité vous incitent à acheter
leurs produits - une pâte dentifrice, une marque de cigarettes, un
candidat politique - et c'est en faisant appel aux mêmes, ainsi qu'à
d'autres trop dangereuses pour que s'y frotte Madison Avenue, que Hitler
a incité les masses allemandes à s'acheter un Führer,
une philosophie insane et une Deuxième Guerre mondiale.
Contrairement
à la foule, les intellectuels ont le goût du rationnel et
s'intéressent aux données d'expérience. Leur esprit
formé à la critique les rend réfractaires au genre
de propagande qui réussit si bien avec la majorité. Parmi
les masses « l'instinct est le maître suprême et de l'instinct
naît la foi... Alors que les éléments sains du peuple
serrent instinctivement les rangs pour former une collectivité »
(sous la direction d'un Chef, cela va sans dire) « les intellectuels
couraillent de-ci et de-là comme des volailles dans un poulailler.
On ne peut pas faire l'Histoire avec eux, ni les utiliser pour édifier
un groupe homogène ». Les intellectuels sont, de ces gens
qui exigent des preuves et s'indignent des illogismes, ainsi que des sophismes.
Ils considèrent l'excès de simplification comme le péché
originel de l'esprit et n'ont que faire des slogans, assertions catégoriques
et généralisations abusives qui constituent le répertoire
du propagandiste. « Toute propagande efficace », a écrit
Hitler, « doit se borner au strict indispensable, puis s'exprimer
en quelques formules stéréotypées. » Celles-ci
doivent être constamment reprises, car « seule la répétition
constante réussira finalement à graver une idée dans
la mémoire d'une foule ». La philosophie nous enseigne à
douter de ce qui nous paraît évident. La propagande, au contraire,
nous enseigne à accepter pour évident ce dont il serait raisonnable
de douter. Le but du démagogue est de créer la cohésion
sociale sous sa propre autorité. Mais, ainsi que Bertrand Russell
l'a fait remarquer, « les systèmes dogmatiques sans fondements
empiriques, tels que la scolastique, le marxisme et le fascisme, ont l'avantage
de susciter une cohérence sociale marquée parmi leurs disciples
». Il faut donc que le propagandiste démagogique soit uniformément
dogmatique. Toutes ses déclarations sont catégoriques et
sans nuances, le tableau qu'il brosse du monde n'a pas de gris, tout y
est diaboliquement noir ou céleste-ment blanc. Selon les termes
de Hitler, il doit adopter « une attitude systématiquement
partiale à l'égard de tous les problèmes qu'il a à
traiter ». Il ne doit jamais admettre qu'il a pu se tromper, ou que
des gens ayant un point de vue différent pourraient avoir même
en partie raison. Défense de discuter avec des adversaires; ils
seront attaqués, réduits au silence ou, s'ils deviennent
trop gênants, liquidés. L'intellectuel à la conscience
exagérément délicate pourra être choqué
par ces procédés, mais les masses sont toujours convaincues
que « le bon droit est du côté de l'agresseur ».
Telle
était donc sur l'humanité dans sa masse l'opinion de Hitler
: elle était féroce, était-elle fausse ? On connaît
l'arbre à ses fruits et une conception de la nature humaine qui
a inspiré un genre de méthode aussi horriblement efficace
doit contenir au moins une part de vérité. La vertu et l'intelligence
appartiennent aux humains en tant qu'individus librement associés
à leurs semblables dans de petits groupes. Le péché
et la bêtise aussi. Cependant, la vanité préhumaine
à laquelle le démagogue fait appel, le crétinisme
moral sur lequel il s'appuie quand il fouaille ses victimes pour les jeter
dans l'action, sont des traits qui caractérisent l'homme et la femme
non pas en tant qu'individus, mais dans la masse. L'absence de pensée
et l'idiotie morale ne sont pas des attributs caractéristiques de
l'espèce humaine, ce sont des symptômes d'empoisonnement grégaire.
Dans toutes les religions les plus évoluées du globe, la
conversion et l'illumination sont affaires personnelles. Le royaume des
cieux est dans l'esprit de chacun, non pas dans le vacuum collectif d'une
foule. Le Christ a promis d'être présent là où
deux ou trois personnes se seraient rassemblées, il n'a jamais dit
qu'il serait au milieu de milliers d'êtres en train de se contaminer
réciproquement à grandes lampées de poison grégaire.
Sous les Nazis, des multitudes énormes étaient obligées
de passer un temps non moins énorme à marcher en rangs serrés
du point A au point B, pour revenir au point A. « Ce soin de garder
ainsi toute la population en mouvement semblait être une perte insensée
de temps et d'énergie. Ce n'est que bien plus tard », ajoute
Hermann Rauschning, « qu'on y a découvert une intention subtile,
fondée sur une coordination judicieuse des fins et des moyens. La
marche au pas cadencé détourne les pensées des hommes,
elle tue l'intelligence, elle supprime la personnalité, elle est
le coup de baguette magique indispensable pour accoutumer les gens à
une activité mécanique, quasi rituelle, jusqu'à ce
qu'elle devienne une seconde nature. »
A
son point de vue, et au niveau où il avait décidé
d'accomplir son horrible besogne, Hitler avait fait une estimation parfaitement
juste de la nature humaine. Pour ceux d'entre nous qui considèrent
les hommes et les femmes comme des individualités, non comme les
membres de foules ou de collectivités enrégimentées,
il paraît s'être hideusement trompé. A une époque
où la surpopulation s'accélère, où l'excès
d'organisation s'accentue, où les moyens d'information à
l'échelle planétaire deviennent sans cesse plus efficaces,
comment pouvons-nous sauvegarder l'intégrité et réaffirmer
la valeur de la personnalité humaine ? C'est là un problème
que l'on peut encore poser et peut-être résoudre effectivement.
Dans une génération d'ici, il risque d'être trop tard
pour trouver une réponse et peut-être même sera-t-il
impossible dans l'ambiance collective étouffante de ces temps futurs,
de poser la question.
VI
COMMENT
CONVAINCRE LE CLIENT
Pour
que la démocratie puisse survivre, il faut que les majorités
sachent faire des choix réalistes, à la lumière d'informations
adéquates. Une dictature, par contre, se maintient en censurant
ou en déformant les faits, en faisant appel non pas à la
raison ou à l'intérêt bien compris, mais aux passions
et aux préjugés, aux puissantes « forces cachées
» comme Hitler les appelait, présentes dans les profondeurs
inconscientes de tout esprit humain.
En
Occident, les principes démocratiques sont hautement proclamés,
maints journalistes, capables et consciencieux, font de leur mieux pour
fournir aux électeurs des informations sûres et les convaincre,
au moyen d'arguments rationnels de faire des choix réalistes inspirés
par ces données. Tout cela est fort bien, mais malheureusement,
dans les démocraties occidentales, et surtout en Amérique,
la propagande a deux visages et souffre d'un dédoublement de la
personnalité. A la tête de la rédaction, il y a souvent
un Dr Jekyll qui serait très heureux de pouvoir prouver que John
Dewey était dans le vrai, que la nature humaine est sensible à
la vérité et à la raison. Mais ce digne homme ne contrôle
qu'une partie de l'énorme machinerie des communications et nous
trouvons, pour diriger le service de la publicité, un M. Hyde -
ou plutôt un Dr Hyde, car ce personnage est maintenant docteur en
psychologie et maître ès sciences sociales. Il serait bien
navré si tout le monde se montrait constamment digne de la confiance
de John Dewey dans la nature humaine. La vérité et la raison
sont l'affaire de Jekyll, non pas la sienne : Hyde est un analyste en «
motivations », son métier consiste à étudier
les faiblesses humaines, à scruter ces peurs et ces désirs
obscurs, irraisonnés qui déterminent dans une si grande mesure
la pensée consciente et le comportement extérieur de l'homme.
Et il le fait non pas dans l'esprit d'un moraliste qui aimerait rendre
ses semblables meilleurs, ou du médecin qui voudrait améliorer
leur santé, mais uniquement pour découvrir la manière
la plus efficace d'exploiter leur ignorance et leur déraison dans
l'intérêt pécuniaire de ses employeurs.
On
peut soutenir, après tout, que le « capitaliste est mort et
le consommateur, roi » - ce dernier requérant les services
de vendeurs qualifiés, versés dans tous les arts (fût-ce
les plus insidieux) de la persuasion. Dans le système de libre entreprise,
la propagande commerciale, par n'importe quel moyen, est absolument indispensable,
mais ce qui est indispensable n'est pas forcément souhaitable; ce
qui a été reconnu salutaire dans le domaine de l'économie
peut être nuisible aux hommes et aux femmes en tant qu'électeurs,
ou même en tant qu'humains. Les générations précédentes,
plus imbues de morale, eussent été profondément scandalisées
par le cynisme béat des analystes en « motivation ».
Aujourd'hui, quand nous lisons un livre comme The Hidden Persuaders (4)
de Mr. Vance Packard, nous sommes plus amusés qu'horrifiés,
plus résignés.; qu'indignés. C'est le genre de chose
auquel on doit s'attendre, étant donné Freud, le behaviorisme
(5) et le besoin chroniquement désespéré qu'a le le
producteur en masse d'une consommation en masse, Mais on peut se demander
à quoi il faut s'attendre dans l'avenir. Les activités de
Hyde sont-elles compatibles en fin de compte, avec celles de Jekyli? Une
campagne en faveur de la raison peut-elle réussir si elle se heurte
à une autre, plus vigoureuse encore, en faveur de la déraison?
Ce sont là des questions auxquelles je n'essaierai pas de répondre
pour le moment; je les laisserai pendantes, pour qu'elles servent de toile
de fond à notre discussion sur les méthodes de la persuasion
en masse dans une société techniquement avancée.
La
tâche du spécialiste en publicité commerciale dans
une démocratie est, à la fois, plus facile et plus difficile
que celle d'un propagandiste politique employé par un dictateur
établi ou en train de s'établir. Elle est plus facile parce
que presque tout le monde a, au départ, un préjugé
favorable à l'égard de la bière, des cigarettes et
des réfrigérateurs, alors que presque personne n'est bien
disposé pour les tyrans. Elle est plus difficile parce que, selon
les règles de son jeu, l'agent de publicité commerciale n'a
pas le droit de faire appel aux instincts les plus sauvages de son public.
Celui qui fait de la réclame pour des produits laitiers aurait grande
envie de pouvoir dire à ses auditeurs et lecteurs que tous leurs
malheurs sont causés par les machinations d'une redoutable bande
internationale de fabricants de margarine, sans foi ni loi, et que le patriotisme
leur enjoint d'aller brûler les usines de ces oppresseurs. Mais ce
genre de procédé est exclu et il doit se contenter d'arguments
plus anodins, moins excitants, évidemment, que la violence verbale
ou physique. A la longue, la colère et la haine se détruisent
elles-mêmes, mais à court terme, elles donnent des rendements
élevés sous forme de satisfactions psychologiques et même
physiologiques (étant donné qu'elles libèrent de grandes
quantités d'adrénaline et de noradrénaline). Les gens
commencent peut-être avec un préjugé défavorable
à l'égard des tyrans, mais quand ces derniers les ont régalés
d'une propagande génératrice d'adrénaline sur l'ignominie
de leurs ennemis - surtout de ceux qui sont assez faibles pour être
persécutés - ils sont prêts à le suivre avec
enthousiasme. Dans ses discours, Hitler ne cessait de répéter
des mots violents comme « haine », « force », «
impitoyable », « écraser », « broyer »,
en les accompagnant de gestes plus violents encore. Ils hurlait, il vociférait,
ses veines se gonflaient, il devenait violet. Or, les émotions fortes
(tous les acteurs et les dramaturges le savent) sont éminemment
contagieuses. Contaminé par la frénésie venimeuse
de l'orateur, l'auditoire gémissait, sanglotait et hurlait dans
une débauche de passion déchaînée. Ces orgies
étaient si agréables que la plupart de ceux qui y avaient
goûté en redemandaient avidement. Nous souhaitons presque
tous la paix et la liberté, mais bien peu d'entre nous éprouvent
un grand enthousiasme pour les idées, les sentiments et les actes
qui contribuent à les faire régner. Réciproquement,
presque personne ne veut la guerre ou la tyrannie, mais les idées,
les sentiments et les actes qui y conduisent procurent un plaisir intense
à beaucoup de gens. Seulement comme ce sont des explosifs trop dangereux
pour être utilisés commercialement, l'agent de publicité
doit accepter ce handicap et exploiter de son mieux les émotions
moins enivrantes, des formes plus bénignes de la déraison.
Une
propagande efficace et rationnelle n'est possible que s'il existe, de part
et d'autre, une compréhension bien claire de la nature des symboles
et de leurs rapports avec les objets et les événements qu'ils
représentent. L'efficacité de la propagande irrationnelle
dépend de leur méconnaissance généralisée.
Les simples ont tendance à prendre le symbole pour l'équivalent
exact de ce qu'il exprime, à attribuer aux objets et aux événements
certaines des caractéristiques définies en des termes que
le publiciste a choisis lui-même, pour servir ses desseins. Prenons
un exemple simple. La plupart des produits de beauté sont à
base de lanoline, mélange de graisse tirée de la laine du
mouton et d'eau, le tout fouetté en émulsion. Cette substance
a beaucoup de propriétés salutaires : elle est légèrement
antiseptique, pénètre dans la peau, ne rancit pas, etc...,
mais les publicistes se gardent bien de parler de ces vertus. Ils donnent
un nom voluptueux et pittoresque à l'émulsion, parlent avec
extase et inexactitude de la beauté féminine et présentent
des blondes capiteuses en train de nourrir leurs tissus avec des crèmes
de soin. L'un d'eux a écrit : « Les fabricants de produits
de beauté ne vendent pas de la lanoline, ils vendent de l'espoir.
»C'est pour lui, pour la promesse implicite et frauduleuse d'une
transfiguration, que les femmes paieront dix ou vingt fois la valeur de
l'émulsion que les propagandistes ont si habilement associée,
au moyen de symboles trompeurs, à un désir féminin
profond et quasi universel : paraître plus attirante aux yeux du
sexe opposé. Les principes à la base de ce genre de propagande
sont extrêmement simples. Trouver quelque désir commun, quelque
crainte ou anxiété inconsciente largement répandue
- découvrir un moyen de relier ce désir ou cette crainte
au produit à vendre -construire un pont de symboles verbaux ou picturaux
sur lequel le consommateur pourra passer de la réalité au
rêve compensateur et de celui-ci à l'illusion que le produit,
une fois acheté, permettra au rêve de se réaliser.
« Nous n'achetons plus des oranges, mais de la vitalité. Nous
n'achetons plus une voiture, mais du prestige. » Il en est de même
pour tout le reste. Avec un dentifrice, nous achetons non plus un simple
détersif antiseptique, mais la libération d'une angoisse
: celle d'être sexuellement repoussant. Avec la vodka et le whisky,
nous n'achetons pas un poison protoplasmique qui, à doses faibles,
peut déprimer le système nerveux de manière utile
au point de vue psychologique, nous achetons de l'amabilité, du
liant, la chaleur de Dingley Dell (6) et le brillant de la Mermaid Tavern
(7). Avec nos laxatifs, nous achetons la santé d'un dieu de l'Olympe,
l'éclat radieux d'une nymphe de Diane. Avec l'ouvrage à succès
du mois, nous acquérons de la culture, l'envie de nos voisins moins
intellectuels et le respect des raffinés. Dans tous les cas, l'analyste
en « motivation » a trouvé une crainte ou un désir
profond dont l'énergie peut être utilisée pour amener
le consommateur à dépenser de l'argent et par là,
indirectement, à faire tourner les rouages de l'industrie. Mise
en réserve dans les esprits et les corps d'individus innombrables,
cette force latente est libérée, puis transmise par une ligne
de symboles soigneusement disposée de manière à éviter
le rationnel et à obscurcir le vrai problème.
Parfois,
ces symboles prennent effet en acquérant une puissance de fascination
disproportionnée et autonome. C'est le cas des rites et des pompes
de la religion. Ces « saintes harmonies »renforcent la foi
là où elle existe déjà et là où
il n'y en a pas, facilitent les conversions. Faisant appel au seul sens
de l'esthétique, elles ne garantissent ni la vérité,
ni la valeur morale des doctrines auxquelles elles ont été,
tout à fait arbitrairement, associées. Si l'on s'en tient
à la pure et simple vérité historique, les beautés
du divin ont souvent été égalées et même
surpassées par celles du démoniaque. Au temps de Hitler,
par exemple, les rassemblements annuels à Nuremberg étaient
des chefs-d'oeuvre d'art rituel et théâtral. « J'ai
passé six ans à Saint-Pétersbourg avant la guerre,
à la plus belle époque de l'ancien ballet russe »,
a écrit Sir Névile Henderson, ambassadeur de Grande-Bretagne
en Allemagne nazie, « mais je n'en ai jamais vu un seul qui pût
se comparer au congrès de Nuremberg pour la beauté grandiose.
» On songe à Keats : « La beauté est la vérité,
la vérité est la beauté. » Hélas, l'identité
n'existe que sur quelque plan ultime, supraterrestre. Au niveau de la politique
et de la théologie, la beauté est parfaitement compatible
avec l'ineptie et la tyrannie, ce qui est d'ailleurs fort heureux, sinon,
il y aurait bien peu d'art en ce monde. Les chefs-d'oeuvre de la peinture,
de la sculpture et de l'architecture ont été produits à
titre de propagande religieuse ou politique, pour la plus grande gloire
d'un dieu, d'un gouvernement ou d'un clergé. Mais la plupart des
rois et des prêtres ont été des despotes et toutes
les religions entachées de superstition. Le génie a été
le serviteur de la tyrannie et la plastique a fait de la réclame
pour les vertus du dieu local. Le temps, à mesure qu'il s'écoule,
sépare le bon art de la mauvaise métaphysique. Pouvons-nous
apprendre à faire cette distinction, non pas une fois l'événement
passé, mais pendant qu'il se produit? Toute la question est là.
Dans
la propagande commerciale, le principe du symbole à la fascination
disproportionnée est clairement reconnu et utilisé. Toute
entreprise de publicité a son service artistique et des efforts
sont constamment faits pour embellir les panneaux avec des affiches saisissantes,
les pages des revues avec des dessins et des photographies pleines de vie.
