samedi 28 juin 2014

RETOUR AU MEILLEUR DES MONDES - ALDOUS HUXLEY


 

BRAVE NEW WORLD REVIS1TED
Traduit de l'anglais par Denise Meunier
Les extraits cités du Meilleur des Mondes ont été empruntés à la traduction de Jules Castier  





TABLE DES MATIÈRES

- PREFACE
I. - Surpopulation
I. - Quantité, Qualité, Moralité
III. - Excès d'organisation
IV. - La propagande dans une société démocratique
V. - La propagande dans une dictature
VI. - Comment convaincre le client
VII. - Le lavage de cerveau
VIII. - Persuasion chimique
IX. - Persuasion subconsciente
X. - Hypnopédie
XI. - Être instruit pour être libre
XII. - Que faire ?


PREFACE
L'essence du bel esprit peut devenir la substance même du mensonge. Si élégante et amie de la mémoire qu'elle soit, la concision ne peut jamais, dans la nature des choses, rendre compte de tous les faits composant une situation complexe. Sur un pareil thème, on ne peut être concis que par omission et simplification, deux procédés qui nous aident à comprendre, certes - mais, dans bien des cas, de travers - les formules adroitement tournées de l'abréviateur et non pas l'immense réalité ramifiée dont ces notions ont été abstraites avec tant d'arbitraire.
Il est vrai que la vie est courte et la connaissance sans limites : personne n'a le temps de tout savoir et dans la pratique, nous sommes généralement contraints de choisir entre un exposé trop court ou point d'exposé du tout. L'abréviation est un mal nécessaire et celui qui la pratique doit essayer de se tirer le mieux possible d'une tâche qui, bien qu'intrinsèquement mauvaise, vaut encore mieux que rien. Il faut qu'il apprenne à simplifier sans aller jusqu'à déformer. Il faut qu'il apprenne à faire porter toute son attention sur les éléments essentiels d'une situation, mais sans négliger trop des à-côtés qui nuancent la réalité. De cette façon, il parviendra peut-être à restituer non pas toute la vérité (car elle est incompatible avec la brièveté dans la plupart des sujets importants) mais considérablement plus que les dangereuses approximations qui ont toujours été la monnaie courante de la pensée.
Le problème de la liberté et de ses ennemis est énorme, ce que j'en ai écrit est certainement trop Court pour qu'il soit traité comme il le mérite, mais j'en ai au moins effleuré de nombreux aspects. Chacun d'entre eux a peut-étre été simplifié à l'excès dans l'exposé, mais ces esquisses successives se superposent pour former un tableau qui, je l'espère, donne au moins une idée de l'immensité et de la complexité de l'original.
Seuls manquent (non parce qu'ils sont négligeables, mais pour des raisons de simple commodité et parce que je les ai déjà étudiés en d'autres occasions) les ennemis mécaniques et militaires de la liberté - les armes et la « quincaillerie » qui ont si puissamment renforcé l'étau dans lequel des maîtres du monde broient leurs sujets et les préparatifs, plus ruineux encore, de guerres toujours plus insensées parce qu'elles sont autant de suicides. Le lecteur devra replacer les chapitres qui suivent devant cette sombre toile de fond : révolte et répression en Hongrie, bombes H, coût de ce que chaque nation qualifie de « défense », interminables, colonnes de jeunes gens sans uniforme, blancs, noirs, rouges, jaunes, marchant docilement vers la fosse commune.




I
 
 
SURPOPULATION
 
 
En 1931, alors que j'écrivais Le Meilleur des Mondes, j'étais convaincu que le temps ne pressait pas encore. La société intégralement organisée, le système scientifique des castes, l'abolition du libre arbitre par conditionnement méthodique,. la servitude rendue tolérable par des doses régulières de bonheur chimiquement provoqué, les dogmes orthodoxes enfoncés dans les cervelles pendant le -sommeil au moyen des cours de nuit, tout cela approchait; se réaliserait bien sûr, mais ni de mon vivant, ni même du vivant de mes petits-enfants. J'ai oublié la date. exacte des événements rapportés dans ma fable, mais c'était vers le sixième ou- septième siècle après F. (après Ford). Nous qui vivions dans le deuxième quart du vingtième siècle après J.-C., nous habitions un univers assez macabre certes, mais enfin le cauchemar de ces années de dépression était radicalement différent de celui, tout futur, décrit dans mon roman. Notre- monde était torturé par l'anarchie, le leur, au septième siècle après F., par un excès d'ordre. Le passage de cet extrême à l'autre demanderait du temps, beaucoup de temps à ce que je croyais, ce qui permettrait à un tiers privilégié de la race humaine de tirer le meilleur parti des deux systèmes : celui du libéralisme désordonné et celui du meilleur des mondes, beaucoup trop ordonné, dans lequel l'efficacité parfaite ne laissait place ni à la liberté ni à l'initiative personnelle.
Vingt-sept ans plus tard, dans ce troisième quart du vingtième siècle après J-C. et bien longtemps avant la fin du premier siècle après F., je suis beaucoup moins optimiste que je l'étais en écrivant Le Meilleur des Mondes. Les prophéties faites en 1931 se réalisent bien plus tôt que je le pensais. L'intervalle béni entre trop de désordre et trop d'ordre n'a pas commencé et rien n'indique qu'il le fera jamais. En Occident, il est vrai, hommes et femmes jouissent encore dans une appréciable mesure de la liberté individuelle, mais même dans les pays qui ont une longue tradition de gouvernement démocratique cette liberté, voire le désir de la posséder, paraissent en déclin. Dans le reste du monde, elle a déjà disparu, ou elle est sur le point de le faire. Le cauchemar de l'organisation intégrale que j'avais situé dans le septième siècle après F. a surgi de lointains dont l'éloignement rassurait et nous guette maintenant au premier tournant.
Le 1984 de George Orwell projetait dans l'avenir, en le grossissant, un présent qui contenait le stalinisme et un passé immédiat qui avait vu fleurir le nazisme. Le Meilleur des Mondes a été écrit avant l'accession de Hitler au pouvoir suprême en Allemagne et à un moment où le tyran russe n'avait pas encore trouvé sa cadence. En 1931, le terrorisme systématique ne revêtait pas le caractère obsédant de fait contemporain par excellence qu'il allait prendre en 1948 et la dictature future de mon univers imaginaire était notablement moins brutale que celle décrite avec tant de brio par Orwell. Dans l'ambiance de 1948, 1984 paraissait effroyablement convaincant. Mais après tout, les tyrans sont mortels et les circonstances changent. L'évolution récente en Russie, les derniers progrès dans les sciences et la technologie ont retiré une part de sa macabre vraisemblance au livre d'Orwell. Bien sûr, une guerre nucléaire rendrait dérisoires toutes les prédictions, mais si nous admettons pour le moment que les Grandes Puissances peuvent s'abstenir de nous anéantir, il semble maintenant que l'avenir a des chances de ressembler au Meilleur des Mondes plutôt qu'à 1984.
A la lumière de ce que nous avons récemment appris sur le comportement animal en général et sur le comportement humain en particulier, il est devenu évident que le contrôle par répression des attitudes non conformes est moins efficace, au bout du compte, que le contrôle par renforcement des attitudes satisfaisantes au moyen de récompenses et que, dans l'ensemble, la terreur en tant que procédé de gouvernement rend moins bien que la manipulation non violente du milieu, des pensées et des sentiments de l'individu. Le châtiment fait provisoirement cesser le comportement incriminé, mais ne supprime pas de façon définitive la tendance de la victime à s'y complaire. De plus, les dérivés psychophysiques de la répression peuvent être tout aussi fâcheux que l'attitude pour laquelle un individu a été châtié. La psychothérapie est en grande partie consacrée au traitement des effets débilitants ou antisociaux de sanctions passées.
La société décrite dans 1984 est dominée presque exclusivement par le châtiment et la crainte du châtiment. Dans l'univers imaginaire de ma propre fable, ce dernier est rare et en général peu rigoureux. Le contrôle presque parfait exercé par le gouvernement est réalisé au moyen du renforcement systématique des attitudes satisfaisantes, de nombreuses manipulations à peu près non violentes, à la fois physiques et psychologiques, et de la standardisation génétique. La gestation en éprouvette et le contrôle central de la reproduction ne sont peut-être pas choses impossibles, mais il n'en est pas moins évident que pendant longtemps encore nous resterons une espèce vivipare se reproduisant au hasard. Donc, la standardisation génétique peut être exclue du domaine pratique; les sociétés continueront à être régies par un contrôle postnatal par répression, comme dans le passé et, de plus en plus, par les méthodes si efficaces de la récompense et de la manipulation scientifique.
En Russie, la dictature démodée, style 1984, de Staline a commencé à céder du terrain devant une forme de tyrannie plus moderne. Dans les hautes sphères de la société hiérarchisée soviétique, le renforcement du comportement satisfaisant remplace peu à peu les vieilles méthodes de contrôle par répression des attitudes non conformes. Ingénieurs et savants, professeurs et fonctionnaires sont largement rétribués pour le travail bien fait et imposés avec tant de modération qu'ils se trouvent constamment incités à faire mieux encore pour obtenir de nouvelles récompenses. Dans certains domaines, ils ont la permission de penser et de faire plus ou moins ce qu'ils veulent, la répression ne les guettant qu'au moment où ils sortent des limites prescrites pour s'aventurer dans les chasses gardées de l'idéologie et de la politique. C'est parce qu'on leur a accordé une certaine mesure de liberté professionnelle que les professeurs, les savants et les techniciens russes ont obtenu des succès si remarquables. Ceux qui vivent à la base de la pyramide soviétique ne jouissent d'aucun des privilèges accordés à la minorité des individus chanceux ou exceptionnellement doués. Leurs salaires sont maigres et ils paient, sous forme de prix élevés, une proportion exorbitante des impôts. Le domaine dans lequel ils peuvent faire ce qu'ils veulent est extrêmement réduit et leurs dirigeants les maîtrisent plus par la répression et la menace que par la manipulation non violente, ou le renforcement du comportement satisfaisant au moyen de récompenses. Le système soviétique allie des éléments de 1984 à d'autres qui préfigurent ce qui se passait parmi les castes élevées dans Le Meilleur des Mondes.
Pendant ce temps, des forces impersonnelles sur lesquelles nous n'avons presque aucun contrôle semblent nous pousser tous dans la direction du cauchemar de mon anticipation et cette impulsion déshumanisée est sciemment accélérée par les représentants d'organisations commerciales et politiques qui ont mis au point nombre de nouvelles techniques pour manipuler, dans l'intérêt de quelque minorité, les pensées et les sentiments des masses. Ces procédés seront étudiés dans les chapitres suivants; bornons-nous pour le moment à ces forces impersonnelles qui sont en train de rendre le monde si peu sûr pour les démocraties, si peu hospitalier pour la liberté individuelle. Que sont-elles et pourquoi le cauchemar, que j'avais projeté dans le septième siècle après F., a-t-il avancé si vite vers nous? La réponse à ces questions doit commencer là où commence la vie de toute société, fût-elle la plus évoluée du monde - au niveau de la biologie.
Le jour du premier Noël, la population de notre planète était d'environ 250 millions d'hommes - inférieure à la moitié de celle de la Chine moderne. Seize siècles plus tard, lorsque les pèlerins débarquèrent de la Mayflower à Plymouth Rock, elle avait un peu dépassé les 500 millions. Au moment où les colonies d'Amérique proclamaient leur indépendance, elle atteignait 700 millions. En 1931, alors que j'écrivais Le Meilleur des Mondes, elle était de peu inférieure à deux milliards. Aujourd'hui, vingt-sept ans après seulement, nous sommes 2 milliards 800 millions. Et demain? Pénicilline, D.D.T. et eau pure sont autant de pro- duits bon marché dont les effets sur la santé publique sont absolument hors de proportion avec leur coût. Même le plus pauvre des gouvernements est assez riche pour mettre entre les mains de ses sujets les moyens de limiter la mort. Quand il s'agit des naissances, c'est tout autre chose. Le contrôle des décès peut être mis à la portée de toute une population par quelques techniciens travaillant pour le compte d'un gouvernement bienveillant, mais celui des naissances dépend de la coopération d'un peuple entier. Il doit être pratiqué par d'innombrables individus dont il exige plus d'intelligence et de volonté que n'en possèdent la plupart des illettrés pullulant par le monde et (dans le cas où des procédés anticonceptionnels chimiques ou mécaniques sont employés) une dépense que le plus grand nombre d'entre eux ne peut faire. De plus, il n'existe nulle part la moindre tradition religieuse en faveur de la mort illimitée, alors que celles en faveur de la reproduction illimitée sont des plus répandues. Pour toutes ces raisons, la limitation de la mort est aisée à réaliser, celle des naissances, extrêmement difficile; aussi les taux de mortalité ont-ils baissé au cours des dernières années avec une saisissante rapidité, alors que ceux des naissances sont restés à leur ancien ni- veau (élevé) ou bien, s'ils ont baissé, le mouvement a été très peu marqué et très lent. En conséquence, la population du globe augmente à l'heure actuelle plus vite qu'elle l'a jamais fait à n'importe quel moment dans l'histoire de l'espèce.