Il ne s'agit pas là de chefs-d'oeuvre, car ces derniers ne s'adressent
qu'à un public limité, alors que le but du propagandiste
est de se gagner la majorité. Pour lui, l'idéal, c'est la
médiocrité dans la bonne qualité. On peut en effet
s'attendre à ce que ceux qui apprécient cet art, pas trop
bon mais suffisamment frappant, apprécient aussi les produits auxquels
il a été associé et qu'il représente.
Un
autre symbole démesurément fascinant, c'est la publicité
chantée; elle est d'invention récente, mais la théologie
et la dévotion ainsi traitées - l'hymne et le psaume - remontent
aux origines de la religion. Le militarisme en chansons de marche est aussi
vieux que la guerre, et le patriotisme lyrique, précurseur de nos
hymnes nationaux, a sans aucun doute été utilisé pour
promouvoir la solidarité du groupe et souligner la distinction entre
« nous » et « eux » par les bandes errantes des
chasseurs paléolithiques. Pour la plupart des gens, la musique est
attrayante en elle-même; de plus, les airs ont tendance à
se graver dans l'esprit de l'auditeur qu'ils peuvent hanter une vie durant.
Voilà, par exemple, une affirmation ou un jugement de valeur totalement
inintéressants; sous cette forme, personne n'y prêtera la
moindre attention. Mais mettez les paroles sur un air entraînant
et facile à retenir, aussitôt elles acquièrent une
puissance étonnante et qui plus est, elles tendront à se
répéter automatiquement chaque fois que la mélodie
sera entendue ou spontanément remémorée. Orphée
a fait alliance avec Pavlov - la puissance des sons avec le réflexe
conditionné! Pour le propagandiste commercial, de même que
pour ses collègues en politique et en religion, la musique a encore
un autre avantage : des inepties qu'un être raisonnable aurait honte
d'écrire, de dire ou d'entendre, peuvent être chantées
et écoutées par ce même être avec plaisir et
même une sorte de conviction intellectuelle. Pouvons-nous apprendre
à séparer la jouissance de chanter ou d'écouter chanter
et la-tendance trop humaine à croire la propagande que les couplets
nous entonnent? De nouveau, c'est toute la question.
Grâce
à l'instruction obligatoire et aux presses rotatives, le propagandiste
a pu, depuis bien des années, faire parvenir son message pratiquement
à tous les adultes de tous les pays civilisés. Aujourd'hui,
avec la radio et la télévision, il est en mesure de communiquer
même avec les grandes personnes incultes et les enfants qui ne savent
pas encore lire.
Comme
on pouvait s'y attendre, les jeunes sont extrêmement sensibles à
la propagande. Ignorants du monde et de ses usages, ils sont absolument
sans méfiance, leur esprit critique n'est pas encore développé,
les plus petits n'ont pas atteint l'âge de raison et les plus âgés
n'ont pas acquis l'expérience sur laquelle leur faculté de
raisonnement nouvellement découverte pourrait s'exercer. En Europe,
les conscrits étaient désignés sous le nom badin de
« chair à canon ». leurs petits frères et leurs
petites soeurs sont maintenant devenus de la chair à radio et à
télévision. Dans mon enfance, on nous apprenait à
chanter de petites rengaines sans grand sens ou, dans les familles pieuses,
des cantiques. Aujourd'hui, les petits gazouillent de la publicité
chantée. Qu'est-ce qui vaut le mieux : « Où Timor passe,
l'insecte trépasse! » ou bien « Cadet Rousselle a trois
cheveux »? Je suis chrétien, voilà ma gloire! »
ou bien « Le voilà le joli Byrrh au vin! » Qui sait?
« Je ne dis pas qu'il faut forcer les enfants àharceler leurs
parents pour qu'ils achètent les produits dont la publicité
passe à la télévision, mais enfin je ne peux pas me
dissimuler que c'est là une chose qui se fait journellement. »C'est
ce qu'écrit l'acteur vedette d'un des nombreux programmes destinés
à la jeunesse et il continue en ces termes : « Les enfants
sont comme des enregistrements vivants et parlants de ce que nous leur
disons tous les jours. » En temps voulu, bien sûr, ces enregistrements
vivants et parlants de la télévision commerciale grandiront,
gagneront de l'argent et achèteront les produits de l'industrie.
« Songez un peu », écrit M. Clyde Miller avec ravissement,
« songez aux profits qu'il pourra en résulter pour votre firme
si vous arrivez à conditionner un million, ou dix millions d'enfants
qui deviendront des adultes entraînés à acheter vos
produits comme les soldats sont entraînés à acheter
vos produits comme les soldats sont entraînés à avancer
quand ils entendent les mots-déclencheurs : « En avant, marche!
» Oui, songez-y! Et en même temps n'oubliez pas que les dictateurs
y songent depuis des années, que des millions, des dizaines de millions,
des centaines de millions d'enfants sont en train de grandir pour acheter
un jour les produits idéologiques du despote local, pour répondre
aux mots déclencheurs implantés dans ces jeunes esprits par
ses propagandistes.
Plus
on est nombreux, moins on peut se gouverner soi-même. Plus le corps
électoral est vaste, moins chaque vote individuel a de valeur. Quand
il est noyé au milieu de millions d'autres, l'électeur a
l'impression d'être impuissant, ou quantité négligeable.
Les candidats auxquels il a donné sa voix sont loin, au sommet de
la pyramide du pouvoir. En théorie, ils sont les serviteurs du peuple,
mais en pratique, ce sont eux qui donnent les ordres et c'est le peuple
souverain, tout en bas du grand édifice, qui doit obéir.
L'augmentation de la population et les progrès de la technique ont
eu pour résultat d'accroître le nombre et la complexité
des organisations, ainsi que la quantité des pouvoirs réunis
entre les mains des dirigeants et de diminuer d'autant le contrôle
exercé par les directeurs de même que le respect du public
pour les procédures démocratiques. Celles-ci, déjà
affaiblies par les immenses forces impersonnelles à l'oeuvre dans
le monde moderne, sont maintenant minées du dedans par les politiciens
et leurs propagandistes.
Les
humains agissent de quantités de façons illogiques, mais
tous semblent capables, si on leur en donne la possibilité, de faire
un choix raisonnable à la lumière des renseignements dont
ils disposent. Les institutions démocratiques ne peuvent fonctionner
que si tous les intéressés font de leur mieux pour répandre
les connaissances et encourager l'exercice du bon sens. Mais aujourd'hui,
dans la plus puissante démocratie du monde, - les politiciens et
leurs propagandistes préfèrent les ridiculiser en faisant
appel presque exclusivement à l'ignorance et à la déraison
de leurs électeurs. En 1956, le directeur d'une puissante publication
commerciale m'a déclaré : « Les deux partis mettent
leurs candidats et leurs programmes sur le marché en utilisant les
mêmes méthodes que le monde des affaires pour vendre ses produits.
Elles comprennent le choix scientifique des thèmes de publicité
et la répétition organisée... Les annonces et les
réclames faites à la radio répéteront des slogans
avec une intensité strictement graduée. Des placards feront
hurler des phrases dont l'efficacité a été prouvée...
En plus d'une voix sonore et d'une bonne diction, les candidats devront
être capables de regarder « sincèrement » la caméra
de télévision. »
Les
services de ventes politiques ne font appel qu'aux faiblesses de leurs
électeurs, jamais à leur force latente. Ils se gardent bien
d'éduquer les masses et de les mettre en mesure de se gouverner
elles-mêmes, jugeant très suffisant de les manipuler et de
les exploiter. C'est dans ce but que toutes les ressources de la psychologie
et des sciences sociales sont mobilisées. Des échantillons
soigneusement choisis du corps électoral sont soumis à des
« interviews en profondeur »qui révèlent les
craintes et les désirs inconscients les plus répandus dans
un milieu donné au moment d'une élection. Des phrases et
des images destinées à apaiser ou, en cas de nécessité,
à intensifier ces craintes, à satisfaire ces désirs,
au moins symboliquement, sont alors choisies par les experts, essayées
sur des lecteurs et des auditeurs, changées ou améliorées
selon les renseignements ainsi obtenus. Après cela, la campagne
électorale est prête pour la transmission en chaîne;
il n'y manque plus que de l'argent et un candidat qu'on puisse entraîner
à prendre un air « sincère ».
Avec
ce mode de distribution, les principes politiques et les plans d'action
précis en sont arrivés à perdre la plus grande partie
de leur importance. La personnalité du candidat et la façon
dont elle est mise en valeur par les experts en publicité représentent
l'essentiel.
D'une
manière ou d'une autre, sous les aspects d'un mâle vigoureux
ou d'un bon papa affable, il faut que le candidat soit « public ».
Il faut aussi qu'il soit distrayant et n'ennuie jamais un public endurci
à la télévision et à la radio, habitué
à être diverti et qui n'aime pas qu'on lui demande de se concentrer,
ni de faire un effort intellectuel prolongé. Tous les discours de
l'amuseur-candidat devront donc être courts et percutants. Les grands
problèmes du jour y seront traités en cinq minutes au plus
- et de préférence (étant donné que l'auditoire
aura hâte de passer à quelque chose de plus attrayant que
l'inflation ou la bombe H) en soixante secondes tout juste. La nature de
l'éloquence est telle que les politiciens et les ecclésiastiques
ont toujours tendance à simplifier exagérément les
questions complexes et, d'une chaire ou d'une tribune, le plus consciencieux
des orateurs éprouve une extrême difficulté à
dire toute la vérité. Mais avec les méthodes utilisées
aujourd'hui pour vendre du candidat politique comme s'il s'agissait d'un
désodorisant, le corps électoral est positivement garanti
contre tout contact avec la vérité, sur quel-que sujet que
ce soit.
VII
LE
LAVAGE DE CERVEAU
Dans
les deux chapitres précédents, j'ai décrit les procédés
techniques utilisés par la manipulation en masse des esprits, telle
qu'elle est pratiquée par le plus grand démagogue et les
experts en ventes les plus célèbres de l'histoire écrite,
mais aucun problème humain ne peut être résolu par
les seules méthodes du gros. Le fusil de chasse a sa place, mais
la seringue de Pravaz aussi. Dans les chapitres suivants, je vais décrire
certains des procédés les plus efficaces pour manipuler non
plus des foules, des publics entiers, mais des individus isolés.
Au
cours de ses expériences qui ont fait époque sur les réflexes
conditionnés, Ivan Pavlov a observé que si on les soumettait
à une tension physique ou psychique prolongée, les animaux
de laboratoire présentaient tous les symptômes d'une profonde
dépression nerveuse. Refusant d'affronter plus longtemps une situation
intolérable, leur cerveau se mettait en grève, pour ainsi
dire, et s'arrêtait complètement de fonctionner (le chien
perdait conscience) ou recourait à la marche au ralenti et au sabotage
(le chien se comportait de façon incohérente ou présentait
des symptômes de ce que nous eussions appelé hystérie
chez des humains). Certains sujets résistaient mieux à ce
genre d'agression que d'autres. Ceux qui avaient une constitution qualifiée
de « forte excitatoire » par Pavlov s'effondraient beaucoup
plus vite que ceux d'un tempérament simplement « vif »
(en opposition à colérique ou agité). De même,
les sujets « faibles inhibitoires » arrivaient au bout de leur
résistance bien avant les « calmes imperturbables ».
Mais même le plus stoïque ne pouvait tenir indéfiniment;
s'il était soumis à une tension assez intense ou prolongée,
il finissait par s'écrouler de manière aussi abjecte que
le plus faible de son espèce.
Les
découvertes de Pavlov ont été confirmées de
la façon la plus angoissante lors des deux guerres mondiales. A
la suite d'une seule expérience catastrophique, ou d'une série
de chocs moins effrayants mais maintes fois répétés,
on voit apparaître un certain nombre de symptômes psychophysiques
chez les soldats. Perte de conscience temporaire, agitation extrême,
léthargie, cécité ou paralysie fonctionnelle, réactions
totalement aberrantes aux stimuli des événements, renversements
étranges des comportements de toute une vie - toutes les caractéristiques
que Pavlov avait observées chez ses chiens reparurent parmi les
victimes de ces traumatismes. Chaque homme, de même que chaque sujet
de laboratoire, a sa limite d'endurance personnelle; la plupart l'atteignent
au bout de trente jours de tension plus ou moins continuelle dans les conditions
du combat moderne; les plus sensibles succombent en quinze jours seulement,
les plus coriaces durent de quarante-cinq à cinquante jours, mais
en fin de compte, tous s'écroulent, c'est-à-dire tous ceux
qui étaient normaux au départ, car, ironie assez amère,
les seuls qui puissent soutenir indéfiniment la tension imposée
par la guerre moderne sont les malades mentaux. La folie individuelle est
immunisée contre les conséquences de la démence collective.
Le
fait que chaque individu a son point de rupture propre était connu
et, d'une manière primitive, déplorablement peu scientifique,
exploitée depuis les temps les plus reculés. Dans certains
cas, l'inhumanité terrible de l'homme à l'égard de
ses semblables a été inspirée par l'amour de la cruauté
pour elle-même, pour l'horrible fascination qu'elle exerce, mais
le plus souvent, le sadisme pur était mitigé par des considérations
utilitaires, la théologie ou la raison d'Etat. Des tortures physiques
et d'autres formes d'agression étaient infligées par les
hommes de loi pour délier la langue de témoins récalcitrants,
par les ecclésiastiques pour punir les égarés et les
inciter à rentrer dans le chemin jugé droit, par la police
secrète pour arracher des aveux à des personnes soupçonnées
d'hostilité envers le gouvernement. Sous Hitler, la torture suivie
de l'extermination en masse frappa ces hérétiques biologiques,
les Juifs. Pour un jeune Nazi, un temps de service dans les camps de la
mort était, selon les termes de Himmler, « le meilleur endoctrinement
sur les êtres inférieurs et les races sous-humaines ».
Etant donné le caractère d'obsession que revêtait l'antisémitisme
contracté par Hitler, tout jeune, dans les taudis de Vienne, cette
renaissance des méthodes employées par le Saint-Office contre
les hérétiques était inévitable. Mais mise
en regard des découvertes de Pavlov et des connaissances acquises
par les psychiatres sur le traitement des névroses de guerre, elle
fait l'effet d'un anachronisme hideux et grotesque. Des agressions amplement
suffisantes pour provoquer un collapsus cérébral complet
peuvent être perpétrées par des méthodes qui,
tout en étant abominablement inhumaines, restent en deçà
des tortures physiques.
Quoi
qu'il ait pu se passer autrefois, il semble à peu près certain
que ces dernières ne sont pas les seul es armes de. la police communiste
actuelle, qui tire ses inspirations non pas de l'Inquisiteur ou du S.S.,
mais du physiologiste et de ses sujets de laboratoire méthodiquement
conditionnés. Pour le dictateur et ses hommes de main, les découvertes
de Pavlov ont des conséquences pratiques importantes. Si le système
nerveux central du chien peut être brisé, celui d'un prisonnier
politique aussi. Il s'agit seulement d'appliquer les doses de tension voulues
pendant le temps voulu. A la fin du traitement, l'interné sera dans
un état de névrose ou d'hystérie tel qu'il avouera
ce que ses geôliers voudront. Mais les aveux ne sont pas suffisants.
Un névropathe incurable ne peut servir à rien ni à
personne. Ce dont le dictateur intelligent et pratique a besoin, ce n'est
pas d'un malade bon à hospitaliser, ou d'une victime à fusiller,
mais d'un converti qui travaillera pour la Cause. Se tournant une fois
encore vers Pavlov, il apprendra que, en approchant du point de rupture
définitive, le sujet devient anormalement sensible à la suggestion.
Alors qu'il est près de la limite de son endurance cérébrale,
il est aisé de lui faire adopter de nouveaux comportements et qui
semblent être indélébiles. L'animal chez qui on les
a implantés ne peut plus être déconditionné;
ce qu'il a appris sous l'étreinte de l'agression reste partie intégrande
(8) de son être.
Les
tensions psychologiques peuvent être produites de maintes façons.
Les chiens sont troublés, agités quand les stimuli sont d'une
force inusitée, quand l'intervalle entre l'excitation et la réaction
habituelle est anormalement prolongé et l'animal laissé dans
l'incertitude anxieuse, quand le cerveau est dérouté par
des stimuli contraires à ceux qu'il a été entraîné
à attendre, ou quand ceux-ci n'ont pas de sens dans le système
de référence de la victime. De plus, on a constaté
qu'en provoquant délibérément la peur, la colère
ou l'anxiété, on augmentait notablement la vulnérabilité
de l'animal aux suggestions. Si ces émotions sont maintenues au
paroxysme pendant assez longtemps, le cerveau « se met en grève
» et ensuite rien n'est plus aisé que d'implanter de nouveaux
comportements.
Parmi
les causes physiques qui rendent un chien plus facile à suggestionner,
il y a la fatigue, les blessures et toutes les formes de la maladie.
Pour
l'aspirant-dictateur, il y a là des indications pratiques de grande
valeur. Ces observations prouvent, par exemple, que Hitler avait tout à
fait raison de soutenir que les réunions de masse étaient
plus efficaces la nuit que le jour. Il a écrit que pendant la journée
« la volonté de l'homme se révolte avec la dernière
énergie contre toute tentative pour la soumettre à celle
d'un autre. Mais dans la soirée, ils succombent bien moins difficilement
à la force dominante d'une volonté plus puissante ».
Pavlov
eût été du même avis : la fatigue accroît
la suggestibilité! C'est la raison pour laquelle les firmes commerciales
faisant de la publicité à la télévision, préfèrent
les heures tardives et sont prêtes à payer fort cher pour
les obtenir.
La
maladie est encore plus efficace pour intensifier cette susceptibilité
et, dans le passé, les chambres de patients ont été
le théâtre d'innombrables conversions religieuses. Le dictateur
scientifiquement entraîné de l'avenir aura fait équiper
tous les hôpitaux de ses domaines avec des hauts-parleurs glissés
sous les oreillers. De la persuasion en conserve sera diffusée vingt-quatre
heures sur vingt-quatre et les malades les plus importants seront visités
par des pêcheurs d'âmes politiques et des convertisseurs, tout
comme autrefois leurs ancêtres l'étaient par des prêtres,
des religieuses et de pieux laïcs.
Le
fait que de fortes émotions négatives tendent à augmenter
la suggestibilité et partant à faciliter un revirement dans
les opinions, a été observé et utilisé longtemps
avant l'époque de Pavlov. Ainsi que l'a indiqué le Dr William
Sargant dans son ouvrage si révélateur, Battle for the Mind
(9), l'énorme succès de Wesley en tant que prédicateur
était fondé sur une connaissance intuitive du système
nerveux centraI. Il commençait ses sermons par une description longue
et détaillée des tourments auxquels, à moins qu'ils
se convertissent, ses auditeurs seraient assurément condamnés
pour l'éternité. Puis, lorsque la terreur et un sentiment
de culpabilité torturant avaient amené son auditoire au bord
du vertige, voire, dans certains cas, d'un effondrement cérébral
complet, il changeait de ton et promettait le salut à ceux qui croiraient
et se repentiraient. Par ce procédé, il a converti des milliers
d'hommes, de femmes et d'enfants. Une crainte intense et prolongée
les brisait et les mettait dans un état de suggestibilité
grandement accrue qui leur permettait d'accepter sans discussion les assertions
du prédicateur. Après quoi, ils étaient rétablis
dans leur intégrité par des paroles de réconfort et
sortaient de l'épreuve avec des types de comportement nouveaux et
généralement meilleurs implantés de manière
ineffaçable dans leur esprit et leur système nerveux.
L'efficacité
de la propagande politique et religieuse dépend des méthodes
employées et non pas des doctrines enseignées. Ces dernières
peuvent être vraies ou fausses, saines ou pernicieuses, peu importe.
Si l'endoctrinement est bien fait au stade voulu de l'épuisement
nerveux, il réussira. Dans des conditions favorables, pratiquement
n'importe qui peut être converti à n'importe quoi.
Nous
possédons des descriptions détaillées des méthodes
employées par la police communiste pour le traitement des prisonniers
politiques. Dès l'instant où elle est enfermée, la
victime est systématiquement soumise à de nombreuses sortes
d'agressions
physiques et psychologiques. Mal nourrie, mal traitée, ne pouvant
dormir que quelques heures par nuit, elle est maintenue dans un état
croissant d'anxiété, d'attente et d'appréhension cruelle.
Jour après jour - ou plutôt nuit après nuit - car ces
policiers pavloviens connaissent la valeur de la fatigue pour intensifier
la suggestibilité - le détenu est questionné, souvent
des heures durant, par des enquêteurs qui font tout ce qu'ils peuvent
pour l'effrayer, le troubler et le dérouter. Après quelques
semaines ou quelques mois de ce traitement, son cerveau se met en grève
et il avoue tout ce que ses geôliers veulent. Ensuite, s'il doit
être converti plutôt que fusillé, on lui offre le réconfort
de l'espoir. Qu'il accepte la foi nouvelle et il peut encore être
sauvé - non pas dans l'autre monde, bien entendu, puisque, officiellement
il n'y en a pas, mais dans celui-ci.
Des
méthodes du même genre, encore que moins radicales, ont été
utilisées pendant la guerre de Corée sur des prisonniers
militaires. Dans leurs camps chinois, les jeunes détenus occidentaux
étaient soumis à une tension systématique. Pour les
plus minimes infractions, les coupables étaient appelés au
bureau du commandant, questionnés, rudoyés et humiliés
en public; la scène se répétait à l'infini,
à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit, et ‘ce
harcèlement continuel créait chez ses victimes une impression
d'affolement et d'anxiété chronique. Pour accentuer leur
sentiment de culpabilité, on obligeait les prisonniers à
écrire et à récrire avec des détails de plus
en plus intimes de longs comptes rendus autobiographiques de toutes leurs
fautes. Ensuite, ayant avoué leurs péchés, ils devaient
avouer ceux des autres. Le but était de créer à l'intérieur
du camp une société de cauchemar dans laquelle tout le monde
espionnait et mouchardait tout le monde. A ces tensions mentales s'ajoutaient
les agressions physiques de la mauvaise alimentation, de l'inconfort et
de la maladie. La suggestibilité accrue ainsi provoquée était
habilement exploitée par les Chinois qui déversaient dans
ces cerveaux anormalement réceptifs des doses massives de littérature
procommuniste et anticapitaliste. Ces procédés inspirés
de Pavlov obtenaient des succès remarquables. Des rapports officiels
nous informent qu'un Américain prisonnier sur sept s'est rendu coupable
de collusion grave avec les autorités chinoises, un sur trois de
quasi-collaboration.
Il
ne faut pas croire que les Rouges réservent exclusivement ce genre
de traitement à leurs ennemis. Les jeunes qui, durant les premières
années du nouveau régime, ont été les missionnaires
et les organisateurs ‘du communisme dans les innombrables villes
et villages de Chine, avaient été soumis à un endoctrinement
bien plus intense qu'aucun prisonnier de guerre. Dans son livre, China
under Communism, R. L. Walker décrit les méthodes grâce
auxquelles les chefs du parti sont en mesure de fabriquer, à partir
d'hommes et de femmes tout à fait ordinaires, les milliers de fanatiques
éperdument dévoués qui leur sont nécessaires
pour propager l'évangile communiste et faire obéir ses commandements.
Avec ce système d'entraînement, le matériel humain
brut est expédié dans des camps spéciaux où
ses éléments sont complètement isolés de leurs
amis, de leur famille et du monde extérieur en général.
Là, on les contraint à effectuer un travail physique et intellectuel
épuisant; jamais seuls, toujours en groupe, incités à
s'espionner mutuellement, obligés d'écrire des autobiographies
accusatrices, ils vivent dans la crainte perpétuelle du sort épouvantable
qu'ils pourraient connaître en raison de ce qui a été
dit sur leur compte par des mouchards ou de ce qu'ils ont avoué
eux-mêmes. Dans cet état de suggestibilité accrue,
on leur fait suivre un programme intensif de marxisme théorique
et pratique et un échec à l'examen qui le clôt peut
entraîner n'importe quelle sanction, depuis l'expulsion ignominieuse
jusqu'à un séjour dans un camp de travaux forcés,
ou même la liquidation. Après six mois d'entraînement
de' ce genre, la tension prolongée produit les résultats
que les découvertes de Pavlov laissaient prévoir. Les uns
après les autres, ou par groupes entiers, les sujets s'effondrent,
les symptômes de névrose et d'hystérie font leur apparition,
certaines des victimes se suicident, d'autres (jusqu'à 20 pour cent
du total, nous dit-on) contractent de graves maladies mentales. Ceux qui
survivent aux rigueurs de la conversion en sortent avec des types de comportement
nouveaux et indéracinables. Tous leurs liens avec le passé
- familles, amis, traditions - ont été rompus. Ce sont des
hommes nouveaux recréés à l'usage de leur nouveau
dieu et intégralement voués à son service.
Dans
tout l'univers communiste, des dizaines de milliers de ces jeunes gens
disciplinés et morts à eux-mêmes sortent chaque année
de centaines de ces centres de formation. Ce que les Jésuites ont
fait pour l'Eglise romaine de la Contre-Réforme, ces produits d'un
entraînement plus scientifique et encore plus dur le font en ce moment
et continueront sans aucun doute à le faire pour les partis communistes
d'Europe, d'Asie et d'Afrique.
En
politique, il semble que Pavlov ait été un libéral
à l'ancienne mode, mais, par une étrange ironie du sort,
ses recherches et les théories qu'il a édifiées sur
elles ont fait naître une immense armée de fanatiques voués
corps et âme, réflexes et système nerveux, à
la destruction de ce même libéralisme où qu'il se trouve.
Le
lavage de cerveau, tel qu'il est pratiqué de nos jours, est un procédé
hybride dont l'efficacité dépend en partie de l'emploi systématique
de la violence et en partie de manipulations psychologiques habiles. Il
représente la tradition de 1984 en train de devenir la tradition
du Meilleur des Mondes. Sous une dictature établie de longue date
et bien organisée, nos méthodes actuelles de manipulations
semi-violentes sembleront, à n'en pas douter, ridiculement élémentaires.
Conditionné depuis son plus jeune âge (et. peut-être
aussi prédestiné biologiquement), l'individu de caste moyenne
ou basse n'aura jamais besoin ni de se convertir, ni même de suivre
des cours d'entretien sur la vraie foi. Il faudra par contre que les membres
de la plus haute classe puissent avoir de nouvelles idées pour faire
face à des situations nouvelles et leur formation devra donc être
beaucoup moins rigide que celle imposée aux êtres qui n'ont
pas à raisonner, mais simplement à travailler et à
mourir avec le minimum de complications.
Ils
appartiendront encore à une espèce sauvage - dresseurs et
gardiens à peine conditionnés d'animaux complètement
domestiqués. Cet état leur fera courir le risque de devenir
hérétiques et rebelles; dans ce cas, ils devront être
soit liquidés, soit ramenés dans l'orthodoxie par le lavage
de cerveau, soit encore (comme dans Le Meilleur des Mondes) exilés
sur une île où ils ne pourront plus nuire, si ce n'est, bien
sûr, à leurs semblables. Mais le conditionnement infantile
universel ainsi que les autres méthodes de manipulation et de contrôle
sont encore séparés de nous par quelques générations.
Sur le chemin qui mène au Meilleur des Mondes, nos dirigeants devront
s'en remettre au procédé, tout provisoire, du lavage de cerveau,
en manière de transition.
VIII
PERSUASION
CHIMIQUE
Dans
le Meilleur des Mondes de ma fable, il n'y avait ni whisky, ni tabac, ni
héroïne, ni cocaïne de contrebande; les gens ne fumaient
pas, ne buvaient pas, ne priaient pas, ne se piquaient pas. Quand l'un
d'eux se sentait déprimé, ou mal à l'aise, il avalait
une ou deux pilules d'un composé chimique appelé soma. J'ai
emprunté le nom de cette drogue imaginaire à une plante inconnue
(peut-être Asclepias acida) utilisée par les antiques envahisseurs
aryens de l'Inde dans l'un de leurs rites religieux les plus solennels.
Le jus enivrant exprimé des tiges était bu par les prêtres
et les nobles au cours d'une cérémonie compliquée.
Les hymnes védiques nous apprennent que les buveurs de soma ressentaient
maints effets bénéfiques : leur corps était plus fort,
leur coeur empli de courage, de joie et d'enthousiasme, leur esprit illuminé
et, dans une révélation immédiate de la vie future,
ils recevaient l'assurance de leur immortalité. Mais le liquide
sacré avait ses inconvénients. Le soma était une plante
dangereuse, si dangereuse qu'elle rendait même malade le grand dieu
du ciel en personne, Indra. Les simples mortels mouraient parfois d'une
dose un peu trop forte mais l'expérience procurait une telle béatitude
transcendante et une telle illumination qu'elle était considérée
comme un privilège qu'on ne pouvait payer trop cher.
Le
soma du Meilleur des Mondes n'avait aucun des inconvénients de l'original
indien. Pris à petites doses, il donnait une sensation d'euphorie
délicieuse; à plus fortes doses, des visions, et si vous
en absorbiez trois comprimés, vous vous enfonciez, au bout de quelques
minutes, dans un paisible sommeil. Tout cela, sans la moindre réaction
physiologique ou mentale fâcheuse. Les habitants du Meilleurs des
Mondes pouvaient s'évader de leurs humeurs noires ou des contrariétés
quotidiennes sans sacrifier leur santé ou réduire leur efficacité
de façon permanente. Aussi, ce genre de toxicomanie n'était-il
pas un vice personnel, mais bien une institution politique, l'essence même
de la Vie, de la Liberté et de la Poursuite du Bonheur garanties
par la Déclaration des Droits. Mais ce privilège inaliénable
des sujets, précieux entre tous, était en même temps
l'un des instruments de domination les plus puissants dans l'arsenal du
dictateur. L'intoxication systématique des individus pour le bien
de l'Etat (et, incidemment, pour leur propre plaisir) était un élément
essentiel du plan des Administrateurs Mondiaux. La ration de soma quotidienne
était une garantie contre l'inquiétude personnelle, l'agitation
sociale et la propagation d'idées subversives. Karl Marx déclarait
que la religion était l'opium du peuple, mais dans le Meilleur des
Mondes la situation se trouvait renversée : l'opium, ou plutôt
le soma, était la religion du peuple. Comme elle, j! avait le pouvoir
de consoler et de compenser, il faisait naître des visions d'un autre
monde, plus beau, il donnait l'espoir, soutenait la foi et encourageait
la charité. Un poète a écrit que la bière
...
fait plus que Milton
pour
justifier Dieu devant les hommes.
Or,
n'oublions pas que, comparée au soma, la bière est une drogue
des plus grossières et des plus incertaines. Pour ce qui est de
justifier Dieu devant les hommes, le soma est à l'alcool ce que
l'alcool est aux arguments théologiques de Milton.
En
1931, alors que je décrivais les effets de ce produit synthétique
imaginaire grâce auquel les générations futures seraient
à la fois heureuses et dociles, le Dr Irvin Page, biochimiste américain
bien connu, se préparait à quitter l'Allemagne où
il venait de passer trois ans au Kaiser Wilhelm Institut, pour étudier
la chimie du cerveau. Il a écrit dans un récent article :
«
Il est difficile de comprendre pourquoi les savants ont mis si longtemps
à entreprendre l'examen des réactions chimiques dans leur
propre cerveau. Je parle par expérience. Quand je suis rentré
en 1931... je n'ai pu ni trouver une situation dans cette spécialité,
ni faire jaillir la moindre lueur d'intérêt à son égard.
» Aujourd'hui, vingt-sept ans après, la lueur inexistante
de 1931 est devenue un énorme foyer incandescent de recherches biochimiques
et psychopharmacologiques. On étudie les enzymes qui régularisent
les fonctions du cerveau; dans le corps, des substances chimiques comme
l'adénochrome et la sérotonine (que le Dr Page a aidé
à découvrir) ont été isolées et leurs
effets, d'une immense portée sur nos fonctions mentales et physiques,
sont actuellement à l'étude. Entre-temps, on fait la synthèse
de nouveaux remèdes qui renforcent, corrigent ou inhibent des diverses
substances chimiques au moyen desquelles le système nerveux accomplit
des miracles de tous les instants, en sa qualité de contrôleur
du corps, d'instrument et de médiateur de la conscience.
Au
point de vue qui nous occupe actuellement, le caractère le plus
intéressant de ces produits nouveaux, c'est qu'ils modifient de
façon provisoire la chimie du cerveau et l'état d'esprit
qui y est associé sans causer de dommage permanent à l'ensemble
de l'organisme. A cet égard, ils sont semblables au soma et profondément
différents des drogues du passé. Par exemple, le calmant
classique est l'opium, mais c'est aussi un stupéfiant dangereux
qui, depuis les temps néolithiques jusqu'à aujourd'hui, a
fait des toxicomanes et ruiné des santés sans nombre. On
peut en dire autant de l'alcool, euphorisant classique, qui, selon les
termes du psalmiste, « réjouit le coeur de l'homme ».
Malheureusement, il ne fait pas que cela; pris en quantités excessives,
il provoque la maladie, l'accoutumance et, depuis huit à dix mille
ans, il a été une cause majeure de crimes, de chagrins domestiques,
de dégradation morale et d'accidents évitables.
Parmi
les stimulants courants, le thé, le café et le maté
sont heureusement à peu près complètement inoffensifs.
Mais ils sont aussi très faibles, la cocaïne par contre a des
effets puissants et dangereux. Ceux qui en font usage doivent payer leurs
extases, leurs sensations de force physique et intellectuelle illimitée,
les payer de symptômes physiques horribles, comme l'impression d'être
infesté par des myriades d'insectes grouillants et d'hallucinations
paranoïaques pouvant conduire au crime. Un autre stimulant plus récent
est l'amphétamine, mieux connue sous son nom commercial de Benzédrine.
Elle est très efficace mais si on en abuse, elle altère l'équilibre
physique et mental. On a signalé qu'elle avait fait un million environ
d'intoxiqués au Japon.
Parmi
les types de plantes produisant des hallucinations, le peyotl du Mexique
et Canabis saliva du sud-ouest des U.S.A., absorbée dans le monde
entier sous les noms de haschisch, bhang, kif et marijuana, sont les plus
connues. Selon les renseignements médicaux et anthropologiques pris
aux meilleures sources, le peyotl est beaucoup moins nocif que le whisky
ou le gin du Blanc. Il permet aux Indiens qui en font usage dans leurs
rites religieux d'entrer au paradis et de se sentir en union parfaite avec
la communauté bien-aimée sans avoir à payer très
cher ces privilèges :. mâcher une substance au goût
ignoble et éprouver quelques nausées pendant une heure ou
deux. Cannabis sativa n'est pas si inoffensive - mais bien moins dangereuse
que les amateurs de sensationnel voudraient nous le faire croire. La commission
médicale nommée en 1944 par le. maire de New York pour étudier
le problème de la marijuana en était arrivée, après
des recherches approfondies, à la conclusion que ce produit ne représentait
pas un danger sérieux pour la société, ni même
pour ceux qui s'y adonnaient. Simplement une incommodité.
De
ces classiques passons aux derniers produits des recherches psychopharmacologiques.
Ceux qui font l'objet de la publicité la plus insistante sont les
trois nouveaux tranquillisants réserpine, chlorpromazine et méprobamate.
Dans certains types de psychoses, les deux premiers se sont avérés
remarquablement efficaces, non pas qu'ils guérissent la maladie,
mais ils abolissent provisoirement ses symptômes les plus pénibles.
Le méprobamate (alias Miltown) produit les mêmes effets sur
les personnes souffrant de névroses diverses. Aucun de ces remèdes
n'est tout à fait inoffensif, mais leur coût, évalué
en santé physique et en efficacité mentale, est extraordinairement
bas. Dans un monde où l'on n'a rien pour rien, les tranquillisants
donnent beaucoup pour très peu. Le Miltown et la chlorpromazine
ne sont pas encore le soma, mais ils ne sont pas loin de représenter
l'un des aspects de cette préparation imaginaire. Ils diminuent
provisoirement la tension nerveuse sans infliger, dans la majeure partie
des cas, un dommage organique permanent et sans causer plus qu'une légère
diminution de l'efficacité intellectuelle et physique. Ils sont
sans doute préférables (sauf comme narcotiques) aux barbituriques
qui émoussent le coupant de l'intelligence, provoquent, pris à
hautes doses, un certain nombre de fâcheux symptômes psychophysiques
et peuvent aboutir à une toxicomanie caractérisée.