De plus, l'accroissement annuel lui-même s'accroît : régulièrement, selon la règle des intérêts composés et irrégulièrement aussi, à chaque application, par une société technologiquement retardataire, des principes de la Santé publique. A l'heure présente, cet excédent atteint 43 millions environ pour l'ensemble du globe, ce qui signifie que tous les quatre ans l'humanité ajoute à ses effectifs l'équivalent de la population actuelle des Etats-Unis - tous les huit ans et demi l'équivalent de la population actuelle des Indes. Au rythme d'accroissement existant entre la naissance du Christ et la mort de la reine Elizabeth Ire, il avait fallu seize siècles à la population de la terre pour doubler; au taux actuel, il lui faudra moins de cinquante ans. Et- ce redoublement fantastique se produira sur une planète dont les régions les plus productives sont déjà occupées par une population très dense, dont les sols sont épuisés par les efforts frénétiques de mauvais cultivateurs essayant de produire plus de nourriture, et dont le capital de minéraux aisément accessibles est dilapidé avec la prodigalité extravagante d'un matelot ivre paressé de se débarrasser de paies accumulées.
Dans le Meilleur des Mondes de ma fable, le problème du rapport entre le nombre des humains et les ressources naturelles avait été résolu : un chiffre optimum ayant été calculé pour la population mondiale (un peu inférieur à deux milliards, si mes souvenirs sont exacts), il était maintenu, génération après génération. Dans le monde contemporain réel, rien n'a été fait. Au contraire, ce problème devient plus grave et plus redoutable avec chaque année qui passe et c'est dans ce sinistre décor biologique que se jouent tous les drames politiques, économiques, intellectuels et psychologiques de notre époque. A me- sure que le vingtième siècle approche de son terme, que de nouveaux milliards s'ajoutent aux milliards existants (nous dépasserons les cinq et demi quand ma petite-fille aura cinquante ans), ce décor biologique s'avance, toujours plus insistant, plus menaçant, vers le devant et le centre de la scène historique. Le problème du rapport entre un chiffre de population rapidement croissant et les ressources naturelles, la stabilité sociale, le bien-être de l'individu - ce problème est main- tenant le principal qui se pose à l'humanité et il le restera certainement pendant un siècle encore, peut-être plusieurs. Une nouvelle ère est censée avoir commencé le 4 octobre 1957, mais en réa- lité, dans l'état présent du monde, tout notre exubérant bavardage post-spoutnik est hors de propos, voire même absurde. En ce qui concerne les masses de l'humanité, l'âge qui vient ne sera pas celui de l'Espace cosmique, mais celui de la surpopulation.
Un débarquement sur la lune procurera peut- être quelque avantage militaire à la nation qui s'y établira, mais il ne fera strictement rien pour rendre la vie plus supportable aux milliards d'êtres sous-alimentés et pullulants du globe pendant les cinquante ans qu'il faudra à notre population actuelle pour doubler. Même si, dans l'avenir, l'émigration vers Mars devenait possible, même si un nombre considérable d'hommes et de femmes étaient assez désespérés pour choisir une nouvelle vie dans des conditions comparables à celles régnant au sommet d'une montagne deux fois plus haute que I'Everest, qu'est-ce que cela changerait? Au cours des quatre derniers siècles, nombreux ont été ceux qui ont quitté le vieux monde pour le nouveau, mais ni leur dé- part, ni l'apport des denrées alimentaires et de matières premières affluant en sens inverse n'ont pu résoudre les problèmes de notre continent. De même, l'expédition de quelques surplus humains dans Mars (à plusieurs millions de dollars la tête, pour les frais de transport et d'installation) ne diminuera en rien la poussée de la marée humaine montante sur notre planète. Or, si ce problème n'est pas résolu, il rendra tous les autres insolubles. Pis encore, il créera des conditions telles que ta liberté individuelle et les convenances sociales de la démocratie deviendront impossibles, presque inconcevables. Toutes les dictatures n'ont pas la même origine, bien des chemins mènent au Meilleur des Mondes, mais le plus direct et le plus large est peut-être celui que nous parcourons aujourd'hui, celui qui y conduit par la prolifération gigantesque et l'accroissement accéléré.
Passons rapidement en revue les raisons de cette corrélation étroite entre un nombre trop grand d'hommes qui se multiplient trop rapidement et l'énoncé de philosophies autoritaires, l'apparition de systèmes totalitaires de gouvernement.
A mesure que les demandes d'une population dense et croissante pèsent plus lourdement sur les ressources disponibles, la position économique de la société subissant cette épreuve devient encore plus précaire. Et cela est particulièrement vrai des régions sous-développées, où une brusque diminution de la mortalité au moyen de la pénicilline, du D.D.T. et de l'eau pure ne s'est pas accompagnée d'une diminution correspondante de la natalité. Dans certains pays d'Asie, dans la plus grande partie de l'Amérique centrale et du Sud, la population s'accroît à un rythme tel qu'elle aura doublé en un peu plus de vingt ans. Si la production de denrées alimentaires, d'objets manufacturés, de maisons, d'écoles et de professeurs pouvait être augmentée plus vite que le chiffre des habitants, il serait possible d'améliorer le sort misérable de ceux qui vivent dans ces régions sous-développées et surpeuplées. Malheureusement, celles-ci ne manquent pas seulement de matériel agricole et d'usines pour le fabriquer, mais aussi des capitaux nécessaires pour créer une telle industrie. Le capital, c'est ce qui reste une fois satisfaits les besoins essentiels d'une population. Or dans un pays sous-développé; ils ne le sont jamais, au moins pour la plupart des habitants. Au bout de l'année, il ne reste presque rien, il n'y a donc presque pas de capitaux disponibles pour créer l'industrie et l'agriculture au moyen desquelles les besoins de la population pourraient être satisfaits. De plus, toutes ces régions en retard manquent de la main-d'oeuvre spécialisée sans laquelle il est impossible de faire fonctionner une usine ou une entreprise agricole moderne. Les possibilités d'enseignement sont insuffisantes, de même que les ressources, financières et intellectuelles, pour améliorer ces possibilités dans la mesure où l'exige la situation. Pendant ce temps, la population, dans certaines de ces régions, augmente de trois pour cent par an.
Leur condition tragique a été étudiée dans un livre important, publié en 1957, The next Hundred Years (1) par les professeurs Harrison Brown, James Bonner et John Weir, de l'Institut technologique de Californie. Comment l'humanité s'y prend-elle pour affronter le problème de son chiffre rapidement croissant? Assez mal. « Les faits contrôlables semblent indiquer assez nettement que dans la plupart des pays sous-développés, le sort de l'individu s'est détérioré de façon appréciable au cours du dernier demi-siècle. Les habi- tants sont plus mal nourris; il existe moins de biens de consommation disponibles par tête et pratiquement tous les efforts faits pour améliorer la situation ont été annulés par l'impitoyable pression d'un accroissement continu de la population. »
Chaque fois que la vie économique d'une nation devient précaire, le gouvernement central est contraint d'assumer des responsabilités supplémentaire dans l'intérêt général; il doit mettre au point des plans minutieux pour faire face à une situation critique, imposer des restrictions plus sévères encore aux activités de ses sujets et, dans le cas probable où l'aggravation des conditions économiques provoque une agitation politique, voire une rébellion ouverte, intervenir pour sauvegarder l'ordre public et sa propre autorité. Ainsi, des pouvoirs de plus en plus grands sont concentrés entre les mains de l'exécutif et de ses bureaucrates. Or, la nature du pouvoir est telle que même ceux qui ne l'ont pas recherché mais à qui il a été imposé, ont tendance à y prendre goût.. Nous demandons dans nos prières de ne pas être induits en tentation et nous avons bien rai- son, car si les humains sont tentés de manière trop alléchante, ou trop longtemps, ils succombent généralement. Une constitution démocratique est un dispositif conçu pour empêcher les chefs locaux de céder à ces tentations particulièrement dangereuses qui surgissent quand trop de pouvoirs sont réunis dans trop peu de mains. Un tel système fonctionne assez bien là où, comme en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, il existe un respect traditionnel pour la procédure parlementaire. Là, où la tradition républicaine ou monarchique mitigée est faible, la meilleure des constitutions n'empêchera pas les politiciens ambitieux de succomber avec allégresse et délectation, aux tentations du pouvoir. Or, dans tous les pays où les ressources disponibles commencent à être mises à rude épreuve par le nombre des habitants, ces tentations ne peuvent manquer de naître. La surpopulation mène à l'insécurité économique et à l'agitation sociale. Insécurité et agitation mènent à un contrôle accru exercé par les gouvernements centraux et à une extension de leurs pouvoirs. En l'absence d'une tradition constitutionnelle, ces pouvoirs accrus seront probablement exercés de manière dictatoriale. Cela aurait toutes chances de se produire, même si le communisme n'avait pas été inventé. Mais il l'a été. Étant donné ce fait, l'évolution qui conduira de la surpopulation à la dictature en passant par l'agitation, de probable qu'elle était devient virtuellement certaine. On peut parier sans hésitation que dans vingt ans d'ici, tous les pays surpeuplés et sous-développés du globe seront soumis à quelque forme de domination totalitaire - sans doute par le parti communiste.
En quoi cette évolution affectera-t-elle les pays surpeuplés mais fortement industrialisés et encore démocratiques d'Europe? Si les dictatures formées leur étaient hostiles et si le courant normal des matières premières en provenance des pays sous-développés était volontaire- ment interrompu, ils se trouveraient en bien mauvaise posture Leur système industriel s'écroulerait et les techniques extrêmement développées qui leur ont permis jusqu'à présent de faire vivre des populations beaucoup plus nombreuses que les seules ressources locales l'eussent permis, ne les protégeraient plus des conséquences d'une densité de peuplement exagérée. Dans ce cas, les pouvoirs immenses imposés aux gouvernements centraux par des conditions économiques défavorables pourraient arriver à être exercés dans un esprit de dictature totalitaire.
Pour le moment, les États-Unis ne sont pas surpeuplés; cependant, si le nombre de leurs habitants continue de s'accroître au rythme actuel (qui est plus rapide que celui de l'Inde, mais plus lent, heureusement, que celui du Mexique ou du Guatemala), le problème de l'équilibre entre les masses humaines et les ressources disponibles pourrait bien devenir gênant dès le début du vingt et unième siècle. Pour le moment, la surpopulation ne constitue pas pour la liberté individuelle des Américains un danger direct, mais déjà la menace d'une menace. Si ce déséquilibre poussait les pays sous-développés au totalitarisme et si les nouvelles dictatures s'alliaient avec la Russie, la position militaire des U.S.A. deviendrait plus précaire et il leur faudrait intensifier les préparatifs de défense et de riposte. Or la liberté, nous le savons tous, ne peut pas s'épanouir dans un pays qui se trouve en permanence sur le pied de guerre, ou même de paix très armée. Un état de crise continu justifie le contrôle continu de tout et de tout le monde par les agents du gouvernement et c'est précisément cette tension entretenue à quoi l'on peut s'attendre, dans un monde où la surpopulation crée une situation telle que la dictature sous les auspices communistes devient presque inévitable.
 
 
 
 



II
 
 
  "Enfant géopolitique observant la naissance de l'Homme nouveau" - Salvador Dali - 1943

QUANTITÉ, QUALITÉ, MORALITÉ
 
 
Dans le Meilleur des Mondes de mon imagination, l'eugénisme et son contraire étaient pratiqués systématiquement. Dans une série de flacons, des ovules biologiquement supérieurs, fertilisés par du sperme de même qualité, recevaient les meilleurs traitements prénatals possibles, puis étaient finalement décantés sous forme de Bêtas, d'Alphas et même d'Alphas Plus. Dans une autre série, beaucoup plus nombreuse, des ovules biologiquement inférieurs, fertilisés par du sperme de qualité correspondante, étaient soumis au procédé Bokanovsky (quatre-vingt-seize jumeaux vrais obtenus par bourgeonnement à par- tir d'un seul oeuf) et traités, avant la naissance, à l'alcool et certains autres poisons protéiniques. Les êtres finalement décantés n'étaient plus tout à fait humains, mais encore capables d'accomplir des besognes non spécialisées et l'on pouvait compter que, convenablement conditionnés, relaxés par des rapports libres et fréquents avec le sexe opposé, constamment distraits par des amusements gratuits et renforcés dans leur comportement conforme par des doses quotidiennes de soma, ils ne causeraient jamais le moindre ennui à leurs supérieurs.
Dans cette seconde moitié du vingtième siècle, nous n'intervenons pas scientifiquement dans notre reproduction, mais à notre manière anarchique et chaotique, nous ne sommes pas seulement en train de surpeupler notre planète, nous avons l'air de faire en sorte que ces êtres sans cesse plus nombreux soient d'une qualité biologique inférieure. Au mauvais vieux temps, les enfants souffrant de vices héréditaires graves ou même bénins survivaient rarement; aujourd'hui, grâce à l'hygiène, à la pharmaceutique et à la conscience modernes, la plupart de ces diminués atteignent la maturité et propagent leur espèce. Dans les conditions actuelles, tout progrès de la médecine tendra à être contrebalancé par un accroissement correspondant des chances de survie d'individus affligés de quelque insuffisance génétique. Malgré les nouvelles drogues-miracle et des traitements plus efficaces (on peut même dire en un certain sens, grâce à eux), la santé physique de la masse ne s'améliorera pas, au contraire, et un déclin de l'intelligence moyenne pourrait bien accompagner cette détérioration.
Certaines autorités compétentes sont même convaincues que la courbe descendante est amorcée et qu'elle s'allongera encore. « Alors que règnent à la fois la facilité et l'anarchie du bon plaisir », écrit le Dr W. H. Sheldon, « nos meilleures souches tendent à être submergées par la prolifération d'autres qui leur sont inférieures à tous égards... Il est à la mode, dans certains cercles universitaires, d'assurer aux étudiants que les craintes provoquées par des taux différentiels de natalité ne sont pas fondées, que ces problèmes sont simplement affaire d'économie politique, ou d'éducation, ou de religion, ou de culture, ou de facteurs de cet ordre. C'est là un optimisme aveugle. La délinquance en matière de reproduction est biologique et fondamentale. » Il ajoute que « personne ne sait au juste dans quelle me- sure le niveau moyen de l'intelligence [aux U.S.A.] a baissé depuis 1916, date à laquelle Terman a essayé de fixer avec précision le sens de Q.I. 100 ».
Dans un pays sous-développé et surpeuplé, où les quatre cinquièmes des habitants disposent de moins de deux mille calories par jour, où un cinquième seulement a un régime alimentaire suffisant, les institutions démocratiques peu- vent-elles naître spontanément? Au cas où on les imposerait soit du dehors, soit d'en haut, pourraient-elles survivre?
Considérons maintenant le cas d'une société riche, industrialisée et démocratique, dans laquelle. en raison de la pratique chaotique mais effective de la limitation des naissances, le niveau intellectuel et la vigueur physique sont en déclin. Pendant combien de temps une telle société pourra- t-elle maintenir ses traditions de liberté individuelle et de gouvernement démocratique? Dans cinquante à cent ans d'ici, nos enfants connaîtront la réponse à cette question.
En attendant, nous nous trouvons en face d'un problème moral des plus angoissants. Nous savons que la poursuite de fins louables ne justifie pas l'emploi de moyens répréhensibles. Mais que dire de ces situations, si fréquentes maintenant, dans lesquelles des moyens louables ont des effets qui s'avèrent mauvais?
Exemple : nous débarquons dans une île tropicale ravagée par la malaria et avec l'aide du D.D.T. nous sauvons des centaines de milliers de vies en deux ou trois ans. Mais ces Centaines de milliers d'êtres ainsi sauvés et les millions d'autres qu'ils engendreront ne peuvent pas être convenablement habillés, logés, instruits, voire même nourris, avec les ressources de l'île. La mort rapide due à la malaria a été supprimée, mais une existence rendue misérable par la sous-alimentation et le surpeuplement est main- tenant la règle et une mort lente, par inanition, guette un nombre de plus en plus grand d'habitants.
Et que dire des organismes congénitalement insuffisants que notre médecine et notre service social sauvent aujourd'hui, si bien qu'ils peuvent propager leur espèce? Aider les malheureux est bien, évidemment, mais non moins évidemment, transmettre de façon massive à nos descendants les résultats de mutations défavorables et conta- miner peu à peu la réserve génétique commune où devront puiser les membres de notre espèce, est mal. Nous sommes pris entre une enclume et un marteau moraux; trouver la voie moyenne permettant d'éviter l'un et l'autre exigera toute notre intelligence et notre bonne volonté.
 