En créant le LSD-25 (diéthylamide de l'acide lysergique),
les pharmacologistes viennent d'obtenir un autre aspect du soma - un produit
qui intensifie les perceptions et produit des visions sans presque rien
coûter, au point de vue physiologique. Cette drogue extraordinaire
qui agit à des doses ne dépassant pas 50 ou même 25
millionièmes de grammes, a la propriété (comme le
peyotl) de transporter les gens dans un autre monde. Le plus souvent, celui
auquel LSD-25 donne accès est céleste, mais il peut aussi
s'apparenter au purgatoire ou à l'enfer. Cependant, positive ou
négative, l'expérience de ce produit est ressentie par presque
tous ceux qui s'y sont soumis comme une révélation d'une
profonde importance. Le fait que l'esprit peut être radicalement
modifié à si peu de frais pour le corps est, de toute manière,
stupéfiant.
Le
soma n'était pas seulement hallucinogène et tranquillisant,
mais aussi (chose assurément impossible) un stimulant de l'esprit
et du corps, un créateur à la fois d'euphorie active et du
bonheur négatif qui suit la délivrance de l'anxiété
et de la tension.
Le
stimulant idéal - puissant mais inoffensif - n'a pas encore été
découvert. L'amphétamine, nous l'avons vu, était loin
d'être satisfaisante; elle coûtait trop cher pour ce qu'elle
apportait. Un candidat plus riche de promesses pour le rôle du soma
sous son troisième aspect est I'Iproniazide que l'on emploie actuellement
pour tirer les déprimés de leur accablement, pour donner
plus de vie aux apathiques et, en général, pour augmenter
la quantité d'énergie psychique disponible. Plus prometteur
encore, selon un distingué pharmacologiste de mes amis, est un nouveau
mélange, encore au stade des expériences, que l'on appellera
le Deaner. Il s'agit d'un aminoalcool que l'on croit propre à augmenter
la production d'acétylcholine dans le corps et par là à
intensifier l'activité et l'efficacité du système
nerveux. Le sujet qui prend cette nouvelle pilule a besoin de moins de
sommeil, se sent plus alerte et plus gai, pense plus vite et mieux, le
tout presque sans aucun contrecoup organique fâcheux, du moins à
brève échéance. Cela parait presque trop beau pour
être vrai.
Nous
voyons donc que si le soma n'existe pas encore (et il n'existera sans doute
jamais), d'assez. bons produits de remplacement pour certains de ses aspects
ont déjà été découverts. Il existe aujourd'hui
des tranquillisants, des hallucinogènes et des stimulants à
bon compte, physiologiquement parlant.
Il
est évident qu'un dictateur pourrait, s'il le voulait, faire usage
de ces produits dans un but politique. Il pourrait se garantir contre l'agitation
subversive en modifiant la chimie du cerveau de ses sujets, les rendant
ainsi très satisfaits de leur condition servile; il pourrait utiliser
les tranquillisants pour calmer les excités, les stimulants pour
fouetter l'enthousiasme chez les indifférents, les hallucinogènes
pour détourner l'attention des malheureux de leurs souffrances.
Mais, demandera-t-on, comment arrivera-t-il à faire prendre les
pilules voulues à ses sujets? Il est bien vraisemblable qu'il suffira
de les mettre à leur disposition. Aujourd'hui, l'alcool et le tabac
sont à portée de la main et les humains dépensent
considérablement plus pour acheter ces euphorisants très
peu satisfaisants, ces pseudo stimulants et ces sédatifs que pour
faire instruire leurs enfants. Ou encore, prenez le cas des barbituriques
et des tranquillisants. Aux U.S.A., ces remèdes peuvent être
obtenus avec une simple ordonnance de docteur, mais l'avidité du
public américain pour quelque chose qui rendra un peu plus supportable
la vie dans le milieu urbain et industriel est si grande, que les médecins
ordonnent actuellement de ces spécialités au rythme de 48
millions de prescriptions par an. De plus, la plupart sont à renouveler.
Cent doses de bonheur, ce n'est pas assez : envoyons-en chercher une autre
bouteille à la pharmacie - et quand elle sera finie, une autre...
Il n'est pas douteux que si ces drogues pouvaient être achetées
aussi facilement et à aussi bon compte que l'aspirine, elles seraient
absorbées, non pas par milliards comme aujourd'hui, mais par vingtaines
et centaines de milliards. Et un bon stimulant pas cher aurait presque
autant de succès.
Dans
une dictature, les pharmaciens auraient ordre de changer de note à
chaque tournant de la politique. En période de crise nationale,
ils seraient chargés de pousser à la consommation des stimulants;
mais entre les paroxysmes, des sujets trop alertes et trop énergiques
pourraient gêner le tyran, aussi, dans, ces intervalles, les masses
seraient-elles incitées à acheter des tranquillisants et,
sous l'influence de ces sirops lénitifs, elles ne risqueraient pas
de créer la moindre difficulté à leur maître.
Seulement,
dans l'état actuel des choses, les tranquillisants peuvent empêcher
certaines personnes de créer assez de difficulté, non seulement
à leurs dirigeants, mais à elles-mêmes. Trop de tension
est une maladie, mais trop peu aussi. Il est des cas où nous devons
être tendus, où un excès de tranquillité (surtout
quand elle est imposée du dehors, par une préparation chimique)
est absolument incompatible avec la situation.
Lors
d'une récente conférence sur le méprobamate, à
laquelle je participais, un éminent biochimiste proposa en riant
que le gouvernement des U.S.A. envoyât gratuitement au peuple soviétique
50 milliards de doses du plus populaire des tranquillisants. La plaisanterie
avait son côté inquiétant. Dans une lutte entre deux
populations dont l'une est constamment stimulée par des menaces
et des promesses, constamment dirigée par une propagande frappant
toujours sur le même clou, alors que l'autre est non moins constamment
distraite par la télévision et tranquillisée par le
Miltown, lequel des adversaires a le plus de chances de l'emporter?
Le
soma de ma fable avait non seulement la propriété de tranquilliser,
d'halluciner et de stimuler, mais aussi d'augmenter la suggestibilité
et pouvait donc être utilisé pour renforcer les effets de
la propagande gouvernementale. Avec moins d'efficacité et plus de
répercussions nocives sur la santé, plusieurs produits déjà
dans notre pharmacopée peuvent servir à cet usage. Il y a
la scopolamine, par exemple, principe actif de la jusquiame et poison violent
à hautes doses; il y a le pentothal et l'amytal sodium surnommé,
on ne sait trop pourquoi, « sérum de vérité
». Le pentothal a été employé par les polices
de divers pays pour arracher des aveux (ou peut-être les suggérer)
à des criminels récalcitrants. De même que l'amytal
sodium, il abaisse le seuil entre le conscient et le subconscient, ce qui
rend ces deux produits très précieux pour la thérapie
des traumatismes psychophysiologiques du soldat, connue sous le nom de
narcosynthèse. On assure qu'ils sont parfois employés par
les communistes pour préparer des prisonniers importants à
comparaître devant le tribunal.
Pendant
ce temps, pharmacologie, biochimie, neurologie font sans cesse des progrès
et nous pouvons être tout à fait certains qu'au cours des
quelques années à venir, des méthodes chimiques nouvelles
et plus efficaces pour augmenter la suggestibilité et diminuer la
résistance psychologique seront découvertes. Comme toutes
les autres inventions, elles pourront être bien ou mal utilisées,
aider le psychiatre dans sa lutte contre les maladies mentales, ou le dictateur
dans sa lutte contre la liberté. Il est plus probable, étant
donné que la science est divinement impartiale, qu'elles asserviront
et libéreront, guériront et détruiront. le tout à
la fois.
IX
Marti Carbonell - Fragment de subconscient
PERSUASION
SUBCONSCIENTE
Dans
une note de l'édition de 1919 de son livre L'Interpretation des
rêves, Sigmund Freud attirait l'attention sur les travaux du Dr Pœtzl,
neurologue autrichien qui venait de publier un article décrivant
ses expériences avec le tachistoscope (instrument qui se présente
sous deux formes un genre de kaléidoscope dans lequel le sujet regarde
une image exposée une fraction de seconde et une lanterne magique
avec obturateur ultra-rapide pouvant projeter très brièvement
une image sur un écran). « Pœtzl demandait aux sujets
de dessiner ce qu'ils avaient noté consciemment d'un tableau exposé
à leur vue dans un tachistoscope... Il tournait ensuite son attention
vers les rêves faits par les sujets la nuit suivante et leur demandait
une fois encore de dessiner ce dont ils gardaient le souvenir. Les résultats
démontraient sans équivoque possible que les détails
de l'images exposée qui n'avaient pas été notés
par le sujet fournissaient les éléments de la construction
du rêve. »
Avec
divers perfectionnements et modifications les expériences de Pœtzl
ont été répétées plusieurs fois, en
dernier lieu par le Dr Charles Fischer qui a écrit trois excellents
articles sur les rêves et la « perception préconsciente
» dans la revue de l'Association psychoanalytique américaine.
Entre-temps, les tenants de la psychologie classique ne sont pas restés
oisifs. Confirmant les indications de Pœtzl, leurs travaux ont
montré que les humains voient et entendent en fait beaucoup plus
qu'ils le croient consciemment, que ce qu'ils voient et entendent ainsi
sans le savoir est enregistré dans le subconscient et peut influer
sur leurs pensées, leurs sentiments, leur comportement conscients.
La
science pure ne le reste pas indéfiniment tôt ou tard, elle
se transforme en science appliquée, puis en technique. La théorie
devient procédé industriel, la connaissance se fait puissance,
les formules et les expériences de laboratoire se métamorphosent
pour resurgir sous les aspects de la bombe H. Dans le cas présent,
le joli petit fragment de science pure découvert par Pœtzl,
de même que tous les autres mis au jour dans le domaine de la perception
préconsciente, garda son intégrité originelle pendant
un temps étonnamment long. Et puis, au début de l'automne
1957, quarante ans exactement après la publication de l'article
de Pœtzl, on annonça que c'en était fini de leur
pureté : ils avaient été appliqués, ils entraient
dans le domaine de la technique. La révélation créa
une sensation considérable, on en parla, on en écrivit dans
tout l'univers civilisé et il n'y avait rien là d'étonnant.
En effet, le nouveau procédé de « projection subliminale
» ainsi qu'on l'appela, était intimement associé à
la distraction des masses qui joue maintenant, dans la vie des humains
civilisés, un rôle comparable à celui de la religion
au Moyen Age. On a donné beaucoup de surnoms à notre époque
: l'ère de l'angoisse, l'ère atomique, l'ère des voyages
cosmiques, etc. On pourrait tout aussi bien l'appeler l'ère de la
télévisomanie, l'ère du feuilleton bêlant, ou
l'ère du tourne-disque sans fin. Dans une pareille ambiance, l'annonce
de l'application pratique des expériences Pœtzl, sous
forme de projection subliminale, ne pouvait manquer d'éveiller l'intérêt
le plus intense parmi tous les amuseurs de masse professionnels. En effet,
le nouveau procédé semblait fait pour eux, son but étant
de manipuler les esprits sans qu'ils pussent s'en douter. Au moyen de tachistoscopes
spécialement conçus, des mots ou des images seraient projetés
pendant un millième de seconde, ou moins, sur les écrans
de la télévision et des salles de cinéma pendant (non
pas avant ou après) le programme. « Buvez Coca-Cola »,
ou « Allumez une Camel » apparaîtrait en surimpression
au milieu d'une étreinte amoureuse, des larmes d'une mère
au coeur brisé et les nerfs optiques des spectateurs enregistreraient
ces messages secrets, leur subconscient réagirait et, en temps voulu,
ils éprouveraient -le désir conscient de la boisson gazeuse
et du tabac. Entre-temps, d'autres signaux secrets seraient retransmis,
trop bas ou trop haut pour être perçus par la conscience claire.
L'auditeur écouterait, au niveau de l'intelligence, une phrase comme
« Mon amour, je t'adore » et pendant ce temps, audessous du
seuil de la conscience, ses oreilles incroyablement sensibles et son subconscient
enregistreraient la bonne nouvelle concernant les laxatifs et les désodorisants
les plus récents.
Est-ce
que ce genre de publicité est vraiment efficace? Les données
apportées par l'entreprise commerciale qui a, la première,
dévoilé un procédé de projection subliminale
sont vagues et très peu satisfaisantes au point de vue scientifique.
Répété à des intervalles réguliers pendant
que passait un film dans une salle de cinéma, l'ordre d'acheter
du maïs grillé fit augmenter, nous dit-on, la vente de ce produit
de 50 pour cent environ. Mais une seule expérience ne prouve pas
grand-chose. De plus, elle avait été mal montée; pas
de contrôle, pas le moindre effort pour tenir compte des nombreux
facteurs variables qui influent à n'en pas douter sur la consommation
du maïs grillé dans un cinéma. D'ailleurs, était-ce
bien la façon la plus efficace d'appliquer les connaissances accumulées
pendant des années sur la perception du subconscient par de savants
chercheurs? Etait-il vraisemblable que le seul fait de lancer le nom d'un
produit et l'ordre de l'acheter durant l'espace d'un éclair suffît
à briser la résistance du public et à recruter de
nouveaux clients? La réponse à ces deux questions est assez
évidemment négative, ce qui ne signifie pas, bien sûr
que les découvertes des neurologues et des psychologues sont dépourvues
d'importance pratique. Habilement exploité, le joli petit fragment
de science pure exhumé par Pœtzl pourrait fort bien devenir
un puissant instrument pour la manipulation d'esprits sans méfiance.
Détournons-nous,
pour recueillir quelques suggestions révélatrices, des vendeurs
de maïs grillé et observons ceux qui, avec moins de bruit mais
plus d'imagination et de meilleures méthodes, ont fait des expériences
dans le même domaine. En Grande-Bretagne, où le procédé
de manipulation des esprits au-dessous du niveau de la conscience est appelé
« strobonic injection », les chercheurs ont souligné
combien il était important, au point de vue pratique, de créer
les conditions psychologiques voulues pour appliquer cette méthode.
Une suggestion faite au-dessus du seuil de la conscience a plus de chance
d'être efficace si celui qui la reçoit est dans un état
d'hypnose légère, sous l'influence de certaines drogues,
diminué par la maladie, l'inanition ou n'importe quelle tension
physique ou morale. Mais cette remarque s'applique également aux
invites faites au-dessous de ce seuil. En un mot, plus le niveau de résistance
psychologique d'un sujet est bas, plus les suggestions injectées
stroboniquement seront efficaces. Le dictateur scientifique de demain installera
ses machines à chuchoter et ses projecteurs subliminaux dans les
écoles, les hôpitaux (les enfants et les malades sont extrêmement
vulnérables à la suggestion) et dans tous les lieux publics
où des auditoires peuvent être préalablement amollis
et rendus plus influençables par des discours ou des rites appropriés.
Passons
maintenant des conditions dans lesquelles on peut s'attendre à ce
que la persuasion subliminale opère, aux suggestions elles-mêmes.
Dans quels termes convient-il que le propagandiste s'adresse au subconscient
de ses victimes? Des ordres directs. (« Achetez du maïs grillé
», ou « Votez pour Jones »), des affirmations péremptoires
(c Le socialisme est le parti des salauds », ou « La pâte
X supprime la mauvaise haleine ») risquent de n'agir que sur les
esprits déjà prévenus en faveur de Jones et du maïs
grillé, déjà au fait du danger des odeurs sui generis
et de la propriété collective des moyens de production. Mais
renforcer une croyance déjà existante ne suffit pas; le propagandiste,
s'il est digne de ce grand nom, doit créer une foi nouvelle, savoir
gagner les indifférents et les indécis à sa cause,
adoucir et peut-être convertir les adversaires. Il sait qu'à
l'affirmation et au commandement il lui faut ajouter la persuasion, le
tout au-dessous du niveau de la conscience.
Au-dessus
de ce seuil, l'une des méthodes les plus efficaces de persuasion
non rationnelle est ce que l'on pourrait appeler la persuasion par association.
Le propagandiste rapproche arbitrairement le produit, le candidat ou la
cause qu'il a choisis et l'idée, l'image d'une personne ou d'une
chose que la plupart des hommes appartenant à une civilisation donnée,
considèrent comme bonne. Ainsi, dans une campagne de vente, la beauté
féminine peut être alternativement liée à n'importe
quoi, depuis un bulldozer jusqu'à un diurétique; dans une
campagne politique, le patriotisme peut être confondu avec n'importe
quelle cause, depuis l'apartheid jusqu'à l'intégration et
n'importe quelle personnalité, depuis k mahatma Gandhi jusqu'au
sénateur Mc Carthy. li y a des années de cela, en Amérique
centrale, j'ai noté un exemple de persuasion par. association qui
m'a rempli d'une admiration terrifiée pour ceux qui l'avaient imaginée.
Dans les montagnes du Guatemala, les seules oeuvres d'art importées
sont les calendriers coloriés distribués gratuitement par
les compagnies étrangères vendant leurs produits aux Indiens.
Les Américains représentaient sur les leurs des chiens, des
paysages, de jeunes beautés en partie dévêtues; mais
pour les indigènes, les chiens ne sont que des objets utiles, les
paysages, ils n'en voient que trop tous les jours de leur vie et les blondes
à moitié nues leur semblent sans aucun intérêt,
peut-être même un peu répugnantes. En conséquence,
les calendriers américains avaient beaucoup moins de succès
que les allemands, car les annonceurs germaniques avaient pris la peine
de chercher ce que les Indiens appréciaient, ce qui les intéressait
et je me rappelle, en particulier, un véritable chef-d'oeuvre de
propagande commerciale. C'était le calendrier distribué par
un fabricant d'aspirine. Au bas de l'image, on voyait la marque familière
sur le tube familier de comprimés blancs. Au-dessus, pas de paysages
de neige ou de forêts, automnales, ou d'épagneuls, ou de girls
bien en chair - non, l'Allemand, rusé, avait associé son
analgésique à un tableau extrêmement coloré
et vivant de la Sainte Trinité sur un cumulus, entourée de
saint Joseph, de la Vierge,- d'un assortiment de saints et d'anges en foule.