 
 
 
III
 
 
EXCÈS D'ORGANISATION
 
Le chemin le plus direct et le plus large menant au cauchemar du Meilleur des Mondes passe, je l'ai déjà indiqué, par la surpopulation et l'accroissement accéléré du chiffre des humains - 2800 millions aujourd'hui, 5500 à la fin du siècle, la plus grande partie des hommes se trouvant placée devant un choix entre l'anarchie et le totalitarisme. Mais le. déséquilibre croissant entre les masses humaines et les ressources disponibles n'est pas la seule force qui nous pousse dans la direction des dictatures. Cet ennemi biologique aveugle de la liberté s'allie à la puissance gigantesque engendrée précisément par les progrès techniques dont nous sommes le plus fiers. Et à juste titre, doit-on ajouter, car ils sont le fruit du génie, du labeur acharné et patient, de la logique, de l'imagination, du sacrifice - en un mot de vertus morales et intellectuelles pour lesquelles on ne peut éprouver que de l'admiration. Mais la nature des choses est telle que personne en ce monde ne peut jamais rien avoir pour rien. Ces progrès stupéfiants et admirables, il a fallu les payer, ou plus exactement nous sommes encore en train de le faire, comme pour la machine à laver de l'année précédente et chaque versement est plus élevé que celui d'avant. De nombreux historiens, sociologues et psychologues ont écrit de longs volumes, empreints d'une profonde in- quiétude, sur le prix que l'Occidental a dû payer et paie encore le progrès technique. Ils font remarquer, par exemple, que l'on ne peut guère s'attendre à voir la démocratie s'épanouir dans des sociétés où le pouvoir politique et économique est peu à peu concentré et centralisé. Mais c'est précisément à cette concentration, à cette centralisation, que conduit le progrès technique. A mesure que le mécanisme de la production en masse est rendu plus efficace, il tend à devenir plus complexe et plus coûteux - donc, moins accessible à un novateur hardi aux moyens limités. En outre, la production en masse ne peut fonctionner sans un système de distribution à la même échelle et ce dernier soulève des problèmes que seuls les plus importants fabricants peuvent résoudre de façon satisfaisante. Dans un tel univers, les Petits, avec leurs fonds de roulement insuffisants, sont gravement désavantagés; dans la concurrence avec les Gros, ils perdent leur argent et finale- ment leur existence même, en tant que producteurs indépendants - les Gros les ont dévorés. A mesure que les Petits disparaissent, la puissance économique en vient à être concentrée entre des mains de moins en moins nombreuses. Dans une dictature, les Grosses Affaires, rendues possibles par des progrès techniques constants et la ruine des Petites Affaires qui en est résultée, sont sous le contrôle de l'Etat - c'est-à-dire celui d'un groupe peu nombreux de chefs politiques et des soldats, policiers, fonctionnaires exécutant ses ordres. Dans une démocratie capitaliste comme les U.S.A., elles sont sous la coupe de ce que le professeur C. Wright Milis a appelé I'Elite du Pouvoir. Cette dernière emploie directement plu- sieurs millions des travailleurs de la nation dans ses usines, bureaux ou magasins, en contrôle de nombreux autres millions en leur prêtant de l'argent pour acheter ses produits et, par l'intermédiaire des organes d'information qu'elle possède, influence les pensées, les sentiments, les actions de la quasi-totalité. Pour parodier la phrase de Winston Churchill, jamais tant d'hommes n'auront été manipulés par aussi peu. Nous sommes bien loin de l'idéal d'une société authentiquement libre composée d'une hiérarchie d'éléments autonomes, tel que le concevait Jefferson : « Les républiques élémentaires des circonscriptions, les républiques des Etats et la République de l'Union, formant une gradation d'autorités. »
Nous voyons donc que la technique moderne a conduit à la concentration du pouvoir économique et politique ainsi qu'au développement d'une société contrôlée (avec férocité dans les Etats totalitaires, courtoisie et discrétion dans les démocraties) par les Grosses Affaires et les Gros Gouvernements. Mais les sociétés sont composées d'individus et ne valent que dans la mesure où elles les aident à s'accomplir, à mener une vie heureuse et créatrice. Quelles ont été les répercussions des perfectionnements techniques sur les hommes au cours de ces récentes années? Voici la réponse que donne le Dr Erich Fromm, philosophe-psychiatre :
« Notre société occidentale contemporaine, malgré ses progrès matériels, intellectuels et sociaux, devient rapidement moins propre à assurer la santé mentale et tend à saper, dans chaque individu, la sécurité intérieure, le bonheur, la rai- son, la faculté d'aimer; elle tend à faire de lui un automate qui paie son échec sur le plan humain par des maladies mentales toujours plus fréquentes et un désespoir qui se dissimule sous une frénésie de travail et de prétendu plaisir. »
Nos « maladies mentales toujours plus fréquentes » peuvent trouver leur expression dans les symptômes des névroses, très voyants et des plus pénibles. Mais, « gardons-nous », écrit le Dr Fromm, « de définir l'hygiène mentale comme la prévention des symptômes. Ces derniers ne sont pas nos ennemis, mais nos amis; là où ils sont, il y a conflit et un conflit indique toujours que les forces de vie qui luttent pour l'harmonisation et le bonheur résistent encore ». Les victimes vraiment sans espoir se trouvent parmi ceux qui semblent les plus normaux. Pour beaucoup d'entre eux, c'est « parce qu'ils sont si bien adaptés à notre mode d'existence, parce que la voix humaine a été réduite au silence si tôt dans leur vie, qu'ils ne se débattent même pas, ni ne souffrent et ne présentent pas de symptômes comme le font les névrosés ». Ils sont normaux non pas au sens que l'on pourrait appeler absolu du terme, mais seulement par rapport à une société profondément anormale et c'est la perfection de leur adaptation à celle-ci qui donne la mesure de leur déséquilibre mental. Ces millions d'anormalement normaux vivent sans histoires dans une société dont ils ne s'accommoderaient pas s'ils étaient pleinement humains et s'accrochent encore à « l'illusion de l'individualité », mais en fait, ils ont été dans une large mesure dépersonnalisés. Leur conformité évolue vers l'uniformité. Mais « l'uniformité est incompatible avec la liberté, de même qu'avec la santé mentale... L'homme n'est pas fait pour être un automate et s'il en devient un, le fondement de son équilibre mental est détruit ».
Au cours de l'évolution, la nature s'est donné un mal extrême pour que chaque individu soit différent de tous les autres. Nous nous reproduisons en mettant les gènes du père en contact avec ceux de la mère et ces facteurs héréditaires peuvent donner des combinaisons en nombre pratiquement illimité; Physiquement et mentalement, chacun d'entre nous est un être unique. Toute civilisation qui, soit dans l'intérêt de l'efficacité, soit au nom de quelque dogme politique ou religieux, essaie de standardiser l'individu humain, commet un crime contre la nature biologique de l'homme.
On peut définir la science comme la réduction de la multiplicité à l'unité. Elle s'efforce d'expliquer les phénomènes indéfiniment divers de la nature en négligeant de propos délibéré le caractère unique des événements particuliers, pour se concentrer sur ce qu'ils ont de commun et en abstraire finalement quelque « loi » qui permette d'en rendre compte de façon logique et de travailler sur eux. Par exemple : les pommes tombent de l'arbre et la lune se déplace dans le ciel. Les hommes avaient observé ces faits d'expérience depuis des temps immémoriaux; avec Gertrude Stein, ils étaient convaincus que la pomme est une pomme, alors que la lune est la lune. Il était réservé à Isaac Newton de percevoir ce que ces phénomènes avaient de commun et de formuler une loi de la gravitation permettant d'expliquer et d'étudier, dans le cadre d'un unique système d'idées, certains aspects du comportement des pommes, des corps célestes, voire même de tous les éléments de l'univers physique. Dans le même esprit, l'artiste prend les innombrables diversités et originalités uniques du monde sensible, ainsi que sa propre imagination et leur donne un sens au sein d'un système cohérent de motifs plastiques, littéraires ou musicaux. Le désir d'imposer l'ordre à la confusion, de faire naître l'harmonie de la dissonance et l'unité de la multiplicité est une sorte d'instinct intellectuel, une tendance originelle et fondamentale de l'esprit. Dans les domaines des sciences, des arts et de la philosophie, les effets de ce que je peux appeler cette « volonté à ordre » sont surtout bénéfiques. Il est vrai qu'elle a produit bien des synthèses prématurées fondées sur des preuves insuffisantes, des systèmes métaphysiques et théologiques absurdes, de pédantes confusions entre les concepts et le réel, entre les symboles, les abstractions et les données de l'expérience immédiate. Mais ces erreurs, si regrettables soient-elles, ne font pas grand mal, au moins directement, encore qu'il arrive parfois qu'un mauvais système philosophique cause des dommages indirects, en servant de justification à des actes insensés et inhumains. C'est dans le domaine social, en politique et en économie, que la volonté a ordre devient vraiment dangereuse.
Là, la réduction théorique de l'ingouvernable multiplicité à l'unité compréhensible devient la réduction pratique de la diversité humaine à l'uniformité crétinisée, de la liberté à la servitude. En politique, l'équivalent d'une théorie scientifique ou d'un système philosophique parfaitement achevé, c'est une dictature totalitaire. En économie, l'équivalent d'une oeuvre d'art harmonieusement composée, c'est l'usine fonctionnant sans à-coups dans laquelle les ouvriers sont parfaitement adaptés aux machines. La volonté à ordre peut faire des tyrans de ceux qui aspirent simplement à déblayer le gâchis. La beauté du rangement sert de justification au despotisme.
L'organisation est indispensable, car la liberté ne peut naître et avoir un sens que dans une communauté d'individus coopérant sans contrainte à la réglementation de l'ensemble. Mais bien qu'indispensable, elle peut aussi être fatale. Son excès transforme hommes et femmes en automates, paralyse l'élan créateur et abolit la possibilité même de l'indépendance. Comme à l'accoutumée, la voie moyenne est la seule qui soit sûre, entre les excès du laissez-faire (2) à l'une des extrémités de l'échelle et du contrôle intégral à l'autre.
Au cours du dernier siècle, les progrès successifs de la technique ont été accompagnés de perfectionnements correspondants dans 1 ‘organisation. II fallait que les machines complexes trouvassent leur contrepartie dans des dispositions sociales complexes, destinées à fonctionner avec autant de moelleux et d'efficacité que les nouveaux instruments de production. Pour s'intégrer dans ces organisations, les personnes ont dû se dépersonnaliser, renier leur diversité native, se conformer à des normes standardisées, faire de leur mieux, en bref, pour devenir des automates.
Les effets déshumanisants d'un excès d'organisation sont renforcés par ceux de la surpopulation. L'industrie, à mesure qu'elle se développe, attire un nombre d'hommes toujours plus considérable dans les grandes villes; mais la vie n'y est guère favorable à la santé mentale (on nous apprend que les taux les plus élevés de schizophrénie se trouvent parmi le pullulement humain des taudis industriels); elle ne développe pas non plus cette indépendance consciente de ses responsabilités à l'intérieur de petits groupes autonomes, qui est la première condition à l'établissement d'une démocratie authentique. La vie urbaine est anonyme et pour ainsi dire abstraite. Les êtres ont des rapports non pas en tant que personnalités totales, mais en tant que personnifications de structures économiques ou, quand ils ne sont pas au travail, d'irresponsables à la recherche de distractions. Soumis à ce genre de vie, l'individu tend à se sentir seul et insignifiant; son existence cesse d'avoir le moindre sens, la moindre importance.
Au point de vue biologique, l'homme est un animal modérément grégaire, non pas tout à fait social; il ressemble plus au loup, par exemple, ou à l'éléphant, qu'à l'abeille ou à la fourmi. Dans leur forme originelle, ses Sociétés n'ont rien de commun avec la ruche ou la fourmilière : ce sont de simples bandes. La civilisation este entre autres choses, le processus par lequel les bandes primitives sont transformées en un équivalent, grossier et mécanique, des communautés organiques d'insectes sociaux. A l'heure présente, les pressions du surpeuplement et de l'évolution technique accélèrent ce mouvement. La termitière en est arrivée à représenter un idéal réalisable et même, aux yeux de certains, souhaitable. Inutile de dire qu'il ne deviendra jamais réalité. Un gouffre immense sépare l'insecte social du mammifère avec son gros cerveau, son instinct grégaire très mitigé et ce gouffre demeurerait, même si l'éléphant s'efforçait d'imiter la fourmi. Malgré tous leurs efforts, les hommes ne peuvent que créer une organisation et non pas un organisme social. En s'acharnant à réaliser ce dernier, ils parviendront tout juste à un despotisme totalitaire.
Le Meilleur des Mondes présente le tableau imaginaire et quelque peu licencieux d'une société dans laquelle les efforts faits pour recréer des êtres humains à la ressemblance des termites ont été poussés presque à la limite du possible. Que nous soyons mus dans cette direction est évident, mais, il est non moins certain que nous pouvons, si nous le voulons, refuser de coopérer avec les forces aveugles qui nous meuvent.
Pour le moment, cependant, la volonté de résistance ne paraît ni très forte, ni très répandue. Ainsi que l'a montré Mr. William Whyte dans son remarquable ouvrage, The Organization man (3), une nouvelle Morale Sociale est en train de remplacer notre système traditionnel qui donne la première place à l'individu. Les mots clefs en sont : « ajustement », « adaptation », « comportement social ou antisocial », « intégration », « acquisition de techniques sociales », « travail d'équipe », « vie communautaire», « loyalisme communautaire », « dynamique communautaire », « pensée communautaire », « activités créatrices communautaires »Son postulat de base, c'est que l'ensemble social a plus de valeur et d'importance que ses éléments individuels, que les différences biologiques innées doivent être immolées à l'uniformité de la culture, que les droits de la collectivité prennent le pas sur ce que le dix-huitième siècle appelait les Droits de l'Homme. Selon la Morale Sociale, Jésus avait complètement tort quand il affirmait que le sabbat a été fait pour l'homme; au contraire, c'est l'homme qui. a été fait pour le sabbat, qui doit sacrifier ses particularités natives et faire semblant d'être la sorte de bon garçon invariablement liant que les organisateurs d'activités collectives considèrent comme le plus propre à leurs fins. Cet homme idéal est celui qui fait montre de « conformisme dynamique » (quelle expression délicieuse!), d'un loyalisme intense à l'égard du groupe et d'un inlassable désir de se subordonner, d'être accepté. Et il faut qu'il ait une épouse idéale, intensément grégaire, infiniment adaptable, non pas seulement résignée à admettre que le premier devoir de son mari est envers la Corporation, mais elle-même dévorée de loyalisme actif. « Lui . pour Dieu seul », comme Milton l'a écrit d'Adam et d'Eve, « elle pour Dieu en lui ». A un certain point de vue, et d'importance, la femme de l'homme idéal pour organisations est beaucoup moins bien partagée que notre mère Eve à qui le Seigneur avait permis une complète liberté dans ses « juvéniles ébats » avec son époux.
Aujourd'hui, selon un collaborateur de la Harvard Business Review, la femme d'un homme qui essaie d'atteindre l'idéal proposé par la Morale Sociale « ne doit pas accaparer trop du temps et de l'attention de son mari. En raison de la concentration exclusive des énergies de ce. dernier, vouées uniquement à sa situation, même son activité sexuelle doit être reléguée au second plan ». Le moine prononce - des voeux de pauvreté, d'obéissance et de chasteté. La créature de l'organisation, a la permission d'être riche, mais doit promettre obéissance (« il accepte l'autorité sans ressentiment et vénère ses supérieurs » Mussolini ha sempre ragione) et même être prête, pour la plus grande gloire de la collectivité, à répudier l'amour conjugal.
Il est intéressant de noter que, dans 1984, les membres du Parti sont tenus de se conformer à une morale sexuelle d'une sévérité plus que puritaine, alors que, dans Le Meilleur des Mondes, tout un chacun a le droit de satisfaire ses désirs sans la moindre gêne ni contrainte.
La société décrite dans le roman d'Orwell est continuellement en état de guerre, aussi le but de ses dirigeants est-il d'abord, bien entendu, d'exercer le pouvoir, générateur de grisantes délices, et ensuite de maintenir leurs sujets dans cet état de tension croissante qu'une lutte permanente exige de ceux qui la livrent. En faisant croisade contre la sexualité, les chefs parviennent à entretenir le degré de tension voulu chez leurs satellites et en même temps à satisfaire de manière extrêmement agréable leur propre appétit de puissance. Celle qui est décrite dans Le Meilleur des Mondes est une société mondiale dans laquelle la guerre a été éliminée et où le premier but des dirigeants est d'empêcher à tout prix leurs sujets de créer; des désordres. Ils y parviennent (entre autres méthodes) par la légalisation d'un degré de liberté sexuelle (rendu possible par l'abolition de la famille) qui garantit pratiquement les populations de toute forme de tension émotive destructrice (ou créatrice). Dans 1984, l'appétit de puissance se satisfait en infligeant la souffrance; dans Le Meilleur des Mondes en infligeant un plaisir à peine moins humiliant.
Il est évident que la Morale Sociale actuelle n'est que la justification a posteriori des conséquences les moins heureuses d'un excès d'organisation, une tentative pathétique pour faire de nécessité vertu, pour tirer une valeur positive d'une déplaisante donnée d'expérience. C'est un système de moralité tout à fait en dehors de la réalité et par conséquent très dangereux. Le tout social dont la valeur est censée être supérieure à celle de ses composants n'est pas un organisme au sens où la ruche et la termitière en sont un. Ce n'est qu'une organisation, un rouage de la mécanique sociale. Il n'existe de valeur qu'en fonction de la vie et de la conscience qu'en prend l'individu; or, une organisation n'est ni consciente, ni vivante, et sa valeur est celle d'un instrument, dérivé. Elle ne saurait être bonne en soi, elle ne l'est que dans la mesure où elle contribue au bieni des individus la composant. Lui donner le pas sur les personnes, c'est subordonner la fin aux moyens et ce qui se passe quand on renverse ainsi l'échelle des valeurs a été clairement illustré par, Hitler et Staline. Sous leur hideuse autorité, les fins personnelles étaient soumises aux moyens de l'organisation par un mélange de violence et de propagande, de terreur systématique et de manipulation non moins systématique des esprits. Dans les dictatures plus efficaces de demain, il y aura sans doute beaucoup moins de force dé-ployée. Les sujets des tyrans à venir seront enrégimentés sans douleur par un corps d'ingénieurs sociaux hautement qualifiés. Un défenseur enthousiaste de cette nouvelle science écrit « Le défi que relève de nos jours le sociologue est le même que celui des techniciens il y a un demi-siècle. Si la première moitié du vingtième siècle a été l'ère des ingénieurs techniques, la seconde pourrait bien être celle des ingénieurs sociaux ». Et je suppose que le vingt et unième sera celle des Administrateurs Mondiaux, du système scientifique des castes et du Meilleur des Mondes. A la question quis custodiet custodes? - qui gardera nos gardiens, qui organisera les organisateurs techniques? on répond sereinement qu'ils n'ont pas besoin de surveillance. Il semble régner parmi certains docteurs en sociologie la touchante conviction que leurs pairs ne seront jamais corrompus par l'exercice du pouvoir. Tel sire Galahad, ils sont forts comme dix parce que leur coeur est pur - et leur coeur est pur parce que ce sont des savants qui ont suivi six mille heures de cours sur les sciences sociales.
Hélas, l'instruction supérieure n'est pas nécessairement la garantie d'une vertu plus grande ou d'une sagesse politique plus haute et, à ces inquiétudes nées de causes morales et psychologiques, doivent s'en ajouter d'autres, d'un caractère purement scientifique. Pouvons-nous accepter les théories sur lesquelles les ingénieurs sociologues fondent leur pratique et dont ils se servent pour justifier leur manipulation des êtres humains? Par exemple, le professeur Elton Mayo nous déclare catégoriquement que « le désir qu'a l'homme d'être continuellement associé à ses semblables dans le travail est une caractéristique humaine marquée, sinon la plus marquée ». J'estime qu'il s'agit là d'une contrevérité manifeste. Certains éprouvent le genre de désir décrit par Mayo, d'autres non; c'est une question de tempérament et d'hérédité. N'importe quelle organisation sociale qui prendrait comme fondement le postulat que l'« homme » (quel que soit le sens que l'on donne à ce mot) désire être continuellement associé à ses semblables, serait pour bien des individus de l'un et l'autre sexe, un lit de Procuste. Il faudrait les amputer ou les écarteler sur le chevalet pour les y adapter.
Et puis aussi, comme elles sont trompeuses les apologies lyriques du Moyen Age dont beaucoup de théoriciens contemporains adonnent leurs oeuvres! « Le fait d'être membre d'une Guilde, d'un domaine seigneurial ou d'un village protégeait l'homme médiéval pendant toute sa vie, lui donnant paix et sérénité. » Le protégeait de quoi? pourrions-nous demander. Certainement pas des mauvais traitements infligés sans l'ombre d'un remords par ses supérieurs et, en même temps que toute cette « paix et sérénité », il y avait à l'époque une énorme quantité de déceptions chroniques, de souffrances aigües, un ressentiment violent contre un système hiérarchique rigide qui ne permettait aucun mouvement vertical vers le haut de l'échelle sociale et que des mouvements horizontaux bien limités dans l'espace aux hommes attachés à la terre. Les forces impersonnelles du surpeuplement et de l'excès d'organisation jointes aux ingénieurs sociologues qui essaient de les diriger, nous poussent vers un nouveau système médiéval. Cette reviviscence sera rendue plus acceptable que l'original par quelques commodités tirées du Meilleur des Mondes, comme le conditionnement prénatal, l'hypnopédie et l'euphorie chimique, mais pour la majorité des hommes et des femmes, ce sera encore une sorte de servitude.
 
 
 
 
IV
 
 
LA PROPAGANDE
DANS UNE SOCIÉTÉ DÉMOCRATIQUE
 
 
Jefferson a écrit : « Les doctrines européennes posaient que les hommes en associations nombreuses rie peuvent être restreints dans les limites de l'ordre et de la justice, si ce n'est par des forces physiques et morales que déploient au-dessus d'eux des autorités indépendantes de leur volonté... Nous, fondateurs de la nouvelle démocratie américaine, nous croyons que l'homme est un animal raisonnable, doté par la nature de droits ainsi que d'un sens inné de la justice, que l'on peut empêcher de nuire et confirmer dans le bien au moyen de pouvoirs modérés, confiés à des personnes de son propre choix et maintenues dans leurs devoirs par une dépendance à l'égard de sa volonté. » Pour des oreilles post-freudierines, ce genre de langage rend un son d'une touchante et cocasse naïveté. Les êtres humains sont sérieusement moins rationnels et foncièrement justes que le supposaient les optimistes du dix-huitième siècle. Par contre, ils ne sont ni si aveugles moralement, ni si irrémédiablement déraisonnables que les pessimistes du vingtième voudraient nous le faire croire. Malgré l'id et le subconscient, malgré les névroses endémiques, et la prédominance de niveaux intellectuels très bas, la plupart des hommes et des femmes sont sans doute assez honnêtes et raisonnables pour qu'on leur confie la direction de leur propre destinée.
Les institutions démocratiques sont des dispositifs destinés à concilier l'ordre social avec la liberté et l'initiative individuelles, ainsi qu'à soumettre la puissance immédiate des gouvernants d'un pays à l'autorité ultime des gouvernés. Le fait qu'en Europe occidentale et en Amérique ces dispositifs n'ont, somme toute, pas trop mal fonctionné, est la preuve que les optimistes du dix-huitième siècle ne se trompaient pas entièrement, Si on leur donne leur chance, les humains peuvent se gouverner eux-mêmes et le font sans doute mieux, encore qu'avec peut-être une efficacité mécanique moindre, que « des autorités indépendantes de. leur volonté ». Pourvu, je le répète, qu'ils puissent faire l'expérience dans de bonnes conditions, c'est là une nécessité préalable absolue. On ne peut dire d'aucun peuple, passant brusquement de la servitude sous le joug d'un despote à un état jamais expérimenté d'indépendance politique, qu'il a eu une possibilité acceptable de faire fonctionner des institutions démocratiques. De plus, aucun peuple végétant dans des conditions économiques précaires, n'a de chances raisonnables de pouvoir se gouverner démocratiquement. Le libéralisme fleurit dans une atmosphère de prospérité et décline quand cette dernière en se dégradant, contraint le gouvernement à des interventions de plus en plus fréquentes et draconiennes dans les affaires de ses sujets. La surpopulation et l'excès d'organisation sont deux des conditions qui, je l'ai signalé, enlèvent à une société la possibilité de faire fonctionner efficacement des institutions démocratiques. Nous voyons par là qu'il existe certaines conjonctures historiques, économiques, démographiques et techniques qui rendent excessivement difficile aux animaux raisonnables de Jefferson, dotés par la nature de droits inaliénables et d'un sens inné de la justice, l'exercice de leur raison, de leurs droits et de leur justice dans une société démocratiquement organisée. Nous autres Occidentaux avons eu le suprême bonheur de pouvoir faire la grande expérience de l'indépendance politique dans de bonnes conditions. Mais il semble maintenant qu'en raison de changements récents intervenus dans notre situation, cette chance infiniment précieuse nous soit peu à peu retirée. Et bien sûr, ce n'est pas tout. Ces forces impersonnelles aveugles ne sont pas les seuls ennemis de la liberté individuelle et des institutions démocratiques. Il en existe d'autres, d'un caractère moins abstrait, qui peuvent être sciemment utilisées par des hommes avides de pouvoir et dont le but est d'établir leur domination, partielle ou totale, sur leurs semblables. Il y a cinquante ans, dans mon enfance, il semblait absolument évident que le mauvais vieux temps était passé, que la torture, les massacres, l'esclavage et la persécution des hérétiques avaient disparu à jamais. Pour des gens qui portaient haut-de-forme, se déplaçaient en train et prenaient un bain quotidien, de pareilles horreurs étaient simplement inconcevables. Nous vivions au vingtième siècle, que diable! Quelques années plus tard, ces mêmes hommes qui se baignaient chaque jour et allaient à l'église en huit-reflets commettaient des atrocités d'une ampleur dont les Asiatiques et les Africains enténébrés n'eussent jamais rêvé. A la lumière de l'histoire récente, il serait stupide de croire que ce genre de choses ne peut pas se reproduire. Il le peut et sans doute il le fera. Mais dans l'avenir immédiat, il y a quelque raison de croire que les méthodes répressives de 1984 céderont le pas aux renforcements et manipulations du Meilleurs des Mondes.
Il y a deux sortes de propagande : la rationnelle d'une part, en faveur d'une action conforme à l'intérêt bien compris de celui qui l'accomplit et de celui à qui elle s'adresse - d'autre part, l'irrationnelle, qui ne sert les intérêts de personne, mais est dictée par la passion et s'adresse à elle. Quand il s'agit d'actes individuels, il existe des motifs plus nobles, plus élevés que l'intérêt, mais quand il faut envisager une action collective dans le domaine de la politique et de l'économie, ce ressort est sans doute le plus puissant de tous. Si les politiciens et leurs électeurs n'étaient mus que par le dessein de servir leur intérêt à long terme et celui de leur pays, ce monde serait un paradis terrestre. En réalité, ils agissent souvent contre leur propre avantage, simplement pour assouvir leurs passions les moins honorables; c'est pourquoi nous vivons dans un lieu de souffrances.
La propagande pour une action conforme à l'intérêt bien compris fait appel à la raison au moyen d'arguments logiques fondés sur les plus solides preuves disponibles, exposées honnêtement et dans leur intégralité. La propagande pour une action dictée par des impulsions plus basses que l'intérêt présente des preuves forgées, falsifiées, ou tronquées, évite les arguments logiques et cherche à influencer ses victimes par la simple répétition de slogans, la furieuse dénonciation de boucs émissaires étrangers ou nationaux, et l'association machiavélique des passions les plus viles aux idéaux les plus élevés, si bien que des atrocités en arrivent à être commises au nom de Dieu et que l'espèce la plus cynique de Realpolitik est traitée comme une affaire de principe religieux et de devoir patriotique.
Selon les termes de John Dewey, « un renouveau de foi dans la commune nature humaine, ses possibilités en général et, en particulier, sa capacité de réagir à la raison et à la vérité, est un plus sûr rempart contre le totalitarisme qu'une démonstration de succès matériel, ou la dévotion religieuse envers un certain formalisme légal et politique ». Cette possibilité de réaction existe en chacun d'entre nous, mais elle y voisine, malheureusement, avec une tendance à se laisser influencer par la déraison et le mensonge - surtout si ce dernier évoque quelque émotion délectable, ou si l'appel au fanatisme fait vibrer des résonances dans les profondeurs primitives, préhumaines. de notre être. Dans certains champs de son activité, l'homme a appris à réagir de manière assez régulière à la raison et à la vérité. Les auteurs de doctes articles ne font pas appel aux passions de leurs confrères, savants et technologues; ils exposent ce qui, en toute science et conscience, leur paraît être la vérité, sur quelque aspect particulier de la réalité; ils font usage de la raison pour expliquer les faits qu'ils ont observés et appuient leur point de vue avec des arguments adressés à la raison des autres hommes. Tout cela est relativement aisé dans les sciences physiques et la technologie, mais beaucoup plus difficile dans le domaine de la politique, de la religion et de la morale. Là, les faits pertinents nous échappent souvent et quant à leur sens, il dépend évidemment du système d'idées dans le cadre duquel vous avez décidé de les faire entrer. Ce ne sont pas là les seules difficultés auxquelles se heurte le chercheur de vérité rationnel. Dans la vie publique et privée, il arrive souvent que le temps manque pour réunir les faits significatifs ou peser leur importance. Nous sommes obligés d'agir en nous appuyant sur une documentation insuffisante, éclairés par une lumière infiniment plus vacillante que celle de la logique. Avec la meilleure volonté du monde, nous ne pouvons pas toujours être totalement vrais ou invariablement rationnels. Tout ce qui demeure en notre pouvoir, c'est de l'être autant que les circonstances nous le permettent et de réagir aussi bien que nous le pouvons à la vérité limitée et aux raisonnements imparfaits que les autres présentent à notre connaissance.
« Si une nation compte être ignorante et libre », a écrit Jefferson, « elle compte sur ce qui n'a jamais été et ne sera jamais... Le peuple ne peut être en sûreté sans informations. Là où la presse est libre et chaque citoyen capable de lire, tout est sauvé. » Vers le même temps, de l'autre côté de l'Atlantique, un partisan passionné lui aussi de la raison, exprimait cette idée dans des termes presque identiques. Voici ce qu'écrivait John Stuart Miii à son père, le philosophe utilitariste James Mill : « Si complète était sa confiance dans l'influence de la raison sur l'esprit humain, chaque fois qu'on lui donne la possibilité de le toucher, qu'il lui semblait que tout serait gagné si la population entière savait lire et si toutes les opinions avaient licence de lui être présentées verbalement ou par écrit et si, au moyen du suffrage universel, elle pouvait nommer une législature pour donner effet aux opinions adoptées. » Tout est sauvé, tout serait gagné! Une fois de plus, nous entendons la voix de l'optimisme du dix-huitième siècle. Il est vrai que Jefferson était également réaliste; il savait, par une amère expérience, que la liberté de la presse peut conduire à de honteux abus. « Présentement », a-t-il déclaré, « on ne peut rien croire de ce qu'on lit dans les journaux. » Pourtant il assurait (et nous ne pouvons que l'approuver) : « Dans les limites de la vérité, la presse est une noble institution, également amie des sciences et des libertés civiles. » En un mot, l'information des masses n'est ni bonne, ni mauvaise; c'est simplement une force et comme n'importe quelle autre, elle peut être bien ou mal employée. Dans le premier cas, la presse, la radio, le cinéma sont indispensables à la survie de la démocratie; dans le second, elles sont parmi les armes les plus puissantes de l'arsenal des dictateurs. Dans ce domaine comme dans presque tous ceux de l'entreprise humaine, les progrès techniques ont lésé les Petits et favorisé les Gros. Il y a cinquante ans encore, tous les pays démocratiques pouvaient s'enorgueillir du grand nombre de leurs petits quotidiens locaux, où des milliers d'éditoriaux exprimaient des milliers d'opinions indépendantes. Ici ou là, presque tout un chacun parvenait à faire imprimer pratiquement n'importe quoi. Aujourd'hui, légalement, la presse est encore libre, mais la plupart des petits journaux ont disparu; le coût de la pâte à papier, des machines à imprimer modernes et des agences de presse est trop élevé pour les Petits. Dans l'Est totalitaire, il existe une censure politique et les organes de diffusion des nouvelles sont contrôlés par l'Elite de la Puissance. La censure avec l'accroissement des dépenses et, par voie de conséquence, la concentration des possibilités d'information entre les mains de quelques grands organismes, est moins odieuse que le monopole d'Etat et .la propagande gouvernementale, mais ce n'est assurément pas une chose qu'un démocrate jeffersonien pourrait approuver.
En ce qui concerne la propagande, les premiers partisans de l'instruction obligatoire et d'une presse libre ne l'envisageaient que sous deux aspects : vraie ou fausse. Ils ne prévoyaient pas ce qui, en fait, s'est produit - le développement d'une immense industrie de l'information, ne s'occupant dans l'ensemble ni du vrai, ni du faux, mais de l'irréel et de l'inconséquent à tous les degrés. En un mot, ils n'avaient pas tenu compte de la fringale de distraction éprouvée par les hommes.
Dans le passé, la plupart n'avaient jamais la possibilité de l'assouvir complètement; ils le désiraient avec ardeur, mais on ne leur en fournissait pas l'occasion. Noël venait, mais une fois l'an seulement, les fêtes étaient « solennelles et rares », il y avait peu de lecteurs, très peu à lire et ce qui approchait le plus d'un cinéma de quartier, c'était l'église paroissiale où les représentations, bien que fréquentes, étaient quelque peu monotones. Pour trouver une situation comparable, fût-ce de loin, à celle qui existe actuellement, il nous faut remonter jusqu'à la Rome impériale, où la populace était maintenue dans la bonne humeur grâce à des doses fréquentes et gratuites des distractions les plus variées, allant des drames en vers aux combats de gladiateurs, des récitations de Virgile aux séances de pugilat, des concerts aux revues militaires et aux exécutions publiques. Mais même à Rome, il n'existait rien de semblable aux distractions ininterrompues fournies par les journaux, les revues, la radio, la télévision et le cinéma. Dans Le Meilleur des Mondes, les distractions les plus alléchantes sont délibérément utilisées et à jet continu, comme instruments de gouvernement pour empêcher les populations d'examiner de trop près les réalités de la situation sociale et politique. L'autre monde de la religion n'est pas le même que celui du plaisir, mais ils ont assurément en commun le fait de ne pas être « de ce monde ». L'un et l'autre sont des distractions et leur pratique continuelle pourrait faire des deux, selon la formule de Marx, « l'opium du peuple ». Seuls les vigilants peuvent sauvegarder leurs libertés et seuls ceux qui ont sans cesse l'esprit présent et l'intelligence en éveil, peuvent espérer se gouverner effectivement eux-mêmes par les procédures démocratiques. Une société dont la plupart des membres passent une grande partie de leur temps, non pas dans l'immédiat et l'avenir prévisible, mais quelque part dans les autres mondes inconséquents du sport, des feuilletons, de la mythologie et de la fantaisie métaphysique, aura bien du mal à résister aux empiétements de ceux qui voudraient la manipuler et la dominer.
Dans leur propagande, les dictateurs contemporains s'en remettent le plus souvent à la répétition, à la suppression et à la rationalisation répétition de slogans qu'ils veulent faire accepter pour vrais, suppression de faits qu'ils veulent laisser ignorer, déchaînement et rationalisation de passions qui peuvent être utilisées dans l'intérêt du Parti ou de l'Etat. L'art et la science de la manipulation en venant à être mieux connus, les dictateurs de l'avenir apprendront sans aucun doute à combiner ces procédés avec la distraction ininterrompue qui, en Occident, menace actuellement de submerger sous un océan d'inconséquence la propagande rationnelle indispensable au maintien de la liberté individuelle et à la survivance des institutions démocratiques.
 