Les vertus miraculeuses de l'acide acétylsalicylique étaient
ainsi garanties, dans les esprits simples et profondément religieux
des Indiens, par Dieu le Père et toutes les célestes phalanges.
Ce genre de persuasion est de ceux auxquels le procédé de
projection subliminale semble se prêter particulièrement,
bien. Dans une série d'expériences effectuées à
l'université de New York sous les auspices de l'Institut national
de la Santé, il a été établi que les sentiments
d'un individu au sujet de quelque image vue consciemment pouvaient être
modifiés en associant cette dernière, au niveau subconscient,
à une autre représentation ou, mieux encore, à des
vocables exprimant une notion de valeur. Ainsi uni au mot « joyeux
», un visage vide de toute expression paraissait souriant à
l'observateur, aimable, avenant et bienveillant. Quand le même était
associé, toujours dans le subconscient, au mot « furieux »,
il semblait aux sujets qu'il était devenu renfrogné, désagréable
et hostile (pour un groupe de jeunes femmes, il en était aussi arrivé
à paraître très masculin, alors qu'au moment où
il était rapproché de « joyeux », elles le voyaient
comme celui d'un membre de leur sexe. Pères et maris, prenez bonne
note). Pour le propagandiste commercial et politique, il est évident
que ces remarques sont d'une importance capitale. S'il peut mettre ses
victimes en état de réceptivité anormalement vive,
s'il peut leur montrer, pendant qu'elles sont dans cette disposition, la
chose, la personne ou, par l'entremise d'un symbole, la cause qu'il a à
vendre et s'il peut, au niveau du subconscient, associer celles-ci à
quelque mot ou image comportant une idée de valeur, il sera peut-être
en mesure de modifier les sentiments et les opinions de ses cobayes sans
qu'ils s'en doutent un instant. Selon un groupe commercial fort entreprenant
de La Nouvelle-Orléans, il devrait être' possible d'augmenter
par ce procédé la valeur des films et des pièces télévisées
en tant que distractions. Le public aime éprouver des émotions
violentes et apprécie, par conséquent, les tragédies,
les mélodrames, les pièces policières et les récits
de grandes passions. La mise en scène d'une bataille ou d'une étreinte
fait naître des sensations fortes chez les spectateurs, mais elles
seraient plus fortes encore si elles étaient associées dans
le subconscient à des mots ou des symboles appropriés. Par
exemple, dans la version filmée de A Farewell to Arms (10), la mort
en couches de l'héroïne pourrait être rendue plus poignante
qu'elle l'est déjà en faisant passer et repasser sur l'écran,
pendant la scène, des mots sinistres comme « douleur »,
« sang » et « mort ». Consciemment, ils ne seraient
pas vus, mais leur effet sur le subconscient pourrait être très
grand et renforcer puissamment les émotions évoquées
au niveau de la conscience claire par le jeu des acteurs et le dialogue.
Si, comme la chose paraît à peu près certaine, la projection
subliminale peut intensifier régulièrement les sensations
ressenties par les amateurs de films, l'industrie cinématographique
évitera peut-être la banqueroute - à condition que
les producteurs de télévision ne lui coupent pas l'herbe
sous le pied.
Essayons
d'imaginer, à la lumière de ce qui vient d'être écrit
sur la persuasion par association et l'intensification des émotions
au moyen de la suggestion subliminale, ce que sera la réunion politique
de demain. Le candidat (s'il y en a encore) ou le représentant mandaté
de l'oligarchie dirigeante fera son discours, au vu et au su de tous et,
pendant ce temps, les tachistoscopes, les chuchoteuses, les projecteurs
d'images si faibles que seul le subconscient peut y réagir, renforceront
ce qu'il dira en associant systématiquement l'homme et sa cause
à des mots chargés de sens positif et à des images
vénérées, en injectant stroboniquement des vocables
négatifs et des symboles odieux chaque fois qu'il fera mention des
ennemis de l'Etat ou du Parti. Aux U.S.A., de brèves images d'Abraham
Lincoln et les mots « gouvernement par le peuple » seront projetés
sur la tribune. En Russie, l'orateur sera bien entendu associé à
de fugitives visions de Lénine, aux mots « démocratie
populaire », à la barbe prophétique de Karl Marx. Parce
que tout cela est encore à une distance rassurante dans l'avenir,
nous pouvons en sourire, mais dans dix ou vingt ans d'ici, la chose nous
paraîtra sans doute beaucoup moins drôle, car ce qui est aujourd'hui
du domaine de la fiction scientifique sera devenu une réalité
politique. Pœtzl a été l'un des présages
que j'ai négligés en écrivant Le Meilleur des Mondes.
Il n'y a aucune allusion à la persuasion subliminale dans ma fable
et c'est là une omission que je corrigerais certainement si je devais
récrire le livre aujourd'hui.
X
HYPNOPÉDIE
Vers
la fin de l'automne 1957, Woodland Road Camp, établissement pénitentiaire
à Tulare County, Californie, fut le théâtre d'une expérience
curieuse et intéressante. Des haut-parleurs miniatures furent placés
sous les oreillers d'un groupe de prisonniers qui s'étaient offerts
à tenir le rôle de cobayes psychologiques. Chacun des appareils
était relié à un phonographe dans le bureau du directeur.
Toutes les heures, pendant la nuit, un murmure édifiant répétait
une brève allocution sur « les principes d'une vie conforme
à la morale ». En s'éveillant à minuit, le détenu
pouvait entendre cette petite voix exalter les vertus cardinales ou murmurer,
au nom de ce qu'il y avait de meilleur en lui-même : « En mon
âme et conscience, je suis empli d'amour et de compassion pour vous.
»
Après
avoir lu le récit de cette expérience, j'ai repris le deuxième
chapitre du Meilleur des Mondes, celui où le directeur de l'incubation
et du Conditionnement pour l'Europe occidentale explique à un groupe
d'étudiants, le fonctionnement de ce système étatisé
d'éducation morale, connu sous le nom d'hypnopédie au septième
siècle après F. Il raconte à son auditoire que les
premiers essais avaient été mal orientés, donc infructueux.
Les éducateurs avaient essayé de donner une formation intellectuelle
à leurs élèves endormis, mais une activité
de ce genre est incompatible avec le sommeil. L'hypnopédie ne réussit
donc qu'à partir du moment où l'on s'en servit pour le dressage
moral, en d'autres termes, pour le conditionnement des attitudes par la
suggestion verbale dans un temps de résistance psychologique diminuée.
«
Le conditionnement que des paroles n'accompagnent pas est grossier et tout
d'une pièce, il est incapable de faire saisir les distinctions plus
fines, d'inculquer les modes de conduite plus complexes exigés par
l'Etat. Pour cela il faut des paroles, mais des paroles sans raison »...
du genre qui ne nécessite aucune analyse pour être compris,
mais peut être ingurgité en bloc par le cerveau endormi. C'est
cela la véritable hypnopédie, « la plus grande force
moralisatrice et socialisatrice de tous les temps. »
Dans
le Meilleur des Mondes, aucun citoyen des basses castes ne causait jamais
la moindre difficulté. Pourquoi? Parce que dès l'instant
où il pouvait parler et comprendre ce qu'on lui disait, il était
exposé à des suggestions indéfiniment répétées,
nuit après nuit, aux heures d'assoupissement et de sommeil. Ces
suggestions étaient « comme des gouttes de cire à cacheter
liquide, des gouttes qui adhèrent, s'incrustent, s'incorporent à
ce sur quoi elles tombent jusqu'à ce qu'enfin le roc ne soit plus
qu'une seule masse écarlate. Jusqu'à ce qu'enfin l'esprit
de l'enfant, ce soit ces choses suggérées et que la- somme
de ces choses suggérées ce soit l'esprit de l'enfant. Et
non pas seulement l'esprit de l'enfant, mais également l'esprit
de l'adulte - pour toute sa vie. L'esprit qui juge et désire et
décide - constitué par ces choses suggérées.
Mais toutes ces choses suggérées, ce sont celles que nous
suggérons, nous - que suggère l'Etat... »
A
la date d'aujourd'hui, la suggestion hypnopédiqué n'a été
administrée que je sache, par aucun Etat plus considérable
que Tulare County et la nature de ses conseils aux malfaiteurs est irréprochable.
Si seulement nous pouvions tous, et pas seulement les pensionnaires de
Woodland Road Camp, être effectivement emplis d'amour et de compassion
pour autrui pendant nos nuits!
Non,
ce n'est pas le message transmis par le chuchotement inspirateur qui est
critiquable, c'est le principe de l'enseignement pendant le sommeil par
des organisations d'Etat. Ce procédé fait-il partie des instruments
que des personnages officiels, chargés d'exercer l'autorité
dans une société démocratique, doivent être
autorisés à manier comme bon leur semble? Dans le cas qui
nous occupe, ils ne font usage que de volontaires et dans les meilleures
intentions, mais rien ne garantit qu'elles seront aussi louables dans d'autres
circonstances, ni que l'endoctrinement sera réservé à
des volontaires. Toute loi ou disposition sociale qui risque d'induire
les dirigeants en tentation est mauvaise. Toute loi ou disposition qui
leur évite la tentation d'abuser, pour leur profit ou celui de l'Etat,
ou celui. de quelque organisation politique, économique, ecclésiastique,
des pouvoirs qui leur ont été délégués,
est bonne. L'hypnopédie, si elle est efficace, constituerait un
instrument d'une redoutable puissance entre les mains de quiconque serait
en mesure d'imposer des suggestions à un auditoire captif. Une société
démocratique est celle qui se fonde sur la conviction que l'on abuse
souvent du pouvoir et qu'il convient, par conséquent, de ne le confier
aux fonctionnaires qu'en quantités limitées et pour des périodes
de temps limitées. Dans une telle société, la loi
devrait réglementer l'usage de l'hypnopédie par les représentants
du gouvernement, supposé, bien sûr, qu'il s'agisse vraiment
là d'un instrument de puissance. Est-ce le cas? Le procédé
fonctionnera-t-il aussi bien que je l'avais imaginé dans mon anticipation?
Examinons les faits d'expérience.
Dans
le Psychological Bulletin de juillet 1955, Charles W. Simon et William
H. Emmons ont analysé et critiqué les dix plus importantes
études faites dans ce domaine. Toutes concernaient la mémoire.
L'enseignement pendant le sommeil aide-t-il l'élève quand
il s'agit d'apprendre mécaniquement? Dans quelle mesure un sujet
se rappelle-t-il le lendemain au réveil, les connaissances qu'on
lui a chuchotées à l'oreille pendant son sommeil? Simon et
Emmons répondent comme suit : « Dix études sur l'enseignement
pendant le sommeil ont été passées en revue. Beaucoup
d'entre elles ont été citées sans discrimination par
des entreprises commerciales ou dans des revues populaires et des articles
de journaux comme autant de preuves en faveur d'une possibilité
d'apprendre pendant que l'on dort. Une analyse critique a été
faite de l'organisation des expériences en cause, des statistiques,
de la méthodologie et des critères employés pour définir
le sommeil. Toutes les études ont révélé des
faiblesses dans un ou plusieurs de ces domaines. Elles n'établissent
pas avec une netteté sans équivoque que des connaissances
sont assimilées pendant que le sujet dort véritablement.
Il semble pourtant qu'un genre d'acquisition se produise dans un état
de veille particulier, tel que les sujets ne se rappellent plus par la
suite s'ils étaient éveillés. Ce phénomène
est susceptible d'avoir une grande importance pratique si l'on considère
l'économie du temps d'études, mais il ne peut être
interprété comme un enseignement pendant le sommeil... Le
problème est en partie obscurci par une définition insuffisamment
précise du sommeil. »
Cependant
le fait demeure que dans l'armée américaine, au cours de
la dernière guerre mondiale (et même pendant la première,
à titre expérimental), des cours de code Morse et de langues
étrangères donnés pendant la journée étaient
complétés par des instructions durant le sommeil - avec des
résultats satisfaisants, apparemment. Depuis la fin des hostilités,
plusieurs entreprises commerciales aux U.S.A. et ailleurs ont vendu de
grosses quantités de haut-parleurs pour oreiller, de phonographes
avec système d'horlogerie et de magnétophones à des
acteurs qui se hâtaient d'apprendre leurs rôles, à des
politiciens et des prédicateurs qui voulaient donner l'illusion
d'une éloquence naturelle, à des étudiants se préparant
aux examens et enfin à ceux, innombrables, qui ne sont pas satisfaits
d'eux-mêmes et voudraient que la suggestion, ou l'auto-suggestion
les aidât à devenir autres. Il est facile à chacun
d'enregistrer ses propres messages inspirateurs sur une bande magnétique
et de les écouter, inlassablement répétés,
le jour et pendant le sommeil. Ceux de l'extérieur peuvent être
achetés sous forme de disques portant une variété
extrêmement considérable de conseils salutaires. Il en existe
sur le marché pour détendre et amener une relaxation profonde,
pour favoriser la confiance en soi (très demandés par les
représentants de commerce), pour augmenter le charme et rendre la
personnalité plus attirante.
Parmi
les plus en vogue, on range ceux qui permettent de réaliser l'harmonie
sexuelle et ceux qui s'adressent aux personnes voulant perdre du poids
(« Je suis indifférent(e) au chocolat, insensible à
l'attrait des pommes de terre, totalement impassible devant les croissants
»). Il y a des disques pour une meilleure santé et même
pour gagner plus d'argent. Le plus remarquable, c'est que, selon les témoignages
envoyés sans qu'on les en prie par les acheteurs reconnaissants,
nombreux sont les hommes d'affaires qui gagnent effectivement plus d'argent
après avoir écouté les suggestions hypnopédiques,
les grosses dames qui perdent du poids, les couples à la veille
de divorcer qui parviennent à l'harmonie sexuelle et vivent désormais
heureux.
Dans
ce contexte, un article de Theodore Barber, « Sommeil et hypnose
», publié par The Journal of clinical and experimental hypnosis
(octobre 1956), est des plus révélateurs. L'auteur souligne
qu'il existe une différence importante entre le sommeil léger
et le sommeil profond. Dans le second cas, l'électroencéphalographe
n'enregistre aucune onde alpha, alors qu'elles apparaissent dans le premier
et, vu sous cet aspect, on peut dire que le sommeil léger est plus
proche des états de veille et d'hypnose (où elles sont présentes)
que du sommeil profond. Un bruit violent éveillera une personne
profondément endormie; un stimulus moins énergique fera réapparaître
les ondes alpha sans provoquer le réveil et succéder le sommeil
léger au sommeil profond,
Une
personne profondément endormie n'est pas apte à recevoir
des suggestions, mais si elle ne dort que légèrement, Mr.
Barber a noté qu'elle y réagissait de la même manière
qu'en état d'hypnose.
Beaucoup
de ceux qui ont exploré dans les premiers le domaine de l'hypnotisme
ont fait des expériences similaires. Dans son ouvrage classique
History, Practice and Theoty of Hypnotism (11) publié en 1903, Milne
Bramwell indique que « beaucoup de spécialistes faisant autorité
assurent avoir transformé le sommeil naturel en hypnose. Selon Wetterstrand,
il est souvent très facile de se mettre en rapport (12) avec des
sujets endormis, surtout des enfants... Wetterstrand estime que cette méthode
pour provoquer l'hypnose a une grande valeur pratique et assure qu'il l'a
souvent utilisée avec succès ». Bramwell cite dans
le même sens de nombreux autres hypnotiseurs expérimentés
(entre autres d'éminents spécialistes comme Bernheim, Moll
et Fore!). Aujourd'hui, un expérimentateur ne parlerait pas de «
transformer le sommeil naturel en hypnose ». Tout ce qu'il se déclare
prêt à affirmer, c'est que le sommeil léger (en opposition
au sommeil profond sans ondes alpha) est ‘un état dans
lequel beaucoup de sujets acceptent les suggestions aussi volontiers que
dans celui d'hypnose. Par exemple, après qu'on leur a dit, alors
qu'ils dorment légèrement, qu'ils vont s'éveiller
dans un petit moment très altérés, beaucoup en effet
reviennent à l'état de veille avec la bouche sèche
et une soif ardente. L'écorce cérébrale est peut-être
trop inactive pour penser juste, mais assez en alerte pour réagir
aux suggestions et les transmettre au système nerveux autonome.
Comme
nous l'avons déjà vu, le médecin et expérimentateur
suédois très connu, Wetterstrand, réussissait particulièrement
bien dans le traitement par hypnose des enfants endormis. De nos jours,
ses méthodes sont suivies par nombre de pédiatres qui apprennent
aux jeunes mères l'art de faire des suggestions salutaires à
leurs enfants pendant les heures de sommeil léger. Ce genre d'hypnopédie
permet de guérir l'incontinence d'urine et l'onychophagie, de préparer
les petits malades à subir une intervention chirurgicale sans appréhension,
à leur donner confiance et assurance lorsque, pour une raison ou
une autre, les circonstances de leur vie sont devenues angoissantes. J'ai
personnellement constaté les résultats remarquables obtenus
par ce procédé chez des enfants et il est probable qu'il
serait aussi efficace pour des adultes.
Pour
un aspirant-dictateur la morale de toute cette histoire est évidente.
Appliquée dans de bonnes conditions, l'hypnopédie est efficace
-autant semble-t-il que l'hypnose. La plupart des choses que l'on. peut
faire à une personne hypnotisée et avec elle, peuvent être
faites à une personne qui dort légèrement et avec
elle. Les suggestions verbales sont transmises par l'intermédiaire
de la substance corticale somnolente au cerveau moyen, à la moelle
allongée et au système nerveux autonome. Si ces instructions
sont bien conçues et souvent répétées, les
fonctions organiques du dormeur peuvent être améliorées
ou inhibées, de nouveaux sentiments implantés et les anciens
modifiés, des ordres post-hypnotiques donnés, des slogans,
formules et mots-déclencheurs profondément gravés
dans la mémoire. Les enfants sont de meilleurs sujets que les adultes
et le dictateur ne manquera pas d'exploiter à fond cette particularité.