 
 
 
V
 
 
LA PROPAGANDE
DANS UNE DICTATURE
 
 
A son procès, après la Deuxième Guerre mondiale, le ministre de l'Armement hitlérien, Albert Speer, prononça un long discours dans lequel il décrivit avec une remarquable pénétration la tyrannie nazie et ses méthodes. « La dictature de Hitler » déclara-t-il, « diffère sur un point fondamental de toutes celles qui l'ont précédée dans l'histoire. Elle a été la première dans la période actuelle de progrès technique moderne et elle a utilisé intégralement tous les procédés techniques n pour établir sa domination sur son propre pays. Au moyen de dispositifs mécaniques comme la radio et le haut-parleur, 80 millions d'êtres humains ont été privés de la liberté de penser. De ce fait, il a été possible de les soumettre à la volonté d'un seul... Les dictateurs précédents avaient besoin d'assistants hautement qualifiés, même dans les postes subalternes, d'hommes qui pouvaient penser et agir de leur propre chef. A notre époque de développement technique moderne, le système totalitaire peut se passer de tels hommes; grâce aux méthodes d'information perfectionnées, on est parvenu à mécaniser le commandement aux échelons inférieurs. Il en est résulté la naissance du nouveau type d'exécutant qui reçoit des ordre sans jamais les critiquer. »
Dans le Meilleur des Mondes de ma fable prophétique, la technique avait de beaucoup dépassé le point atteint au temps de Hitler et par conséquent, ceux qui recevaient les ordres avaient un sens critique infiniment moins développé que leurs semblables nazis, une obéissance infiniment plus complète à l'égard de l'élite dirigeante. De plus, ayant été standardisés génétiquement et conditionnés après décantation en vue d'accomplir des fonctions subalternes, on pouvait compter qu'ils se comporteraient sans plus d'inattendu que des machines. Ainsi que nous le verrons dans un autre chapitre, ce conditionnement du « commandement inférieur » est déjà pratiqué dans les dictatures communistes. Chinois et Russes ne se fient pas entièrement aux effets indirects d'une technique toujours plus perfectionnée, ils agissent directement sur les organismes psychophysiques de leurs chefs aux échelons inférieurs, n soumettant les esprits et les corps à un système de conditionnement impitoyable et, selon toutes les apparences, extrêmement efficace, « Combien d'hommes », déclarait Speer, « ont été hantés par le cauchemar d'un futur asservissement des nations par des moyens techniques! Ce cauchemar a été presque réalisé dans le système totalitaire de Hitler. » Presque, mais pas tout à fait. Les Nazis n'ont pas eu le temps, ni peut-être l'intelligence et les connaissances nécessaires pour laver le cerveau de leurs gradés subalternes, Il est possible que ce soit là une des raisons de leur échec,
Depuis l'époque de Hitler, l'arsenal des moyens techniques à la disposition de l'aspirant-dictateur a été considérablement développé! En plus de la radio, du haut-parleur, de la caméra de cinéma et de la presse rotative, le propagandiste contemporain peut faire usage de la télévision pour transmettre non seulement la voix, mais l'image de son client et enregistrer le tout sur des bandes magnétiques. Grâce aux progrès techniques, le Grand Frère peut maintenant être omniprésent presque autant que Dieu. D'ailleurs, il n'y a pas que dans ce domaine que des atouts nouveaux ont été apportés au jeu du dictateur. Depuis Hitler, des travaux considérables ont été faits en psychologie et neurologie appliquées, domaines d'élection du propagandiste, de l'endoctrineur, et du laveur de cerveaux. Autrefois, ces spécialistes dans l'art de changer les opinions étaient des empiristes. Ils avaient mis au point, après de nombreux tâtonnements, un certain nombre de procédés et de méthodes qu'ils utilisaient avec de très bons résultats, mais sans bien savoir pourquoi ils réussissaient. Aujourd'hui, cet art est en train de devenir une science; ceux qui la pratiquent savent ce qu'ils font et pourquoi. Ils sont guidés dans leur travail par des théories et des hypothèses solidement établies sur un massif fondement de données expérimentales et, grâce aux nouveaux aperçus ainsi découverts, aux nouvelles techniques rendues possibles par ces aperçus, le cauchemar qui a été « presque réalisé dans k système totalitaire de Hitler » passera peut-être bientôt intégralement dans le domaine du possible.
Mais avant d'analyser ces nouveaux aperçus et procédés, jetons un coup d'oeil au cauchemar si près de s'accomplir dans l'Allemagne nazie. Quelles étaient les méthodes utilisées par Hitler et Goebbels pour « priver 80 millions d'êtres de la liberté de penser en les soumettant à la volonté d'un seul »? Et quelle était la conception de la nature humaine sur laquelle se fondaient ces méthodes effroyablement efficaces? On peut trouver la plupart des réponses dans les propres paroles de Hitler, et qu'elles étaient claires, astucieuses! Quand il traite de vastes abstractions comme la Race, l'Histoire, la Providence, il est strictement illisible, mais quand il est question des masses germaniques, des méthodes dont il s'est servi pour les dominer et les diriger, son style change. Le délire cède la place au bon sens, l'enflure grandiloquente à une lucidité dure et cynique. Dans ses élucubrations philosophiques, Hitler rêvait éveillé ou rabâchait les conceptions fumeuses et approximatives d'autres théoriciens. Dans ses commentaires sur les foules et la propagande, il faisait passer une expérience directe. Selon les termes de son excellent biographe, M. Allan Bullock, « Hitler a été le plus grand démagogue de l'histoire ». Ceux qui ajoutent, « rien de plus qu'un démagogue », prouvent par là qu'ils ne comprennent pas la nature du pouvoir à une époque où la politique de masse est reine. Il l'a dit lui-même : « Etre un chef, cela signifie pouvoir remuer les masses. » Le but de Hitler était d'abord de les mettre en mouvement, puis, les ayant arrachées à leurs attachements traditionnels, sociaux et moraux, de leur imposer (avec le consentement de la majorité hypnotisée) un nouvel ordre autoritaire de sa propre invention. « Hitler », écrivait Hermann Rauschning en 1939, « a un profond respect pour l'église catholique et l'ordre des Jésuites, en raison non pas de leur doctrine chrétienne, mais du « mécanisme » qu'ils ont mis au point et contrôlé, de leur système hiérarchique, de leur tactique extrêmement habile, de leur connaissance de la nature humaine, de la sagacité avec laquelle ils font usage de ses faiblesses pour dominer les croyants. Un cléricalisme sans christianisme, la discipline d'une règle monastique, non pas pour la plus grande gloire de Dieu ou le salut personnel, mais pour I'Etat et la plus grande gloire du démagogue devenu Chef - tel était le but vers lequel tendait le déplacement systématique des masses.
Voyons ce que Hitler pensait des foules qu'il remuait et comment il opérait ces déplacements. Le premier principe dont il partait était un jugement de valeur les masses sont absolument méprisables. Incapables de la moindre pensée abstraite, elles ne s'intéressent à rien en dehors des limites de leur expérience immédiate. Leur comportement est déterminé, non par la connaissance et la raison, mais par des sensations et des entraînements inconscients. C'est à ce niveau que sont « implantées les racines de leurs attitudes, aussi bien positives que négatives ». Pour réussir, un propagandiste doit apprendre à manipuler ces instincts et ces émotions. « La puissance d'impulsion qui a provoqué les révolutions les plus formidables sur cette terre n'a jamais été un compendium d'enseignements scientifiques étendant progressivement son influence sur les foules, mais toujours une dévotion qui les a inspirées et souvent une manière d'hystérie qui les a jetées dans l'action. Qui veut se gagner les masses doit connaître la clef qui ouvrira la porte de leur coeur »... en jargon post-freudien, de leur sub. conscient.
Ceux que Hitler séduisait le plus étaient ces membres de la petite bourgeoisie ruinés par l'inflation de 1923, puis de nouveau par la dépression de 1929 et des années suivantes. Les « masses » dont il parle, c'étaient ces millions d'êtres désorientés, aigris et dévorés d'une anxiété chronique. Pou les rendre plus amorphes, plus homogènes dans leur abaissement au-dessous du niveau humain, il les rassembla par milliers el dizaines de milliers dans de vastes arènes où les individus pouvaient perdre leur identité, voire leur humanité élémentaire et se fondre dans la foule. Un homme ou une femme entre en contact direct avec la société de deux façons : en tant que membre soit de quelque groupe familial professionnel ou religieux, soit d'une foule. Les groupes sont capables d'être aussi moraux et intelligents que les individus qui les composent, une foule est chaotique, sans volonté propre et capable de tout sauf d'une action intelligente ou d'une pensée réaliste. Rassemblés dans son magma, les humains perdent leur faculté de raisonner et de faire un choix en matière de morale. Leur suggestibilité est accrue à un point tel qu'ils cessent d'avoir le moindre jugement, la moindre volonté propre. Ils deviennent excitables, perdent tout sens de leurs responsabilités personnelles ou collectives, sont sujets à de brusques accès de rage, d'enthousiasme et de panique. En un mot, l'homme, dans une foule, se comporte comme s'il avait avalé une forte dose d'un puissant alcool, il est victime de ce que j'ai appelé l'« empoisonnement grégaire ». Comme l'alcool, ce poison est une substance active, faisant sortir de soi-même; l'individu qui souffre de ses effets échappe aux responsabilités, à l'intelligence et à la moralité pour se réfugier dans une sorte d'animalité frénétique et vide.
Durant sa longue carrière d'agitateur, Hitler avait étudié les effets du poison grégaire et appris à les utiliser dans l'intérêt de ses desseins. Il avait découvert que l'orateur peut mettre en branle, beaucoup plus efficacement que l'écrivain, ces « forces cachées » qui motivent les actions des hommes. La lecture est une activité non pas collective mais privée. L'écrivain ne s'adresse qu'à des individus assis chez eux, dâns un état de sobriété normale. L'orateur parle à des masses déjà bien contaminées par le poison grégaire, elles sont à sa merci et, s'il connaît son métier, il peut faire d'elles ce qu'il veut. Or, Hitler était un maître d'une suprême habileté dans ce domaine. Il était capable, selon ses propres termes, « de suivre les indications données par la grande masse de façon telle que les émotions vivantes de ses auditeurs lui suggéraient le mot propre dont il avait besoin et que ce mot retournait droit au coeur de la foule ». Otto Strasser disait qu'il était un « haut-parleur, révélant les désirs les plus secrets, les instincts les moins admissibles, les souffrances et les révoltes personnelles de toute une nation ». Vingt ans avant que Madison Avenue se fût lancée dans la « recherche des motivations », Hitler explorait et exploitait systématiquement les craintes, les espoirs secrets, les désirs, les appétits, les anxiétés et les rancoeurs des masses allemandes. C'est par la manipulation de « forces cachées » que les experts en publicité vous incitent à acheter leurs produits - une pâte dentifrice, une marque de cigarettes, un candidat politique - et c'est en faisant appel aux mêmes, ainsi qu'à d'autres trop dangereuses pour que s'y frotte Madison Avenue, que Hitler a incité les masses allemandes à s'acheter un Führer, une philosophie insane et une Deuxième Guerre mondiale.
Contrairement à la foule, les intellectuels ont le goût du rationnel et s'intéressent aux données d'expérience. Leur esprit formé à la critique les rend réfractaires au genre de propagande qui réussit si bien avec la majorité. Parmi les masses « l'instinct est le maître suprême et de l'instinct naît la foi... Alors que les éléments sains du peuple serrent instinctivement les rangs pour former une collectivité » (sous la direction d'un Chef, cela va sans dire) « les intellectuels couraillent de-ci et de-là comme des volailles dans un poulailler. On ne peut pas faire l'Histoire avec eux, ni les utiliser pour édifier un groupe homogène ». Les intellectuels sont, de ces gens qui exigent des preuves et s'indignent des illogismes, ainsi que des sophismes. Ils considèrent l'excès de simplification comme le péché originel de l'esprit et n'ont que faire des slogans, assertions catégoriques et généralisations abusives qui constituent le répertoire du propagandiste. « Toute propagande efficace », a écrit Hitler, « doit se borner au strict indispensable, puis s'exprimer en quelques formules stéréotypées. » Celles-ci doivent être constamment reprises, car « seule la répétition constante réussira finalement à graver une idée dans la mémoire d'une foule ». La philosophie nous enseigne à douter de ce qui nous paraît évident. La propagande, au contraire, nous enseigne à accepter pour évident ce dont il serait raisonnable de douter. Le but du démagogue est de créer la cohésion sociale sous sa propre autorité. Mais, ainsi que Bertrand Russell l'a fait remarquer, « les systèmes dogmatiques sans fondements empiriques, tels que la scolastique, le marxisme et le fascisme, ont l'avantage de susciter une cohérence sociale marquée parmi leurs disciples ». Il faut donc que le propagandiste démagogique soit uniformément dogmatique. Toutes ses déclarations sont catégoriques et sans nuances, le tableau qu'il brosse du monde n'a pas de gris, tout y est diaboliquement noir ou céleste-ment blanc. Selon les termes de Hitler, il doit adopter « une attitude systématiquement partiale à l'égard de tous les problèmes qu'il a à traiter ». Il ne doit jamais admettre qu'il a pu se tromper, ou que des gens ayant un point de vue différent pourraient avoir même en partie raison. Défense de discuter avec des adversaires; ils seront attaqués, réduits au silence ou, s'ils deviennent trop gênants, liquidés. L'intellectuel à la conscience exagérément délicate pourra être choqué par ces procédés, mais les masses sont toujours convaincues que « le bon droit est du côté de l'agresseur ».
Telle était donc sur l'humanité dans sa masse l'opinion de Hitler : elle était féroce, était-elle fausse ? On connaît l'arbre à ses fruits et une conception de la nature humaine qui a inspiré un genre de méthode aussi horriblement efficace doit contenir au moins une part de vérité. La vertu et l'intelligence appartiennent aux humains en tant qu'individus librement associés à leurs semblables dans de petits groupes. Le péché et la bêtise aussi. Cependant, la vanité préhumaine à laquelle le démagogue fait appel, le crétinisme moral sur lequel il s'appuie quand il fouaille ses victimes pour les jeter dans l'action, sont des traits qui caractérisent l'homme et la femme non pas en tant qu'individus, mais dans la masse. L'absence de pensée et l'idiotie morale ne sont pas des attributs caractéristiques de l'espèce humaine, ce sont des symptômes d'empoisonnement grégaire. Dans toutes les religions les plus évoluées du globe, la conversion et l'illumination sont affaires personnelles. Le royaume des cieux est dans l'esprit de chacun, non pas dans le vacuum collectif d'une foule. Le Christ a promis d'être présent là où deux ou trois personnes se seraient rassemblées, il n'a jamais dit qu'il serait au milieu de milliers d'êtres en train de se contaminer réciproquement à grandes lampées de poison grégaire. Sous les Nazis, des multitudes énormes étaient obligées de passer un temps non moins énorme à marcher en rangs serrés du point A au point B, pour revenir au point A. « Ce soin de garder ainsi toute la population en mouvement semblait être une perte insensée de temps et d'énergie. Ce n'est que bien plus tard », ajoute Hermann Rauschning, « qu'on y a découvert une intention subtile, fondée sur une coordination judicieuse des fins et des moyens. La marche au pas cadencé détourne les pensées des hommes, elle tue l'intelligence, elle supprime la personnalité, elle est le coup de baguette magique indispensable pour accoutumer les gens à une activité mécanique, quasi rituelle, jusqu'à ce qu'elle devienne une seconde nature. »
A son point de vue, et au niveau où il avait décidé d'accomplir son horrible besogne, Hitler avait fait une estimation parfaitement juste de la nature humaine. Pour ceux d'entre nous qui considèrent les hommes et les femmes comme des individualités, non comme les membres de foules ou de collectivités enrégimentées, il paraît s'être hideusement trompé. A une époque où la surpopulation s'accélère, où l'excès d'organisation s'accentue, où les moyens d'information à l'échelle planétaire deviennent sans cesse plus efficaces, comment pouvons-nous sauvegarder l'intégrité et réaffirmer la valeur de la personnalité humaine ? C'est là un problème que l'on peut encore poser et peut-être résoudre effectivement. Dans une génération d'ici, il risque d'être trop tard pour trouver une réponse et peut-être même sera-t-il impossible dans l'ambiance collective étouffante de ces temps futurs, de poser la question.
 