Les bébés des garderies et des écoles maternelles
recevront des suggestions hypnopédiques pendant leur sieste de l'après-midi;
pour les plus grands - surtout ceux des membres du parti, destinés
à former les cadres - il y aura des pensionnats où l'excellente
instruction donnée dans la journée sera complétée
la nuit. Dans le cas des adultes, les malades seront l'objet d'une attention
particulière. Ainsi que Pavlov l'a démontré, il y
a bien des années, des chiens volontaires et résistants deviennent
parfaitement aptes à être suggestionnés après
une opération ou pendant une maladie débilitante.
Notre
dictateur veillera donc à ce que chaque salle d'hôpital soit
munie des appareils de sonorisation voulus. La résection d'un appendice,
un accouchement, une pneumonie ou une crise de foie pourront servir de
prétexte à un cours intensif de loyalisme et de ferveur dirigée,
ou à une remise en mémoire des principes de l'idéologie
locale.
D'autres
auditoires captifs peuvent se trouver dans les prisons, les camps de travail,
les casernes, les navires en mer, les trains et les avions, la nuit, les
lugubres salles d'attente des gares ferroviaires et routières. Même
si les suggestions hypnopédiques faites dans ces conditions n'avaient
qu'un rendement de dix pour cent, les résultats seraient encore
impressionnants et, pour un dictateur, extrêmement précieux.
De
la suggestibilité accrue associée au sommeil léger
et à l'hypnose, passons à celle, normale, des sujets qui
sont en état de veille, ou du moins qui le croient. (En fait, comme
l'assurent les Bouddhistes, la plupart d'entre nous sont constamment à
moitié endormis et traversent la vie en somnambules obéissant
aux suggestions de quelqu'un d'autre.) L'illumination est l'éveil
total. Le mot « Bouddha » peut se traduire par 1'Eveillé
aussi bien que par l'Illuminé. Au point de vue génétique,
chaque être humain est unique et différent de tous les autres
par bien des aspects. L'éventail des variations individuelles en
marge des normes statistiques est étonnamment ouvert et n'oublions
pas que ces fameuses normes ne peuvent servir qu'aux calculs des actuaires,
jamais dans la vie réelle où l'homme moyen n'existe pas.
Il n'y a que des individus distincts, chacun avec ses caractères
particuliers innés, physiques et mentaux, qui essaient tous (ou
qui sont tous contraints) de comprimer leur diversité biologique
dans le moule d'une culture uniforme.
La
suggestibilité est l'un de ces traits qui varient considérablement
d'un individu à l'autrè. Le milieu et ses facteurs jouent
à coup sûr un rôle dans cette diversité, mais
il est non moins certain qu'il existe des différences tenant à
la constitution même des sujets. La résistance extrême
est assez rare, heureusement, sans quoi la vie en société
serait impossible. Les collectivités humaines peuvent fonctionner
dans des conditions acceptables d'efficacité uniquement parce que
la plupart des gens sont, à des degrés divers, assez sensibles
à la suggestion. L'extrême suggestibilité est à
peu près aussi rare que son contraire et aussi heureusement, car
un choix libre et rationnel deviendrait virtuellement impossible pour la
majorité des électeurs et les institutions démocratiques
ne survivraient pas - elles ne prendraient même pas naissance.
Il
y a quelques années, à l'hôpital du Massachusetts,
une équipe de chercheurs fit une série d'expérience
des plus révélatrices sur les effets analgésiques
des placebos (il s'agit d'une substance quelconque que le malade croit
efficace, mais qui est en réalité tout à fait neutre
au point de vue pharmaceutique). Les sujets étaient 162 malades
que l'on venait juste d'opérer et qui souffraient énormément.
Chaque fois que l'un d'eux un remède pour soulager on lui faisait
une piqûre soit de morphine, soit d'eau distillée; tous, à
un moment ou un autre, reçurent des injections des deux.
Environ
trente pour cent des patients n'éprouvèrent jamais aucun
effet du placebo, mais par contre quatorze pour cent furent soulagés
après toutes les piqûres d'eau distillée. Les cinquante-cinq
pour cent restants éprouvèrent des résultats tantôt
positifs tantôt négatifs selon les occasions.
En
quoi ces groupes se distinguaient-ils les uns des autres? Des études
approfondies et minutieuses révélèrent que ni l'âge
ni le sexe ne jouait un rôle important. L'intelligence, évaluée
d'après les tests classiques, non plus. C'est essentiellement par
le tempérament, l'attitude qu'ils avaient vis-à-vis d'eux-mêmes
et des autres que les deux groupes différaient. Les malades qui
réagissaient étaient plus disposés à coopérer,
moins critiques et soupçonneux que les autres. Ils ne donnaient
pas de peine aux infirmières et trouvaient que les soins de l'hôpital
étaient tout simplement « merveilleux ». Mais, bien
mieux disposés à l'égard des autres, ils étaient
généralement beaucoup plus inquiets de leur santé
personnelle. Sous l'effet de la tension, cette anxiété tendait
à se traduire par divers symptômes psychosomatiques, tels
qu'indigestions, diarrhées et maux de tête. Malgré
leur inquiétude ou à cause d'elle, la plupart de ceux qui
réagissaient au placebo faisaient montre de moins de retenue dans
les manifestations de leurs émotions et parlaient davantage. Ils
étaient aussi beaucoup plus religieux, prenaient une part beaucoup
plus active à la vie de leur église et se préoccupaient
beaucoup plus. au niveau du subconscient, de leurs organes pelviens et
abdominaux.
II
est intéressant de comparer les chiffres de ces réactions
aux placebos avec les estimations faites, dans leur domaine propre, par
les spécialistes de l'hypnotisme. Ces derniers nous apprennent qu'un
cinquième de la population peut être hypnotisé très
facilement, un autre cinquième est tout à fait réfractaire,
ou ne cède qu'une fois sa résistance psychologique diminuée
par des drogues ou la fatigue; les trois autres cinquièmes sont
un peu plus réfractaires que le premier groupe, mais considérablement
moins que le second. Un fabricant de disques hypnopédiques m'a dit
que vingt pour cent de ses clients environ sont extrêmement enthousiastes
et signalent des résultats marquants obtenus, en très peu
de temps, mais qu'à l'autre extrémité du spectre de
la suggestibilité, une minorité de huit pour cent demandait
régulièrement à être remboursée. Entre
ces deux extrêmes se situent tous ceux qui n'ont pas de résultats
rapides, mais sont assez réceptifs pour être influencés
à la longue. S'ils écoutent avec persévérance
les instructions hypnopédiques, ils finissent par obtenir ce qu'ils
veulent -la confiance en soi ou l'harmonie sexuelle, une diminution de
poids ou une augmentation de fortune.
Les
idéaux de la démocratie et de la liberté se heurtent
au fait brutal de la suggestibilité humaine. Un cinquième
de tous les électeurs peut être hypnotisé presque en
un clin d'oeil, un septième soulagé de ses souffrances par
des piqûres d'eau, un quart suggestionné avec rapidité
et dans l'enthousiasme par I'hypnopédie. A toutes ces minorités
trop promptes à coopérer, on doit ajouter les majorités
aux réactions moins rapides dont la suggestibilité plus modérée
peut être exploitée par n'importe quel manipulateur connaissant
son affaire, prêt à y consacrer le temps et les efforts nécessaires.
La
liberté individuelle est-elle compatible avec un degré élevé
de suggestibilité? Les institutions démocratiques peuvent-elles
survivre à la subversion exercée du dedans par des spécialistes
habiles dans la science et l'art d'exploiter la suggestibilité à
la fois des individus et des foules? Jusqu'à quel point une vulnérabilité
excessive à ces sollicitations, mettant en danger la personnalité
et la société démocratique, peut-elle être corrigée
par l'éducation? Dans quelle mesure l'exploitation de cette faiblesse
par des politiciens, au pouvoir ou non, des hommes d'affaires et des ecclésiastiques
peut-elle être contrôlée par la loi? Explicitement ou
implicitement, les deux premières questions ont été
étudiées au cours des chapitres précédents.
Dans ceux qui suivent, je vais aborder les problèmes de la prévention
et de la guérison.
XI
ÊTRE
INSTRUIT POUR ÊTRE LIBRE
Pour
instruire en vue de rendre libre, il faut commencer par énoncer
des faits et des jugements de valeur, puis mettre au point les méthodes
appropriées qui permettront de réaliser les valeurs et de
combattre ceux qui, pour quelque raison que ce soit, veulent ignorer les
faits ou nier les valeurs.
Dans
un des précédents chapitres, j'ai parlé de la morale
sociale qui justifie les maux résultant des excès d'organisation
et de population, allant jusqu'à les faire passer pour un bien.
Un tel système de valeurs est-il compatible avec ce que nous savons
du corps et du tempérament humain? Il part du postulat que seule
l'éducation joue un rôle important dans la détermination
du comportement des hommes et que la nature -c'est-à-dire l'équipement
psychophysique avec lequel naît chaque individu - est un facteur
négligeable. Mais est-ce vrai? Est-ce vrai que les humains ne sont
que les produits de leur milieu social? Et si ce n'est pas vrai, quelle
justification peut-on trouver à une doctrine qui affirme que l'individu
est moins important que le groupe dont il fait partie?
Toutes
les données disponibles invitent à conclure que dans la vie
des individus et des sociétés, l'hérédité
n'a pas moins d'importance que la culture. Chaque être est biologiquement
unique et différent de tous les autres. Par conséquent la
liberté est un grand bien, la tolérance une grande vertu
et l'embrigadement un grand malheur. Pour des raisons pratiques et théoriques,
les dictateurs, les organisateurs et certains savants sont fort désireux
de réduire l'exaspérante diversité de la nature humaine
à un genre d'uniformité plus maniable. Dans le premier élan
de sa ferveur behavioriste, J.B. Watson déclarait sans ambages qu'il
ne pouvait trouver « aucune indication en faveur de l'existence des
comportements héréditaires, ni des aptitudes particulières
(artistiques, musicales, etc.) qui sont supposés tenir de famille
». Aujourd'hui encore, nous voyons un psychologue distingué,
le professeur B.F. Skinner, de Harvard, assurer que « plus l'explication
scientifique s'étend et s'approfondit, plus la contribution dont
peut se targuer l'individu lui-même semble tendre vers zéro.
La puissance créatrice si vantée de l'homme, ses réussites
dans les arts, les sciences et la morale, sa capacité de choix et
le droit de le tenir pour responsable des conséquences de ce choix
- rien de tout cela n'est bien apparent dans le nouvel autoportrait scientifique
». En un mot, les pièces de Shakespeare ne sont l'oeuvre
ni de Shakespeare, ni même de Bacon ou du comte d'Oxford, elles ont
été écrites par l'Angleterre élisabéthaine.
Il
y a plus de soixante ans, William James écrivait un essai sur Les
grands hommes et leur milieu, dans lequel il entreprenait de défendre
l'individu exceptionnel contre les assauts de Herbert Spencer. Celui-ci
avait proclamé que « la Science »(cette personnification
merveilleusement commode des opinions, à une date donnée,
du professeur X, Y ou Z) avait complètement aboli le Grand Homme.
Selon lui, ce dernier « doit être classé, avec tous
les autres phénomènes dans la société qui lui
a donné naissance, comme un produit de ses antécédents
». Il peut être (ou sembler être) « l'initiateur
immédiat des changements... Mais si on veut leur trouver une explication
un tant soit peu réelle, il faut la chercher dans cet agrégat
de circonstances et de conditions dont ils ont surgi, lui et eux ».
C'est là une de ces remarques profondes parfaitement vides auxquelles
on ne peut attribuer aucun sens pratique. Ce que notre philosophe veut
dire, c'est qu'il nous faut tout savoir avant de comprendre quoi que ce
soit à fond. Bien sûr. Seulement, dans la réalité,
nous ne saurons jamais tout, donc il faut nous contenter d'une compréhension
imparfaite et de causes prochaines - y compris l'influence des grands hommes.
« S'il est une chose humainement certaine », écrit William
James, « c'est que la société du grand homme ne le
fait pas avant qu'il puisse la refaire. Des forces physiologiques, avec
lesquelles les conditions sociales, politiques, géographiques et
dans une large mesure anthropologiques ont exactement autant de rapport,
ni plus, ni moins, que le cratère du Vésuve avec le vacillement
du gaz qui m'éclaire en ce moment, voilà ce qui le fait.
Mr. Spencer soutiendrait-il que les pressions sociologiques ont convergé
avec tant de force sur Stratford-on-Avon vers le 26 avril 1564, qu'il fallait
nécessairement qu'un W. Shakespeare y naquît, avec toutes
ses particularités mentales?... Veut-il dire que si le susdit W.
Shakespeare était mort du choléra infantile, une autre mère
de Stratford-on-Avon aurait dû en engendrer une copie conforme pour
rétablir l'équilibre sociologique? »
Le
professeur Skinner est un psychologue expérimenté et son
traité sur « la Science et le comportement humain »,
solidement appuyé sur les faits. Mais malheureusement, ceux-ci sont
pris dans un domaine si limité que lorsque enfin l'auteur se risque
à une généralisation, ses conclusions sont aussi sommaires
et aussi loin de la réalité que celles du théoricien
victorien. Il ne pouvait en être autrement, car l'indifférence
du professeur Skinner envers ce que James appelle des « forces physiologiques
» est presque aussi complète que celle de Herbert Spencer.
Il expédie en moins d'une page les facteurs génétiques
déterminant le comportement humain. Il n'y a pas la moindre allusion
dans son livre aux découvertes de la médecine « constitutionnelle
» ni à cette psychologie « constitutionnelle »
qui seule, pour autant que j'en puisse juger, permettrait d'écrire
la biographie complète et réaliste d'un individu par rapport
aux faits significatifs de son existence - son corps, son tempérament,
ses dons intellectuels, son milieu immédiat à chaque instant,
ses temps, lieu et culture. Une science du comportement humain est comme
celle du mouvement dans l'abstrait, nécessaire, mais, par elle-même,
totalement insuffisante pour restituer les faits. Considérons une
libellule, une fusée et une vague qui déferle. Toutes trois
illustrent les mêmes lois fondamentales du mouvement, mais elles
le font de manières très diverses et les différences
sont au moins aussi importantes que les ressemblances. A elle seule, une
étude du mouvement ne peut nous donner à peu près
aucune indication sur le genre d'objet qui, dans n'importe quel cas donné,
se déplace. De même, une étude du comportement ne peut,
par elle-même, presque rien nous apprendre sur le composé
individuel corps-esprit, qui, dans quelque circonstance particulière
que ce soit, fait montre de l'attitude analysée. Mais la connaissance
de ces composés corpsesprit est d'une importance primordiale pour
nous qui en sommes. De plus, nous savons, par l'observation et l'expérience,
que les différences entre eux sont considérables et que certains
exercent une influence profonde sur leur milieu social. Sur ce dernier
point, Mr. Bertrand Russeit est en parfait accord avec William James -
et avec pratiquement tout le monde, ajouterai-je sauf les tenants du scientisme
spencérien ou behavioriste. Selon Russe!!, les causes des changements
historiques sont de trois ordres évolution économique, théorie
politique et personnalités puissantes. « Je ne crois pas »,
écrit-il, « qu'aucune de celles-ci puisse être mise
de côté, ou complètement élucidée en
la définissant comme l'effet de causes d'une autre nature. »Ainsi
donc, si Bismarck et Lénine étaient morts en bas âge,
notre monde serait très différent de ce qu'il est aujourd'hui,
en partie grâce à ces deux hommes. « L'histoire n'est
pas encore une science et ne peut passer pour telle qu'au moyen de falsifications
et d'omissions. »Dans la vie réelle, celle que l'on vit jour
après jour, on ne peut jamais se débarrasser de l'individuel
en l'élucidant. Ce n'est qu'en théorie que son apport semble
tendre vers zéro; en pratique, il est d'une importance primordiale.
Quand un travail est accompli dans le monde, à qui sont donc les
mains qui le réalisent, les yeux et les oreilles qui le perçoivent,
le cerveau qui le pense? Qui a les sentiments qui font agir, la volonté
qui surmonte les obstacles? Sûrement pas le milieu social, car un
groupe n'est pas un organisme, mais une organisation aveugle et inconsciente.
Tout ce qui est fait dans une société, l'est par des individus.
Ils sont, bien sûr, profondément influencés par la
culture locale, les tabous et les lois morales, les informations, vraies
et fausses, héritées du passé et conservées
dans un ensemble de traditions orales ou de littérature écrite,
mais ce que chacun d'eux tire de la société (ou, pour être
plus exact, ce qu'il tire des autres individus associés en groupes
et des archives symboliques compilées par les vivants ou les morts)
sera utilisé par lui à sa manière propre et unique
avec ses sens, sa constitution biochimique, son physique, son tempérament
et non pas avec ceux des autres. Aucune explication scientifique, si complète
et appronfondie soit-elle, ne peut faire disparaître ces faits évidents.
Et n'oublions pas que le portrait scientifique brossé par le professeur
Skinner de l'homme en tant que produit du milieu social n'est pas le seul.
Il en est d'autres et plus réalistes, par exemple celui du professeur
Roger William. Ce qu'il peint, ce n'est pas le comportement dans l'abstrait,
mais des unités corps-esprit en train d'agir - des unités
qui sont les produits àla fois du milieu auquel ils participent
avec d'autres et de leur hérédité propre. Dans The
Human Frontier et Free but unequal (13), il s'est étendu avec un
luxe de preuves détaillées et circonstanciées, sur
ces différences innées entre individus dont le professeur
Watson ne relevait aucun indice et dont l'importance, pour le professeur
Skinner, tendait vers zéro. Parmi les animaux, la variabilité
biologique au sein d'une espèce donnée devient de plus en
plus marquée à mesure que nous montons les degrés
de l'évolution. Elle atteint son point maximum chez l'homme, c'est
là un fait patent, aisé à observer. Mais ce que j'ai
appelé sa Volonté à Ordre, le désir d'imposer
une uniformité compréhensible à la diversité
déroutante des choses et des événements, a conduit
beaucoup de gens à le négliger. Ils ont minimisé le
caractère unique de la composition biologique et concentré
toute leur attention sur les facteurs du milieu, plus simples et, dans
l'état actuel des connaissances, plus compréhensibles. «
Il est résulté de ces pensées et de ces investigations
centrées sur le milieu », écrit le professeur William,
« que la doctrine de l'uniformité essentielle des petits de
l'homme a été largement répandue et qu'elle est soutenue
par un très grand nombre de psychologues, de sociologues, d'anthropologues,
d'historiens, d'économistes, d'éducateurs, de légistes
et d'hommes politiques. Elle a été incorporée dans
le mode de pensée dominant de nombreux personnages qui ont contribué
à donner forme aux décisions concernant l'éducation,
le gouvernement et elle est souvent acceptée sans question par ceux
qui font peu usage de leur sens critique.