 
VI
 
 
COMMENT CONVAINCRE LE CLIENT
 
 
Pour que la démocratie puisse survivre, il faut que les majorités sachent faire des choix réalistes, à la lumière d'informations adéquates. Une dictature, par contre, se maintient en censurant ou en déformant les faits, en faisant appel non pas à la raison ou à l'intérêt bien compris, mais aux passions et aux préjugés, aux puissantes « forces cachées » comme Hitler les appelait, présentes dans les profondeurs inconscientes de tout esprit humain.
En Occident, les principes démocratiques sont hautement proclamés, maints journalistes, capables et consciencieux, font de leur mieux pour fournir aux électeurs des informations sûres et les convaincre, au moyen d'arguments rationnels de faire des choix réalistes inspirés par ces données. Tout cela est fort bien, mais malheureusement, dans les démocraties occidentales, et surtout en Amérique, la propagande a deux visages et souffre d'un dédoublement de la personnalité. A la tête de la rédaction, il y a souvent un Dr Jekyll qui serait très heureux de pouvoir prouver que John Dewey était dans le vrai, que la nature humaine est sensible à la vérité et à la raison. Mais ce digne homme ne contrôle qu'une partie de l'énorme machinerie des communications et nous trouvons, pour diriger le service de la publicité, un M. Hyde - ou plutôt un Dr Hyde, car ce personnage est maintenant docteur en psychologie et maître ès sciences sociales. Il serait bien navré si tout le monde se montrait constamment digne de la confiance de John Dewey dans la nature humaine. La vérité et la raison sont l'affaire de Jekyll, non pas la sienne : Hyde est un analyste en « motivations », son métier consiste à étudier les faiblesses humaines, à scruter ces peurs et ces désirs obscurs, irraisonnés qui déterminent dans une si grande mesure la pensée consciente et le comportement extérieur de l'homme. Et il le fait non pas dans l'esprit d'un moraliste qui aimerait rendre ses semblables meilleurs, ou du médecin qui voudrait améliorer leur santé, mais uniquement pour découvrir la manière la plus efficace d'exploiter leur ignorance et leur déraison dans l'intérêt pécuniaire de ses employeurs.
On peut soutenir, après tout, que le « capitaliste est mort et le consommateur, roi » - ce dernier requérant les services de vendeurs qualifiés, versés dans tous les arts (fût-ce les plus insidieux) de la persuasion. Dans le système de libre entreprise, la propagande commerciale, par n'importe quel moyen, est absolument indispensable, mais ce qui est indispensable n'est pas forcément souhaitable; ce qui a été reconnu salutaire dans le domaine de l'économie peut être nuisible aux hommes et aux femmes en tant qu'électeurs, ou même en tant qu'humains. Les générations précédentes, plus imbues de morale, eussent été profondément scandalisées par le cynisme béat des analystes en « motivation ». Aujourd'hui, quand nous lisons un livre comme The Hidden Persuaders (4) de Mr. Vance Packard, nous sommes plus amusés qu'horrifiés, plus résignés.; qu'indignés. C'est le genre de chose auquel on doit s'attendre, étant donné Freud, le behaviorisme (5) et le besoin chroniquement désespéré qu'a le le producteur en masse d'une consommation en masse, Mais on peut se demander à quoi il faut s'attendre dans l'avenir. Les activités de Hyde sont-elles compatibles en fin de compte, avec celles de Jekyli? Une campagne en faveur de la raison peut-elle réussir si elle se heurte à une autre, plus vigoureuse encore, en faveur de la déraison? Ce sont là des questions auxquelles je n'essaierai pas de répondre pour le moment; je les laisserai pendantes, pour qu'elles servent de toile de fond à notre discussion sur les méthodes de la persuasion en masse dans une société techniquement avancée.
La tâche du spécialiste en publicité commerciale dans une démocratie est, à la fois, plus facile et plus difficile que celle d'un propagandiste politique employé par un dictateur établi ou en train de s'établir. Elle est plus facile parce que presque tout le monde a, au départ, un préjugé favorable à l'égard de la bière, des cigarettes et des réfrigérateurs, alors que presque personne n'est bien disposé pour les tyrans. Elle est plus difficile parce que, selon les règles de son jeu, l'agent de publicité commerciale n'a pas le droit de faire appel aux instincts les plus sauvages de son public. Celui qui fait de la réclame pour des produits laitiers aurait grande envie de pouvoir dire à ses auditeurs et lecteurs que tous leurs malheurs sont causés par les machinations d'une redoutable bande internationale de fabricants de margarine, sans foi ni loi, et que le patriotisme leur enjoint d'aller brûler les usines de ces oppresseurs. Mais ce genre de procédé est exclu et il doit se contenter d'arguments plus anodins, moins excitants, évidemment, que la violence verbale ou physique. A la longue, la colère et la haine se détruisent elles-mêmes, mais à court terme, elles donnent des rendements élevés sous forme de satisfactions psychologiques et même physiologiques (étant donné qu'elles libèrent de grandes quantités d'adrénaline et de noradrénaline). Les gens commencent peut-être avec un préjugé défavorable à l'égard des tyrans, mais quand ces derniers les ont régalés d'une propagande génératrice d'adrénaline sur l'ignominie de leurs ennemis - surtout de ceux qui sont assez faibles pour être persécutés - ils sont prêts à le suivre avec enthousiasme. Dans ses discours, Hitler ne cessait de répéter des mots violents comme « haine », « force », « impitoyable », « écraser », « broyer », en les accompagnant de gestes plus violents encore. Ils hurlait, il vociférait, ses veines se gonflaient, il devenait violet. Or, les émotions fortes (tous les acteurs et les dramaturges le savent) sont éminemment contagieuses. Contaminé par la frénésie venimeuse de l'orateur, l'auditoire gémissait, sanglotait et hurlait dans une débauche de passion déchaînée. Ces orgies étaient si agréables que la plupart de ceux qui y avaient goûté en redemandaient avidement. Nous souhaitons presque tous la paix et la liberté, mais bien peu d'entre nous éprouvent un grand enthousiasme pour les idées, les sentiments et les actes qui contribuent à les faire régner. Réciproquement, presque personne ne veut la guerre ou la tyrannie, mais les idées, les sentiments et les actes qui y conduisent procurent un plaisir intense à beaucoup de gens. Seulement comme ce sont des explosifs trop dangereux pour être utilisés commercialement, l'agent de publicité doit accepter ce handicap et exploiter de son mieux les émotions moins enivrantes, des formes plus bénignes de la déraison.
Une propagande efficace et rationnelle n'est possible que s'il existe, de part et d'autre, une compréhension bien claire de la nature des symboles et de leurs rapports avec les objets et les événements qu'ils représentent. L'efficacité de la propagande irrationnelle dépend de leur méconnaissance généralisée. Les simples ont tendance à prendre le symbole pour l'équivalent exact de ce qu'il exprime, à attribuer aux objets et aux événements certaines des caractéristiques définies en des termes que le publiciste a choisis lui-même, pour servir ses desseins. Prenons un exemple simple. La plupart des produits de beauté sont à base de lanoline, mélange de graisse tirée de la laine du mouton et d'eau, le tout fouetté en émulsion. Cette substance a beaucoup de propriétés salutaires : elle est légèrement antiseptique, pénètre dans la peau, ne rancit pas, etc..., mais les publicistes se gardent bien de parler de ces vertus. Ils donnent un nom voluptueux et pittoresque à l'émulsion, parlent avec extase et inexactitude de la beauté féminine et présentent des blondes capiteuses en train de nourrir leurs tissus avec des crèmes de soin. L'un d'eux a écrit : « Les fabricants de produits de beauté ne vendent pas de la lanoline, ils vendent de l'espoir. »C'est pour lui, pour la promesse implicite et frauduleuse d'une transfiguration, que les femmes paieront dix ou vingt fois la valeur de l'émulsion que les propagandistes ont si habilement associée, au moyen de symboles trompeurs, à un désir féminin profond et quasi universel : paraître plus attirante aux yeux du sexe opposé. Les principes à la base de ce genre de propagande sont extrêmement simples. Trouver quelque désir commun, quelque crainte ou anxiété inconsciente largement répandue - découvrir un moyen de relier ce désir ou cette crainte au produit à vendre -construire un pont de symboles verbaux ou picturaux sur lequel le consommateur pourra passer de la réalité au rêve compensateur et de celui-ci à l'illusion que le produit, une fois acheté, permettra au rêve de se réaliser. « Nous n'achetons plus des oranges, mais de la vitalité. Nous n'achetons plus une voiture, mais du prestige. » Il en est de même pour tout le reste. Avec un dentifrice, nous achetons non plus un simple détersif antiseptique, mais la libération d'une angoisse : celle d'être sexuellement repoussant. Avec la vodka et le whisky, nous n'achetons pas un poison protoplasmique qui, à doses faibles, peut déprimer le système nerveux de manière utile au point de vue psychologique, nous achetons de l'amabilité, du liant, la chaleur de Dingley Dell (6) et le brillant de la Mermaid Tavern (7). Avec nos laxatifs, nous achetons la santé d'un dieu de l'Olympe, l'éclat radieux d'une nymphe de Diane. Avec l'ouvrage à succès du mois, nous acquérons de la culture, l'envie de nos voisins moins intellectuels et le respect des raffinés. Dans tous les cas, l'analyste en « motivation » a trouvé une crainte ou un désir profond dont l'énergie peut être utilisée pour amener le consommateur à dépenser de l'argent et par là, indirectement, à faire tourner les rouages de l'industrie. Mise en réserve dans les esprits et les corps d'individus innombrables, cette force latente est libérée, puis transmise par une ligne de symboles soigneusement disposée de manière à éviter le rationnel et à obscurcir le vrai problème.
Parfois, ces symboles prennent effet en acquérant une puissance de fascination disproportionnée et autonome. C'est le cas des rites et des pompes de la religion. Ces « saintes harmonies »renforcent la foi là où elle existe déjà et là où il n'y en a pas, facilitent les conversions. Faisant appel au seul sens de l'esthétique, elles ne garantissent ni la vérité, ni la valeur morale des doctrines auxquelles elles ont été, tout à fait arbitrairement, associées. Si l'on s'en tient à la pure et simple vérité historique, les beautés du divin ont souvent été égalées et même surpassées par celles du démoniaque. Au temps de Hitler, par exemple, les rassemblements annuels à Nuremberg étaient des chefs-d'oeuvre d'art rituel et théâtral. « J'ai passé six ans à Saint-Pétersbourg avant la guerre, à la plus belle époque de l'ancien ballet russe », a écrit Sir Névile Henderson, ambassadeur de Grande-Bretagne en Allemagne nazie, « mais je n'en ai jamais vu un seul qui pût se comparer au congrès de Nuremberg pour la beauté grandiose. » On songe à Keats : « La beauté est la vérité, la vérité est la beauté. » Hélas, l'identité n'existe que sur quelque plan ultime, supraterrestre. Au niveau de la politique et de la théologie, la beauté est parfaitement compatible avec l'ineptie et la tyrannie, ce qui est d'ailleurs fort heureux, sinon, il y aurait bien peu d'art en ce monde. Les chefs-d'oeuvre de la peinture, de la sculpture et de l'architecture ont été produits à titre de propagande religieuse ou politique, pour la plus grande gloire d'un dieu, d'un gouvernement ou d'un clergé. Mais la plupart des rois et des prêtres ont été des despotes et toutes les religions entachées de superstition. Le génie a été le serviteur de la tyrannie et la plastique a fait de la réclame pour les vertus du dieu local. Le temps, à mesure qu'il s'écoule, sépare le bon art de la mauvaise métaphysique. Pouvons-nous apprendre à faire cette distinction, non pas une fois l'événement passé, mais pendant qu'il se produit? Toute la question est là.
Dans la propagande commerciale, le principe du symbole à la fascination disproportionnée est clairement reconnu et utilisé. Toute entreprise de publicité a son service artistique et des efforts sont constamment faits pour embellir les panneaux avec des affiches saisissantes, les pages des revues avec des dessins et des photographies pleines de vie. Il ne s'agit pas là de chefs-d'oeuvre, car ces derniers ne s'adressent qu'à un public limité, alors que le but du propagandiste est de se gagner la majorité. Pour lui, l'idéal, c'est la médiocrité dans la bonne qualité. On peut en effet s'attendre à ce que ceux qui apprécient cet art, pas trop bon mais suffisamment frappant, apprécient aussi les produits auxquels il a été associé et qu'il représente.
Un autre symbole démesurément fascinant, c'est la publicité chantée; elle est d'invention récente, mais la théologie et la dévotion ainsi traitées - l'hymne et le psaume - remontent aux origines de la religion. Le militarisme en chansons de marche est aussi vieux que la guerre, et le patriotisme lyrique, précurseur de nos hymnes nationaux, a sans aucun doute été utilisé pour promouvoir la solidarité du groupe et souligner la distinction entre « nous » et « eux » par les bandes errantes des chasseurs paléolithiques. Pour la plupart des gens, la musique est attrayante en elle-même; de plus, les airs ont tendance à se graver dans l'esprit de l'auditeur qu'ils peuvent hanter une vie durant. Voilà, par exemple, une affirmation ou un jugement de valeur totalement inintéressants; sous cette forme, personne n'y prêtera la moindre attention. Mais mettez les paroles sur un air entraînant et facile à retenir, aussitôt elles acquièrent une puissance étonnante et qui plus est, elles tendront à se répéter automatiquement chaque fois que la mélodie sera entendue ou spontanément remémorée. Orphée a fait alliance avec Pavlov - la puissance des sons avec le réflexe conditionné! Pour le propagandiste commercial, de même que pour ses collègues en politique et en religion, la musique a encore un autre avantage : des inepties qu'un être raisonnable aurait honte d'écrire, de dire ou d'entendre, peuvent être chantées et écoutées par ce même être avec plaisir et même une sorte de conviction intellectuelle. Pouvons-nous apprendre à séparer la jouissance de chanter ou d'écouter chanter et la-tendance trop humaine à croire la propagande que les couplets nous entonnent? De nouveau, c'est toute la question.
Grâce à l'instruction obligatoire et aux presses rotatives, le propagandiste a pu, depuis bien des années, faire parvenir son message pratiquement à tous les adultes de tous les pays civilisés. Aujourd'hui, avec la radio et la télévision, il est en mesure de communiquer même avec les grandes personnes incultes et les enfants qui ne savent pas encore lire.
Comme on pouvait s'y attendre, les jeunes sont extrêmement sensibles à la propagande. Ignorants du monde et de ses usages, ils sont absolument sans méfiance, leur esprit critique n'est pas encore développé, les plus petits n'ont pas atteint l'âge de raison et les plus âgés n'ont pas acquis l'expérience sur laquelle leur faculté de raisonnement nouvellement découverte pourrait s'exercer. En Europe, les conscrits étaient désignés sous le nom badin de « chair à canon ». leurs petits frères et leurs petites soeurs sont maintenant devenus de la chair à radio et à télévision. Dans mon enfance, on nous apprenait à chanter de petites rengaines sans grand sens ou, dans les familles pieuses, des cantiques. Aujourd'hui, les petits gazouillent de la publicité chantée. Qu'est-ce qui vaut le mieux : « Où Timor passe, l'insecte trépasse! » ou bien « Cadet Rousselle a trois cheveux »? Je suis chrétien, voilà ma gloire! » ou bien « Le voilà le joli Byrrh au vin! » Qui sait? « Je ne dis pas qu'il faut forcer les enfants àharceler leurs parents pour qu'ils achètent les produits dont la publicité passe à la télévision, mais enfin je ne peux pas me dissimuler que c'est là une chose qui se fait journellement. »C'est ce qu'écrit l'acteur vedette d'un des nombreux programmes destinés à la jeunesse et il continue en ces termes : « Les enfants sont comme des enregistrements vivants et parlants de ce que nous leur disons tous les jours. » En temps voulu, bien sûr, ces enregistrements vivants et parlants de la télévision commerciale grandiront, gagneront de l'argent et achèteront les produits de l'industrie. « Songez un peu », écrit M. Clyde Miller avec ravissement, « songez aux profits qu'il pourra en résulter pour votre firme si vous arrivez à conditionner un million, ou dix millions d'enfants qui deviendront des adultes entraînés à acheter vos produits comme les soldats sont entraînés à acheter vos produits comme les soldats sont entraînés à avancer quand ils entendent les mots-déclencheurs : « En avant, marche! » Oui, songez-y! Et en même temps n'oubliez pas que les dictateurs y songent depuis des années, que des millions, des dizaines de millions, des centaines de millions d'enfants sont en train de grandir pour acheter un jour les produits idéologiques du despote local, pour répondre aux mots déclencheurs implantés dans ces jeunes esprits par ses propagandistes.
Plus on est nombreux, moins on peut se gouverner soi-même. Plus le corps électoral est vaste, moins chaque vote individuel a de valeur. Quand il est noyé au milieu de millions d'autres, l'électeur a l'impression d'être impuissant, ou quantité négligeable. Les candidats auxquels il a donné sa voix sont loin, au sommet de la pyramide du pouvoir. En théorie, ils sont les serviteurs du peuple, mais en pratique, ce sont eux qui donnent les ordres et c'est le peuple souverain, tout en bas du grand édifice, qui doit obéir. L'augmentation de la population et les progrès de la technique ont eu pour résultat d'accroître le nombre et la complexité des organisations, ainsi que la quantité des pouvoirs réunis entre les mains des dirigeants et de diminuer d'autant le contrôle exercé par les directeurs de même que le respect du public pour les procédures démocratiques. Celles-ci, déjà affaiblies par les immenses forces impersonnelles à l'oeuvre dans le monde moderne, sont maintenant minées du dedans par les politiciens et leurs propagandistes.
Les humains agissent de quantités de façons illogiques, mais tous semblent capables, si on leur en donne la possibilité, de faire un choix raisonnable à la lumière des renseignements dont ils disposent. Les institutions démocratiques ne peuvent fonctionner que si tous les intéressés font de leur mieux pour répandre les connaissances et encourager l'exercice du bon sens. Mais aujourd'hui, dans la plus puissante démocratie du monde, - les politiciens et leurs propagandistes préfèrent les ridiculiser en faisant appel presque exclusivement à l'ignorance et à la déraison de leurs électeurs. En 1956, le directeur d'une puissante publication commerciale m'a déclaré : « Les deux partis mettent leurs candidats et leurs programmes sur le marché en utilisant les mêmes méthodes que le monde des affaires pour vendre ses produits. Elles comprennent le choix scientifique des thèmes de publicité et la répétition organisée... Les annonces et les réclames faites à la radio répéteront des slogans avec une intensité strictement graduée. Des placards feront hurler des phrases dont l'efficacité a été prouvée... En plus d'une voix sonore et d'une bonne diction, les candidats devront être capables de regarder « sincèrement » la caméra de télévision. »
Les services de ventes politiques ne font appel qu'aux faiblesses de leurs électeurs, jamais à leur force latente. Ils se gardent bien d'éduquer les masses et de les mettre en mesure de se gouverner elles-mêmes, jugeant très suffisant de les manipuler et de les exploiter. C'est dans ce but que toutes les ressources de la psychologie et des sciences sociales sont mobilisées. Des échantillons soigneusement choisis du corps électoral sont soumis à des « interviews en profondeur »qui révèlent les craintes et les désirs inconscients les plus répandus dans un milieu donné au moment d'une élection. Des phrases et des images destinées à apaiser ou, en cas de nécessité, à intensifier ces craintes, à satisfaire ces désirs, au moins symboliquement, sont alors choisies par les experts, essayées sur des lecteurs et des auditeurs, changées ou améliorées selon les renseignements ainsi obtenus. Après cela, la campagne électorale est prête pour la transmission en chaîne; il n'y manque plus que de l'argent et un candidat qu'on puisse entraîner à prendre un air « sincère ».
Avec ce mode de distribution, les principes politiques et les plans d'action précis en sont arrivés à perdre la plus grande partie de leur importance. La personnalité du candidat et la façon dont elle est mise en valeur par les experts en publicité représentent l'essentiel.
D'une manière ou d'une autre, sous les aspects d'un mâle vigoureux ou d'un bon papa affable, il faut que le candidat soit « public ». Il faut aussi qu'il soit distrayant et n'ennuie jamais un public endurci à la télévision et à la radio, habitué à être diverti et qui n'aime pas qu'on lui demande de se concentrer, ni de faire un effort intellectuel prolongé. Tous les discours de l'amuseur-candidat devront donc être courts et percutants. Les grands problèmes du jour y seront traités en cinq minutes au plus - et de préférence (étant donné que l'auditoire aura hâte de passer à quelque chose de plus attrayant que l'inflation ou la bombe H) en soixante secondes tout juste. La nature de l'éloquence est telle que les politiciens et les ecclésiastiques ont toujours tendance à simplifier exagérément les questions complexes et, d'une chaire ou d'une tribune, le plus consciencieux des orateurs éprouve une extrême difficulté à dire toute la vérité. Mais avec les méthodes utilisées aujourd'hui pour vendre du candidat politique comme s'il s'agissait d'un désodorisant, le corps électoral est positivement garanti contre tout contact avec la vérité, sur quel-que sujet que ce soit.
 