Il
y a des chances pour qu'un système moral fondé sur une appréciation
assez réaliste des données de l'expérience fasse plus
de bien que de mal, mais beaucoup d'entre eux ont pour base une conception
de la nature des choses qui est catastrophiquement éloignée
de la réalité et ceux-là font plus de mal que de bien.
C'est ainsi que, il n'y a pas longtemps encore, on croyait très
généralement que le mauvais temps, les maladies du bétail
et l'impuissance sexuelle pouvaient être et, dans bien des cas, étaient
effectivement l'oeuvre de magiciens malveillants. Attraper et tuer ces
êtres dangereux était donc un devoir - devoir divinement tracé
d'ailleurs dans le second livre de Moïse : « Tu ne souffriras
pas que vive un magicien. » Les codes de morale et de lois fondés
sur cette conception erronée ont été la cause (durant
les siècles où les hommes au pouvoir les ont pris le plus
au sérieux) de maux effrayants. Les orgies d'espionnage, de lynchage
et d'assassinat légal que ces idées fausses sur la magie
ont rendues logiques et obligatoire, n'ont pas été égalées
jusqu'à ce que, de nos jours, les morales communiste et nazie, fondées
sur des vues aberrantes, l'une dans le domaine économique, l'autre
dans le domaine racial, aient ordonné et justifié des atrocités
sur une échelle plus grande encore. Des conséquences, à
peine moins fâcheuses, risquent bien de suivre l'adoption généralisée
d'une morale sociale qui repose sur l'idée fausse que notre espèce
est essentiellement sociable, que les enfants des hommes naissent semblables
les uns aux autres et que les individus sont le produit du milieu collectif.
Si ce point de vue était exact, si les humains étaient vraiment
les membres d'une espèce faite pour la vie de société,
si leurs différences individuelles étaient minimes et faciles
à effacer complètement par un conditionnement approprié,
alors, de toute évidence, il n'y aurait pas besoin de liberté
et l'Etat aurait raison de persécuter les hérétiques
qui la réclameraient.
Pour
le termite, le service de la termitière représente l'indépendance
parfaite. Mais il se trouve que les humains ne sont que modérément
grégaires; leurs sociétés ne sont pas des organismes
comme la ruche ou la fourmilière mais des organisations, en d'autres
termes des machines ad hoc pour vie collective. De plus, les différences
entre individus sont si grandes que, malgré le rabotage intellectuel
le plus radical, un endomorphe extrême (pour reprendre la terminologie
de W. H. Sheldon) conservera ses caractères viscérotoniques
sociables, un mésomorphe extrême demeurera activement somatotonique
envers et contre tout, un ectomorphe sera toujours cérébrotonique,
introverti et hypersensible. Dans le Meilleur des Mondes de ma fable, un
comportement socialement acceptable était assuré par le double
processus de la manipulation génétique et du conditionnement
post-natal. Les bébés étaient cultivés en bouteille
et un degré très élevé d'uniformité
dans la production était garanti par l'emploi d'oeufs provenant
d'un nombre limité de mères, lesquels oeufs subissaient un
traitement qui les faisait se diviser et se rediviser presque à
l'infini, en produisant chaque fois de vrais jumeaux par fournées
d'une centaine ou plus. De cette manière, il était possible
de fabriquer des servants standardisés pour les machines standardisées.
Et l'uniformisation des êtres était encore parachevée
après la naissance par le conditionnement infantile, l'hypnopédie
et l'euphorie chimique destinée à remplacer la satisfaction
de se sentir libre et créateur. Dans le monde où nous vivons,
ainsi qu'il a été indiqué dans des chapitres précédents,
d'immenses forces impersonnelles tendent vers l'établissement d'un
pouvoir centralisé et d'une société enrégimentée.
La standardisation génétique est encore impossible, mais
les Gros Gouvernements et les Grosses Affaires possèdent déjà,
ou posséderont bientôt, tous les procédés pour
la manipulation des esprits décrits dans Le Meilleur des Mondes,
avec bien d'autres que mon manque d'imagination m'a empêché
d'inventer. N'ayant pas la possibilité d'imposer l'uniformité
génétique aux embryons, les dirigeants du monde trop peuplé
et trop organisé de demain essaieront d'imposer une uniformité
sociale et intellectuelle aux adultes et à leurs enfants. Pour y
parvenir, ils feront usage (à moins qu'on les en empêche)
de tous les procédés de manipulation mentale à leur
disposition, et n'hésiteront pas à renforcer ces méthodes
de persuation non rationnelle par la contrainte économique et des
menaces de violence physique. Si nous voulons éviter ce genre de
tyrannie, il faut que nous commencions sans délai notre éducation
et celle de nos enfants pour nous rendre aptes à être libres
et à nous gouverner nous-mêmes.
Cette
formation devrait être, ainsi que je l'ai déjà indiqué,
avant tout centrée sur les faits et les valeurs - les faits qui
sont la diversité individuelle et l'unicité biologique, les
valeurs de liberté, de tolérance et de charité mutuelle
qui sont les corollaires moraux de ces faits. Mais malheureusement des
connaissances exactes et des principes justes ne suffisent pas. Une vérité
sans éclat peut être éclipsée par un mensonge
passionnant. Un appel habile à la passion est souvent plus fort
que la meilleure des résolutions. Les effets d'une propagande mensongère
et pernicieuse ne peuvent être neutralisés que par une solide
préparation à l'art d'analyser ses méthodes et de
percer à jour ses sophismes. Le langage a permis à l'homme
de progresser de l'animalité à la civilisation, mais il lui
a aussi inspiré cette folie persévérante et cette
méchanceté systématique, véritablement diabolique,
qui ne caractérisent pas moins le comportement humain que les vertus
de prévoyance systématique et de bienveillance persévérante,
elles aussi filles de la parole. Elle permet à ceux qui en font
usage de prêter attention aux choses, aux personnes et aux événements,
même quand les premières sont absentes et que les derniers
ne sont pas en train de se passer. Elle donne de la netteté, de
la précision à nos souvenirs et, traduisant les expériences
en symboles, elle convertit la fugacité immédiate du désir
ou de l'horreur, de l'amour ou de la haine, en principes durables réglant
les sentiments et la conduite. Par quelque procédé dont nous
n'avons nulle conscience, le système réticulaire du cerveau
choisit, parmi une foule innombrable de stimuli, les quelques rares expériences
qui ont une importance pratique pour nous. De ces éléments
inconsciemment triés, nous prélevons et abstrayons plus ou
moins consciemment un nombre plus petit encore que nous étiquetons
avec des mots de notre vocabulaire, puis classons dans un système
à la fois métaphysique, scientifique et moral composé
d'autres mots à un plus haut degré d'abstraction. Dans le
cas où toute cette sélection a été guidée
par un code qui ne représente pas une conception trop fausse de
la nature des choses, où les étiquettes verbales ont été
choisies avec intelligence et leur caractère symbolique clairement
compris, notre comportement tend à être réaliste et
convenable. Mais sous l'influence de mots mal choisis, appliqués
- en méconnaissant complètement le fait qu'il s'agit de simples
figures - à des expériences qui ont été sélectionnées
et abstraites suivant un ensemble d'idées fausses, nous sommes enclins
à nous conduire avec une férocité infernale et une
stupidité organisée dont les animaux, précisément
parce qu'ils ne parlent pas, sont heureusement incapables.
Dans
leur propagande antirationnelle, les ennemis de la liberté pervertissent
systématiquement les ressources du langage pour amener, par la persuasion
insidieuse ou l'abrutissement, leurs victimes à penser, à
sentir et à agir comme ils le veulent eux, les manipulateurs.
Apprendre
la liberté (et l'amour et l'intelligence qui en sont à la
fois les conditions et les résultats) c'est, entre autres choses,
apprendre à se servir du langage. Au cours des deux ou trois dernières
générations, les philosophes ont consacré beaucoup
de temps et de réflexion à l'étude des symboles et
au sens du sens. Comment les mots et les phrases que nous prononçons
se rattachent-ils aux choses, aux personnes et aux événements
avec lesquels nous sommes en contact dans notre existence journalière?
Examiner ce problème nous prendrait trop longtemps et nous entraînerait
trop loin. Qu'il suffise de dire que tous les matériaux intellectuels
nécessaires pour s'instruire à fond dans le maniement du
langage - à tous les niveaux depuis le jardin d'enfants jusqu'aux
cours post-scolaires - sont actuellement à notre disposition. On
pourrait commencer sans délai à inculquer l'art de distinguer
entre les usages correct et abusif des symboles. Bien plus, on aurait pu
le faire depuis trente ou quarante ans. Et pourtant, nulle part on n'enseigne
aux enfants une méthode systématique pour faire le départ
entre le vrai et le faux, une affirmation sensée et une autre qui
ne l'est pas. Pourquoi? Parce que leurs aînés, même
dans les pays démocratiques, ne veulent pas qu'ils reçoivent
ce genre d'instruction. Dans ce contexte, la brève et triste histoire
de l'Institute for Propaganda Analysis est terriblement révélatrice.
Il avait été fondé en 1937, alors que la propagande
nazie faisait le plus de bruit et de ravages, par Mr. Filene, philanthrope
de la Nouvelle-Angleterre. Sous ses auspices, on pratiqua la dissection
des méthodes de propagande non rationnelle et l'on prépara
plusieurs textes pour l'instruction des lycéens et des étudiants.
Puis vint la guerre, une guerre totale, sur tous les fronts, celui des
idées au moins autant que celui des corps. Alors que tous les gouvernements
alliés se lançaient dans « la guerre psychologique
», cette insistance sur la nécessité de disséquer
la propagande sembla quelque peu dépourvue de tact. L'Institut fut
fermé en 1941. Mais même avant l'ouverture des hostilités,
nombreux étaient ceux à qui ce genre d'activité paraissait
extrêmement critiquable. Certains éducateurs, par exemple,
n'admettaient pas que l'on enseignât à démonter les
rouages de la propagande, sous prétexte que cela rendrait les adolescents
exagérément cyniques. Les autorités militaires ne
voyaient pas non plus l'entreprise d'un bon oeil, car elles craignaient
que les recrues se missent à éplucher les propos des sergents-instructeurs.
Et puis il y avait les ecclésiastiques et les spécialistes
de la publicité. Les premiers étaient hostiles par crainte
de voir saper la foi et diminuer l'assistance aux offices, les seconds
par crainte de voir saper la fidélité à la marque
et diminuer les ventes.
Ces
craintes et ces répugnances n'étaient pas sans fondement.
L'examen trop critique par trop de citoyens moyens de ce que disent leurs
pasteurs et maîtres pourrait s'avérer profondément
subversif. Dans sa forme actuelle, l'ordre social dépend, pour continuer
d'exister, de l'acceptation, sans trop de questions embarrassantes, de
la propagande mise en circulation par les autorités et de celle
qui est consacrée par les traditions locales. La difficulté,
une fois de plus, est de trouver le juste milieu. Il faut que les individus
soient suffisamment ouverts à la suggestion pour vouloir et pouvoir
assurer le fonctionnement de leur société, mais pas trop,
pour éviter de tomber sans défense sous l'emprise de manipulateurs
professionnels. De même, il conviendrait de les mettre au courant
des méthodes de la propagande, assez pour qu'ils ne croient pas
sans examen des sornettes pures et simples, mais pas trop, pour qu'ils
ne rejettent pas en bloc les effusions pas toujours très rationnelles
des gardiens bien intentionnée de la tradition. Sans doute le juste
milieu entre la jobardise et le scepticisme intégral ne sera-t-il
jamais trouvé et gardé par la seule analyse. Cette méthode
assez négative pour aborder le problème devra être
complétée par quelque chose de plus positif - l'énoncé
d'un ensemble de valeurs généralement acceptables, fondé
sur une solide base de faits contrôlés. La première
de toutes sera la liberté individuelle, reposant sur le fait reconnu
de la diversité humaine et de l'unicité génétique;
puis la charité et la compassion reposant sur l'an tique réalité
de la famille redécouverte récemment par la psychiatrie moderne
: le fait que l'amour est aussi nécessaire aux humains que la nourriture
et l'abri, quelle que soit leur diversité mentale et physique; enfin,
l'intelligence, sans laquelle l'amour est impuissant et la liberté
inaccessible. Cet ensemble de valeurs nous fournira un critère pour
juger la propagande. Celle qui sera reconnue à la fois absurde et
immorale pourra être rejetée aussitôt. Celle qui sera
simplement irrationnelle, mais compatible avec l'amour et la liberté,
sans s'opposer par principe à l'exercice de l'intelligence, pourra
être acceptée, à titre provisoire, pour ce qu'elle
vaut.
XII
QUE
FAIRE?
Nous
pouvons être instruits en vue de la liberté - beaucoup mieux
que nous le sommes actuellement. Mais celle-ci, ainsi que j'ai essayé
de le montrer est menacée de bien des côtés par des
dangers divers - démographiques, sociaux, politiques, psychologiques.
Notre maladie a une multitude de causes concurrentes et ne pourra être
guérie que par une multitude de remèdes concurrents. Pour
tenter de résoudre un problème humain complexe, quel qu'il
soit, nous devons faire entrer en ligne de compte tous les facteurs significatifs,
non pas un seul et unique. Rien de ce qui n'est pas tout n'est vraiment
assez. La liberté est menacée et l'éducation qui nous
permettra de la sauvegarder représente une nécessité
urgente, mais elle n'est pas seule dans ce cas - par exemple, une organisation
sociale, une limitation des naissances, une législation, conçues
en vue de la liberté sont aussi indispensables. Commençons
par le dernier point.
Depuis
la Grande Charte et même avant, les légistes anglo-saxons
s'étaient préoccupés de protéger la liberté
individuelle. Une personne maintenue en prison pour des motifs d'une légalité
douteuse a le droit, aux termes de la Common Law (14) précisés
par l'ordonnance de 1679, de faire appel à l'une des hautes instances
juridiques pour obtenir un mandat d'habeas corpus. Ce document est envoyé
par un juge de la cour au chef de la police ou au directeur de la prison
et lui enjoint de faire paraître devant le tribunal, dans des délais
spécifiés, la personne qu'il maintient en état de
détention, pour que l'on examine son cas - de produire, on le notera
bien, non pas une plainte signée du détenu, ni ses représentants
légaux, mais son corps, la chair trop charnelle que l'on a obligée
à coucher sur des planches, à respirer l'air fétide
et à manger la nourriture infecte de la prison. Ce souci d'une condition
diale de la liberté - l'absence de contrainte physique - est indiscutablement
nécessaire, mais ne suffit pas. Il est parfaitement possible qu'un
homme soit hors de prison sans être libre, à l'abri de toute
contrainte matérielle et pourtant captif psychologiquement, obligé
de penser, de sentir et d'agir comme le veulent les représentants
de l'Etat ou de quelque intérêt privé à l'intérieur
de la nation.
L'habeas
mentem n'existera jamais, car aucun geôlier ne pourra produire devant
un tribunal un esprit illégalement emprisonné, et aucun être
dont l'esprit a été asservi par les méthodes esquissées
dans les chapitres précédents ne serait en mesure de se plaindre
de sa captivité. La nature de la contrainte psychologique est telle
que ses victimes ont l'impression d'agir sur leur propre initiative, elles
ne savent pas qu'elles sont des victimes, les murs de la prison leur sont
invisibles et elles se croient libres. Leur servitude est strictement objective
et n'apparaît qu'aux yeux d'autrui.
Non,
je le répète, il ne pourra jamais y avoir d'habeas mentem,
mais il peut y avoir une législation préventive - une mise
hors la loi de la traite des esclaves psychologiques, un statut pour la
protection des esprits contre les pourvoyeurs sans scrupules de propagande
empoisonnée, sur le modèle de celui qui protège le
corps contre les pourvoyeurs sans scrupules d'aliments frelatés
et de drogues pernicieuses. Par exemple, il pourrait, et selon moi il devrait
y avoir des lois qui limitent le droit que s'arrogent les autorités,
civiles ou militaires, de soumettre à l'hypnopédie des auditoires
captifs sous leur commandement ou leur garde - d'autres qui défendent
l'emploi de la projection subliminale dans les lieux publics ou sur les
écrans de télévision - d'autres enfin qui empêchent
les candidats politiques non seulement de dépenser plus d'une certaine
somme à leurs campagnes électorales, mais aussi d'utiliser
cette sorte de propagande antirationnelle qui fait de tout le processus
démocratique une farce a mère.
Une
telle législation préventive pourrait faire quelque bien,
mais pas pendant très longtemps si les puissantes forces impersonnelles
qui menacent aujourd'hui la liberté continuent à acquérir
de la vitesse. Les meilleurs des constitutions et des codes ne pourront
rien contre la pression sans cesse croissante de la surpopulation et d'un
excès d'organisation imposé par le nombre toujours plus grand
des humains et les progrès de la technique. Les constitutions ne
seront pas abrogées, les bonnes lois resteront en place dans le
code, mais les formes libérales serviront simplement à masquer
et à enjoliver un fond situé aux antipodes du libéralisme.
Si l'on ne jugule pas l'excès de population et d'organisation, nous
pouvons nous attendre à constater, dans les pays démocratiques,
un renversement du processus qui a transformé l'Angleterre en démocratie
tout en lui gardant les formes extérieures de la monarchie. Sous
l'impitoyable poussée d'une surpopulation qui s'accélère,
d'une organisation dont les excès vont s'aggravant et par le moyen
de méthodes toujours ‘plus efficaces de manipulation mentale,
les démocraties changeront de nature. Les vieilles formes pittoresques
- élections, parlements, hautes cours de justice - demeureront,
mais la substance sous-jacente sera une nouvelle forme de totalitarisme
non violent. Toutes les appellations traditionnelles, tous les slogans
consacrés resteront exactement ce qu'ils étaient au bon vieux
temps, la démocratie et la liberté seront les thèmes
de toutes les émissions radiodiffusées et de tous les éditoriaux
- mais une démocratie, une liberté au sens strictement pickwickien
du terme. Entre-temps, l'oligarchie au pouvoir et son élite hautement
qualifiée de soldats, de policiers, de fabricants de pensée,
de manipulateurs mentaux mènera tout et tout le monde comme bon
lui semblera.
Comment
pouvons-nous dominer les forces qui menacent nos libertés si durement
acquises? Si l'on se contente de parler et en termes généraux,
rien n'est plus facile que de répondre à cette question.
Considérons le problème de la surpopulation. Le flot mouvant
des masses humaines menace de submerger rapidement les ressources existantes.
Que faire? De toute évidence, diminuer le plus vite possible la
natalité jusqu'à, un point où elle n'excède
pas la mortalité. En même temps, il nous faut augmenter le
plus vite possible la production de denrées alimentaires, instituer
et mettre à exécution un plan mondial pour la conservation
des sols et des forêts, créer pour nos combustibles actuels
des produits de remplacement, si possible moins dangereux et moins vite
épuisés que l'uranium et, tout en ménageant nos ressources
en minéraux aisément accessibles, bien diminuées,
mettre au point des méthodes nouvelles et pas trop coûteuses
afin d'extraire ces substances de minerais de plus en plus pauvres -le
plus pauvre de tous étant l'eau de mer. Mais il est à peine
besoin d'indiquer que tout cela est plus facile à écrire
qu'à faire. Il faut réduire l'excédent annuel des
naissances. Mais comment? Nous avons le choix entre la famine, les épidémies
et la guerre d'une part, le malthusianisme d'autre part. La plupart d'entre
nous choisiront cette dernière solution - et aussitôt nous
nous trouvons devant un problème qui est un puzzle à la fois
physiologique, médical, sociologique, psychologique et même
théologique. La « Pilule (15) » n'a pas encore été
inventée, mais si elle l'est, comment pourra-t-on la distribuer
aux centaines de millions de femmes susceptibles d'être mères
(ou si c'est une préparation qui agit sur les mâles, aux pères
en puissance) qui devront l'absorber si l'on veut diminuer la natalité
de l'espèce? Et,étant donné les coutumes sociales
existantes, les forces d'inertie intellectuelle et psychologique, comment
faire changer d'avis ceux qui devraient la prendre mais ne le veulent pas?
Et comment surmonter les objections de l'Eglise catholique romaine à
toute forme de limitation des naissances, sauf la méthode Ogino,
qui, soit dit en passant, s'est avérée jusqu'à présent
à peu près complètement inefficace dans ces sociétés
à l'économie sous-développée où la réduction
des naissances serait le plus nécessaire? Ces mêmes questions,
il faut les poser, avec aussi peu de chance d'obtenir les réponses
satisfaisantes, au sujet des méthodes anticonceptionnelles, chimiques
ou mécaniques déjà en usage.
Si
nous passons des problèmes de la limitation des naissances à
ceux de l'augmentation des quantités de denrées alimentaires
disponibles et de la conservation des ressources naturelles, nous nous
trouvons en face de difficultés qui sans être aussi considérables,
sont encore énormes. D'abord, le problème de l'éducation.
Combien de temps faudra-t-il pour enseigner aux innombrables paysans et
fermiers actuellement responsables de la majeure partie de la production
mondiale à améliorer leurs méthodes? Si l'on y parvient,
où trouveront-ils les capitaux nécessaires à l'achat
des machines, des carburants, des lubrifiants, du courant électrique,
des engrais et des espèces sélectionnées de plantes
vivrières et d'animaux domestiques sans lesquels la formation agricole
la plus poussée est inutile? De même, qui va inculquer à
la race humaine les principes et les procédés pratiques de
la conservation? Comment empêchera-t-on les citoyens-paysans affamés
d'un pays dont la population et les besoins en denrées alimentaires
croissent rapidement d'user le sol? Et si l'on y parvient, qui paiera leur
entretien pendant que la terre épuisée et blessée
sera progressivement rendue, si faire se peut, à la santé
et à la fertilité? Considérons aussi les sociétés
sous-développées qui essaient actuellement de s'industrialiser.
Si elles réussissent, qui les empêchera, dans leurs efforts
désespérés pour rattraper le niveau des autres et
s'y maintenir, de gaspiller les ressources irremplaçables de la
planète, aussi stupidement et en pure perte que leurs devanciers
dans la course l'ont fait et le font encore? Et quand le jour du règlement
arrivera, où trouvera-t-on, dans les pays pauvres, les techniciens
et les capitaux gigantesques qui seront nécessaires afin d'extraire
les métaux indispensables de minerais dont la concentration est
trop faible, dans les circonstances actuelles, pour que ce travail soit
faisable au point de vue technique, ou justifiable au point de vue économique?
lise peut que, avec le temps, on trouve une solution pratique à
tous ces problèmes, mais quand? ‘Dans une course, quelle
qu'elle soit, entre le chiffre des masses humaines et les ressources naturelles,
le temps travaille contre nous. A la fin de ce siècle, il y aura,
si nous faisons de grands efforts, environ deux fois plus de produits alimentaires
qu'aujourd'hui, mais il y aura aussi environ deux fois plus d'êtres
humains, et plusieurs milliards d'entre eux vivront dans des pays partiellement
industrialisés où ils consommeront dix fois plus de puissance,
d'eau, de bois et de minéraux irremplaçables qu'ils le font
aujourd'hui. En un mot, la situation alimentaire sera aussi mauvaise qu'en
ce moment et celle des matières premières considérablement
aggravée.
Trouver
une solution au problème de l'organisation excessive est à
peine moins difficile. Là encore, si l'on se contente de mots et
de mots peu précis, la réponse est d'une parfaite simplicité.
Ainsi, c'est un axiome en politique de dire que la puissance suit la fortune.
Mais c'est un fait historique aujourd'hui que les moyens de production
sont rapidement centralisés et monopolisés par les Grosses
Affaires et les Gros Gouvernements. Par conséquent, si vous avez
foi en la démocratie, prenez des mesures pour distribuer les biens
aussi largement que possible.
Ou
encore, considérons le droit de vote. En principe, c'est un grand
privilège. En fait, l'histoire récente l'a maintes fois prouvé,
ce n'est pas une garantie de liberté. Par conséquent, si
vous souhaitez éviter la dictature par référendum,
brisez les collectivités simplement fonctionnelles de la société
moderne en groupes autonomes collaborant de leur plein gré, et capables
de remplir leurs tâches en dehors du système bureaucratique
des Grosses Affaires et des Gros Gouvernements.
Les
excès de population et d'organisation ont produit la métropole
moderne, dans laquelle une vie humaine, enrichie de rapports personnels
multiples et divers est devenue pratiquement impossible. Par conséquent,
si vous souhaitez éviter l'appauvrissement spirituel des individus
et de sociétés entières, quittez les grands centres
et faites revivre les petites agglomérations rurales, ou encore
humanisez la ville en créant à l'intérieur du réseau
de son organisation mécanique, les équivalents urbains des
petis centres ruraux où les individus peuvent se rencontrer et coopérer
en qualité de personnalités complètes, et non pas
comme de simples incarnations de fonctions spécialisées.
Tout
cela crève les yeux aujourd'hui et les crevait déjà
il y a cinquante ans. De Hilaire Belloc à Mr. Mortimer Adier, des
premiers apôtres des associations coopératives de crédit
aux réformateurs agraires de l'Italie et du Japon moderne, les hommes
de bonne volonté ont, depuis des générations, prôné
la décentralisation de la puissance économique et la distribution
plus étendue des richesses. Combien de systèmes ingénieux
ont été proposés pour la dispersion de la production,
pour un retour à une « industrie villageoise »d'envergure
réduite. Et puis, il y a eu les études extrêmement
approfondies de Dubreuil pour donner une certaine mesure d'autonomie et
d'initiative aux divers services d'une grande organisation industrielle.
Il y a eu les syndicalistes avec leurs projets, plan, coupe, et élévation
d'une société sans Etat, groupes de production fédérés
sous les auspices des associations professionnelles. En Amérique,
Arthur Morgan et Baker Brownwell ont exposé la théorie et
décrit la mise en oeuvre d'un nouveau genre de collectivité
vivant au niveau du village et de la petite ville.
Le
professeur Skinner, de Harvard, a donné le point de vue du psychologue
sur ce problème dans son Waiden two (16), roman utopique mettant
en scène une communauté autonome organisée d'une manière
tellement scientifique que personne n'est jamais induit en tentation antisociale,
que chacun, sans recours à la contrainte ni à une propagande
fâcheuse, fait ce qu'il doit faire et que tout le monde connaît
le bonheur dans l'accomplissement. En France, pendant et après la
Deuxième Guerre mondiale, Marcel Barbu et ses disciples ont instauré
un certain nombre de groupes de production autonomes et nôn hiérarchisés
qui étaient aussi des sociétés d'aide mutuelle et
des centres de vie pleinement humaine. Entre-temps, à Londres, l'expérience
de Peckham démontrait qu'il est possible, en coordonnant les services
de santé avec les intérêts plus vastes du groupe, de
créer une véritable communauté, même dans une
métropole.
Nous
voyons donc que l'excès d'organisation est une maladie clairement
reconnue, que divers remèdes très complets ont été
prescrits, que des traitements expérimentaux de ses symptômes
ont été tentés ici ou là, souvent avec grand
succès. Et pourtant,. malgré tous ces discours édifiants
et ces oeuvres exemplaires, le mal ne cesse de s'aggraver. Nous savons
qu'il est dangereux de laisser une oligarchie dirigeante concentrer trop
de pouvoir entre ses mains et pourtant c'est ce qui se produit de plus
en plus. Nous savons que, pour la plupart de nos semblables, la vie dans
une gigantesque ville moderne est anonyme, atomique, au-dessous du niveau
humain, néanmoins les villes deviennent de plus en plus démesurées
et le mode de vie urbano-industriel demeure inchangé. Nous savons
que dans une société très vaste et très complexe
la démocratie n'a guère de sens qu'en fonction des groupes
autonomes de dimensions maniables - néanmoins, une partie de plus
en plus importante des affaires de la nation est gérée par
les bureaucrates des Gros Gouvernements et des Grosses Affaires. Dans tous
ces cas, nous savons ce qu'il faudrait faire, mais dans aucun nous n'avons
encore été capables d'agir efficacement dans le sens indiqué
par notre expérience vécue.
Arrivés
à ce point, nous nous trouvons devant une question très troublante.
Désirons-nous vraiment agir? Est-ce que la majorité de la
population estime qu'il vaut bien la peine de faire des efforts assez considérables
pour arrêter et si possible renverser la tendance actuelle vers le
contrôle totalitaire intégral? Aux U.S.A. - et l'Amérique
est l'image prophétique de ce que sera le reste du monde urbano-industriel
dans quelques années d'ici - des sondages récents de l'opinion
publique ont révélé que la majorité des adolescents
au-dessous de vingt ans, les votants de demain, ne croient pas aux institutions
démocratiques, ne voient pas d'inconvénient à la censure
des idées impopulaires, ne jugent pas possible le gouvernement du
peuple par le peuple et s'estimeraient parfaitement satisfaits d'être
gouvernés d'en haut par une oligarchie d'experts assortis, s'ils
pouvaient continuer à vivre dans les conditions auxquelles une période
de grande prospérité les a habitués. Que tant de jeunes
spectateurs bien nourris de la télévision, dans la plus puissante
démocratie du monde, soient si totalement indifférents à
l'idée de se gouverner eux-mêmes, s'intéressent si
peu à la liberté d'esprit et au droit d'opposition est navrant,
mais assez peu surprenant. « Libre comme un oiseau », disons-nous,
et nous envions les créatures ailées qui peuvent se mouvoir
sans entrave dans les trois dimensions de l'espace, mais hélas,
nous oublions le dodo. Tout oiseau qui a appris à gratter une bonne
pitance d'insectes et de vers sans être obligé de se servir
de ses ailes renonce bien vite au privilège du vol et reste définitivement
à terre. Il se passe quelque chose d'analogue pour les humains.
Si le pain leur est fourni régulièrement et en abondance
trois fois par jour, beaucoup d'entre eux se contenteront fort bien de
vivre de pain seulement - ou de pain et de cirque. « En fin de compte
», dit le Grand Inquisiteur dans la parabole de Dostoïevski,
« ils déposeront leur liberté à nos pieds et
nous diront : faites de nous vos esclaves, mais nourrissez-nous. »
Et quand Aliocha Karamazov demande à son frère, celui qui
raconte l'histoire, si ce personnage parle ironiquement, Ivan répond
: « Pas le moins du monde! Il revendique comme un mérite pour
lui et son Eglise d'avoir vaincu la liberté dans le dessein de rendre
les hommes heureux. » Oui, pour rendre les hommes heureux. «
Car rien », assure-t-il, « n'a jamais été plus
insupportable pour un homme ou une société humaine que la
liberté. » Rien, si ce n'est son absence; en effet, lorsque
les choses vont mal et que les rations sont réduites, les dodos
rivés au sol réclament leurs ailes à tue-tête
- pour y renoncer, une fois de plus, quand les temps deviennent meilleurs
et les éleveurs plus indulgents, plus généreux. Les
jeunes qui ont si piètre opinion de la démocratie combattront
peut-être pour défendre la liberté. Le cri de «
Donnez-moi la télévision et des saucisses chaudes, mais ne
m'assommez pas avec les responsabilités de l'indépendance
», fera peut-être place, dans des circonstances différentes
à celui de « La liberté ou la mort ». Si une
telle révolution se produit, elle sera due en partie à l'action
de forces sur lesquelles, même les gouvernants les plus puissants
n'ont que très peu de pouvoir, en partie à l'incompétence
de ces chefs, à leur manque d'efficacité dans le maniement
des instruments de manipulation mentale que la technique et la science
ont fournis et continueront à fournir aux aspirants dictateurs.
Si l'on considère leur ignorance et le peu de moyens dont ils disposaient,
les Grands Inquisiteurs du passé ont obtenu des résultats
remarquables. Mais leurs successeurs, les dictateurs bien informés
et intégralement scientifiques de l'avenir, feront à n'en
pas douter beaucoup mieux. Le Grand Inquisiteur reproche au Christ d'avoir
appelé les hommes à la liberté et Lui dit «
Nous avons corrigé ton oeuvre et l'avons fondée sur le miracle,
le mystère et l'autorité. » Mais cette trinité
n'est pas suffisante pour garantir la survie indéfinie d'une tyrannie.
Dans Le Meilleur des Monde, les dictateurs y avaient ajouté la science,
ce qui leur permettait d'assurer leur autorité par la manipulation
des embryons, des réflexes chez les enfants et des esprits à
tous les âges. Au lieu de parler simplement de miracles et de glisser
des allusions symboliques aux mystères, ils étaient en mesure,
grâce à des drogues, d'en faire faire l'expérience
directe à leurs sujets - de transformer la foi en connaissance extatique.
Les anciens dictateurs sont tombés parce qu'ils n'ont jamais pu
fournir assez de pain, de jeux, de miracles et de mystères à
leurs sujets; ils ne possédaient pas non plus un système
vraiment efficace de manipulation mentale. Par le passé, libres
penseurs et révolutionnaires étaient souvent les, produits
de l'éducation la plus pieusement orthodoxe et il n'y avait rien
là de surprenant. Les méthodes employées par les éducateurs
classiques étaient et sont encore extrêmement inefficaces.
Sous la férule d'un dictateur scientifique, l'éducation produira
vraiment les effets voulus et il en résultera que la plupart des
hommes et des femmes en arriveront à aimer leur servitude sans jamais
songer à la révolution. Il semble qu'il n'y ait aucune raison
valable pour qu'une dictature parfaitement scientifique soit jamais renversée.
En
attendant, il reste encore quelque liberté dans le monde. Il est
vrai que beaucoup de jeunes n'ont pas l'air de l'apprécier, mais
un certain nombre d'entre nous croient encore que sans elle les humains
ne peuvent pas devenir pleinement humains et qu'elle a donc une irremplaçable
valeur. Peut-être les forces qui la menacent sont-elles trop puissantes
pour que l'on puisse leur résister très longtemps. C'est
encore et toujours notre devoir de faire tout ce qui est en notre pouvoir
pour nous opposer à elles.
(1)
Les cent ans à venir.
(2)
En français dans le texte.
(3)
L'homme de l'organisation. (Pion. éd.)
(4)
La persuasion clandestine.
(5)
Psychologie de comportement américaine qui étudie les faits
psychiques
dans
leurs manifestations organiques. (N. de la Tr.).
(6)
Propriété où le Pickwick Club a accompli certains
de ses exploits
les
plus célèbres. (N. de la Tr.).
(7)
Taverne londonienne illustrée par Walter Raleigh, Ben Jonson, les
plus
grands
poètes et les beaux esprits de l'époque élisabéthaine.
(N. de la Tr.).
(8)
"intégrante" ? Je suppose qu'il s'agit d'une faute de frappe, en
attendant, ce
n'est
pas dans le dictionnaire que j'avais sous la main, je le laisse tel-quel
(N. du copiste/correct.).
(9)
Bataille pour l'esprit.
(I0)
L'Adieu aux armes, de Hemingway (N. de la Tr.).
(11)
Histoire, pratique et théorie de l'hypnotisme.
(12)
En français dans le texte.
(13)
La frontière de l'humain et Libres mais inégaux.
(14)
Loi non écrite d'Angleterre appliquée par les cours de justice
du roi
et
réputée dérivée de l'usage ancien. (N de la
Tr.).
(15)
Rappelons Que ce texte a été écrit en 1957. (N. de
I'Ed.).
(16)
Walden numéro deux. Le numéro un était le célèbre
ouvrage de Thoreau,
idéaliste
contempteur (17) du confort moderne et apôtre de la désobéissance
civile. (N. de la Tr.).
(17)
Contempteur : Personne qui méprise, dénigre. (N. du copiste/correct.)
Merci à Françoise Borg pour la piqure de rappel :)
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