 
 
 
VII
 
 
LE LAVAGE DE CERVEAU
 
 
Dans les deux chapitres précédents, j'ai décrit les procédés techniques utilisés par la manipulation en masse des esprits, telle qu'elle est pratiquée par le plus grand démagogue et les experts en ventes les plus célèbres de l'histoire écrite, mais aucun problème humain ne peut être résolu par les seules méthodes du gros. Le fusil de chasse a sa place, mais la seringue de Pravaz aussi. Dans les chapitres suivants, je vais décrire certains des procédés les plus efficaces pour manipuler non plus des foules, des publics entiers, mais des individus isolés.
Au cours de ses expériences qui ont fait époque sur les réflexes conditionnés, Ivan Pavlov a observé que si on les soumettait à une tension physique ou psychique prolongée, les animaux de laboratoire présentaient tous les symptômes d'une profonde dépression nerveuse. Refusant d'affronter plus longtemps une situation intolérable, leur cerveau se mettait en grève, pour ainsi dire, et s'arrêtait complètement de fonctionner (le chien perdait conscience) ou recourait à la marche au ralenti et au sabotage (le chien se comportait de façon incohérente ou présentait des symptômes de ce que nous eussions appelé hystérie chez des humains). Certains sujets résistaient mieux à ce genre d'agression que d'autres. Ceux qui avaient une constitution qualifiée de « forte excitatoire » par Pavlov s'effondraient beaucoup plus vite que ceux d'un tempérament simplement « vif » (en opposition à colérique ou agité). De même, les sujets « faibles inhibitoires » arrivaient au bout de leur résistance bien avant les « calmes imperturbables ». Mais même le plus stoïque ne pouvait tenir indéfiniment; s'il était soumis à une tension assez intense ou prolongée, il finissait par s'écrouler de manière aussi abjecte que le plus faible de son espèce.
Les découvertes de Pavlov ont été confirmées de la façon la plus angoissante lors des deux guerres mondiales. A la suite d'une seule expérience catastrophique, ou d'une série de chocs moins effrayants mais maintes fois répétés, on voit apparaître un certain nombre de symptômes psychophysiques chez les soldats. Perte de conscience temporaire, agitation extrême, léthargie, cécité ou paralysie fonctionnelle, réactions totalement aberrantes aux stimuli des événements, renversements étranges des comportements de toute une vie - toutes les caractéristiques que Pavlov avait observées chez ses chiens reparurent parmi les victimes de ces traumatismes. Chaque homme, de même que chaque sujet de laboratoire, a sa limite d'endurance personnelle; la plupart l'atteignent au bout de trente jours de tension plus ou moins continuelle dans les conditions du combat moderne; les plus sensibles succombent en quinze jours seulement, les plus coriaces durent de quarante-cinq à cinquante jours, mais en fin de compte, tous s'écroulent, c'est-à-dire tous ceux qui étaient normaux au départ, car, ironie assez amère, les seuls qui puissent soutenir indéfiniment la tension imposée par la guerre moderne sont les malades mentaux. La folie individuelle est immunisée contre les conséquences de la démence collective.
Le fait que chaque individu a son point de rupture propre était connu et, d'une manière primitive, déplorablement peu scientifique, exploitée depuis les temps les plus reculés. Dans certains cas, l'inhumanité terrible de l'homme à l'égard de ses semblables a été inspirée par l'amour de la cruauté pour elle-même, pour l'horrible fascination qu'elle exerce, mais le plus souvent, le sadisme pur était mitigé par des considérations utilitaires, la théologie ou la raison d'Etat. Des tortures physiques et d'autres formes d'agression étaient infligées par les hommes de loi pour délier la langue de témoins récalcitrants, par les ecclésiastiques pour punir les égarés et les inciter à rentrer dans le chemin jugé droit, par la police secrète pour arracher des aveux à des personnes soupçonnées d'hostilité envers le gouvernement. Sous Hitler, la torture suivie de l'extermination en masse frappa ces hérétiques biologiques, les Juifs. Pour un jeune Nazi, un temps de service dans les camps de la mort était, selon les termes de Himmler, « le meilleur endoctrinement sur les êtres inférieurs et les races sous-humaines ». Etant donné le caractère d'obsession que revêtait l'antisémitisme contracté par Hitler, tout jeune, dans les taudis de Vienne, cette renaissance des méthodes employées par le Saint-Office contre les hérétiques était inévitable. Mais mise en regard des découvertes de Pavlov et des connaissances acquises par les psychiatres sur le traitement des névroses de guerre, elle fait l'effet d'un anachronisme hideux et grotesque. Des agressions amplement suffisantes pour provoquer un collapsus cérébral complet peuvent être perpétrées par des méthodes qui, tout en étant abominablement inhumaines, restent en deçà des tortures physiques.
Quoi qu'il ait pu se passer autrefois, il semble à peu près certain que ces dernières ne sont pas les seul es armes de. la police communiste actuelle, qui tire ses inspirations non pas de l'Inquisiteur ou du S.S., mais du physiologiste et de ses sujets de laboratoire méthodiquement conditionnés. Pour le dictateur et ses hommes de main, les découvertes de Pavlov ont des conséquences pratiques importantes. Si le système nerveux central du chien peut être brisé, celui d'un prisonnier politique aussi. Il s'agit seulement d'appliquer les doses de tension voulues pendant le temps voulu. A la fin du traitement, l'interné sera dans un état de névrose ou d'hystérie tel qu'il avouera ce que ses geôliers voudront. Mais les aveux ne sont pas suffisants. Un névropathe incurable ne peut servir à rien ni à personne. Ce dont le dictateur intelligent et pratique a besoin, ce n'est pas d'un malade bon à hospitaliser, ou d'une victime à fusiller, mais d'un converti qui travaillera pour la Cause. Se tournant une fois encore vers Pavlov, il apprendra que, en approchant du point de rupture définitive, le sujet devient anormalement sensible à la suggestion. Alors qu'il est près de la limite de son endurance cérébrale, il est aisé de lui faire adopter de nouveaux comportements et qui semblent être indélébiles. L'animal chez qui on les a implantés ne peut plus être déconditionné; ce qu'il a appris sous l'étreinte de l'agression reste partie intégrande (8) de son être.
Les tensions psychologiques peuvent être produites de maintes façons. Les chiens sont troublés, agités quand les stimuli sont d'une force inusitée, quand l'intervalle entre l'excitation et la réaction habituelle est anormalement prolongé et l'animal laissé dans l'incertitude anxieuse, quand le cerveau est dérouté par des stimuli contraires à ceux qu'il a été entraîné à attendre, ou quand ceux-ci n'ont pas de sens dans le système de référence de la victime. De plus, on a constaté qu'en provoquant délibérément la peur, la colère ou l'anxiété, on augmentait notablement la vulnérabilité de l'animal aux suggestions. Si ces émotions sont maintenues au paroxysme pendant assez longtemps, le cerveau « se met en grève » et ensuite rien n'est plus aisé que d'implanter de nouveaux comportements.
Parmi les causes physiques qui rendent un chien plus facile à suggestionner, il y a la fatigue, les blessures et toutes les formes de la maladie.
Pour l'aspirant-dictateur, il y a là des indications pratiques de grande valeur. Ces observations prouvent, par exemple, que Hitler avait tout à fait raison de soutenir que les réunions de masse étaient plus efficaces la nuit que le jour. Il a écrit que pendant la journée « la volonté de l'homme se révolte avec la dernière énergie contre toute tentative pour la soumettre à celle d'un autre. Mais dans la soirée, ils succombent bien moins difficilement à la force dominante d'une volonté plus puissante ».
Pavlov eût été du même avis : la fatigue accroît la suggestibilité! C'est la raison pour laquelle les firmes commerciales faisant de la publicité à la télévision, préfèrent les heures tardives et sont prêtes à payer fort cher pour les obtenir.
La maladie est encore plus efficace pour intensifier cette susceptibilité et, dans le passé, les chambres de patients ont été le théâtre d'innombrables conversions religieuses. Le dictateur scientifiquement entraîné de l'avenir aura fait équiper tous les hôpitaux de ses domaines avec des hauts-parleurs glissés sous les oreillers. De la persuasion en conserve sera diffusée vingt-quatre heures sur vingt-quatre et les malades les plus importants seront visités par des pêcheurs d'âmes politiques et des convertisseurs, tout comme autrefois leurs ancêtres l'étaient par des prêtres, des religieuses et de pieux laïcs.
Le fait que de fortes émotions négatives tendent à augmenter la suggestibilité et partant à faciliter un revirement dans les opinions, a été observé et utilisé longtemps avant l'époque de Pavlov. Ainsi que l'a indiqué le Dr William Sargant dans son ouvrage si révélateur, Battle for the Mind (9), l'énorme succès de Wesley en tant que prédicateur était fondé sur une connaissance intuitive du système nerveux centraI. Il commençait ses sermons par une description longue et détaillée des tourments auxquels, à moins qu'ils se convertissent, ses auditeurs seraient assurément condamnés pour l'éternité. Puis, lorsque la terreur et un sentiment de culpabilité torturant avaient amené son auditoire au bord du vertige, voire, dans certains cas, d'un effondrement cérébral complet, il changeait de ton et promettait le salut à ceux qui croiraient et se repentiraient. Par ce procédé, il a converti des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants. Une crainte intense et prolongée les brisait et les mettait dans un état de suggestibilité grandement accrue qui leur permettait d'accepter sans discussion les assertions du prédicateur. Après quoi, ils étaient rétablis dans leur intégrité par des paroles de réconfort et sortaient de l'épreuve avec des types de comportement nouveaux et généralement meilleurs implantés de manière ineffaçable dans leur esprit et leur système nerveux.
L'efficacité de la propagande politique et religieuse dépend des méthodes employées et non pas des doctrines enseignées. Ces dernières peuvent être vraies ou fausses, saines ou pernicieuses, peu importe. Si l'endoctrinement est bien fait au stade voulu de l'épuisement nerveux, il réussira. Dans des conditions favorables, pratiquement n'importe qui peut être converti à n'importe quoi.
Nous possédons des descriptions détaillées des méthodes employées par la police communiste pour le traitement des prisonniers politiques. Dès l'instant où elle est enfermée, la victime est systématiquement soumise à de nombreuses sortes
d'agressions physiques et psychologiques. Mal nourrie, mal traitée, ne pouvant dormir que quelques heures par nuit, elle est maintenue dans un état croissant d'anxiété, d'attente et d'appréhension cruelle. Jour après jour - ou plutôt nuit après nuit - car ces policiers pavloviens connaissent la valeur de la fatigue pour intensifier la suggestibilité - le détenu est questionné, souvent des heures durant, par des enquêteurs qui font tout ce qu'ils peuvent pour l'effrayer, le troubler et le dérouter. Après quelques semaines ou quelques mois de ce traitement, son cerveau se met en grève et il avoue tout ce que ses geôliers veulent. Ensuite, s'il doit être converti plutôt que fusillé, on lui offre le réconfort de l'espoir. Qu'il accepte la foi nouvelle et il peut encore être sauvé - non pas dans l'autre monde, bien entendu, puisque, officiellement il n'y en a pas, mais dans celui-ci.
Des méthodes du même genre, encore que moins radicales, ont été utilisées pendant la guerre de Corée sur des prisonniers militaires. Dans leurs camps chinois, les jeunes détenus occidentaux étaient soumis à une tension systématique. Pour les plus minimes infractions, les coupables étaient appelés au bureau du commandant, questionnés, rudoyés et humiliés en public; la scène se répétait à l'infini, à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit, et ‘ce harcèlement continuel créait chez ses victimes une impression d'affolement et d'anxiété chronique. Pour accentuer leur sentiment de culpabilité, on obligeait les prisonniers à écrire et à récrire avec des détails de plus en plus intimes de longs comptes rendus autobiographiques de toutes leurs fautes. Ensuite, ayant avoué leurs péchés, ils devaient avouer ceux des autres. Le but était de créer à l'intérieur du camp une société de cauchemar dans laquelle tout le monde espionnait et mouchardait tout le monde. A ces tensions mentales s'ajoutaient les agressions physiques de la mauvaise alimentation, de l'inconfort et de la maladie. La suggestibilité accrue ainsi provoquée était habilement exploitée par les Chinois qui déversaient dans ces cerveaux anormalement réceptifs des doses massives de littérature procommuniste et anticapitaliste. Ces procédés inspirés de Pavlov obtenaient des succès remarquables. Des rapports officiels nous informent qu'un Américain prisonnier sur sept s'est rendu coupable de collusion grave avec les autorités chinoises, un sur trois de quasi-collaboration.
Il ne faut pas croire que les Rouges réservent exclusivement ce genre de traitement à leurs ennemis. Les jeunes qui, durant les premières années du nouveau régime, ont été les missionnaires et les organisateurs ‘du communisme dans les innombrables villes et villages de Chine, avaient été soumis à un endoctrinement bien plus intense qu'aucun prisonnier de guerre. Dans son livre, China under Communism, R. L. Walker décrit les méthodes grâce auxquelles les chefs du parti sont en mesure de fabriquer, à partir d'hommes et de femmes tout à fait ordinaires, les milliers de fanatiques éperdument dévoués qui leur sont nécessaires pour propager l'évangile communiste et faire obéir ses commandements. Avec ce système d'entraînement, le matériel humain brut est expédié dans des camps spéciaux où ses éléments sont complètement isolés de leurs amis, de leur famille et du monde extérieur en général. Là, on les contraint à effectuer un travail physique et intellectuel épuisant; jamais seuls, toujours en groupe, incités à s'espionner mutuellement, obligés d'écrire des autobiographies accusatrices, ils vivent dans la crainte perpétuelle du sort épouvantable qu'ils pourraient connaître en raison de ce qui a été dit sur leur compte par des mouchards ou de ce qu'ils ont avoué eux-mêmes. Dans cet état de suggestibilité accrue, on leur fait suivre un programme intensif de marxisme théorique et pratique et un échec à l'examen qui le clôt peut entraîner n'importe quelle sanction, depuis l'expulsion ignominieuse jusqu'à un séjour dans un camp de travaux forcés, ou même la liquidation. Après six mois d'entraînement de' ce genre, la tension prolongée produit les résultats que les découvertes de Pavlov laissaient prévoir. Les uns après les autres, ou par groupes entiers, les sujets s'effondrent, les symptômes de névrose et d'hystérie font leur apparition, certaines des victimes se suicident, d'autres (jusqu'à 20 pour cent du total, nous dit-on) contractent de graves maladies mentales. Ceux qui survivent aux rigueurs de la conversion en sortent avec des types de comportement nouveaux et indéracinables. Tous leurs liens avec le passé - familles, amis, traditions - ont été rompus. Ce sont des hommes nouveaux recréés à l'usage de leur nouveau dieu et intégralement voués à son service.
Dans tout l'univers communiste, des dizaines de milliers de ces jeunes gens disciplinés et morts à eux-mêmes sortent chaque année de centaines de ces centres de formation. Ce que les Jésuites ont fait pour l'Eglise romaine de la Contre-Réforme, ces produits d'un entraînement plus scientifique et encore plus dur le font en ce moment et continueront sans aucun doute à le faire pour les partis communistes d'Europe, d'Asie et d'Afrique.
En politique, il semble que Pavlov ait été un libéral à l'ancienne mode, mais, par une étrange ironie du sort, ses recherches et les théories qu'il a édifiées sur elles ont fait naître une immense armée de fanatiques voués corps et âme, réflexes et système nerveux, à la destruction de ce même libéralisme où qu'il se trouve.
Le lavage de cerveau, tel qu'il est pratiqué de nos jours, est un procédé hybride dont l'efficacité dépend en partie de l'emploi systématique de la violence et en partie de manipulations psychologiques habiles. Il représente la tradition de 1984 en train de devenir la tradition du Meilleur des Mondes. Sous une dictature établie de longue date et bien organisée, nos méthodes actuelles de manipulations semi-violentes sembleront, à n'en pas douter, ridiculement élémentaires. Conditionné depuis son plus jeune âge (et. peut-être aussi prédestiné biologiquement), l'individu de caste moyenne ou basse n'aura jamais besoin ni de se convertir, ni même de suivre des cours d'entretien sur la vraie foi. Il faudra par contre que les membres de la plus haute classe puissent avoir de nouvelles idées pour faire face à des situations nouvelles et leur formation devra donc être beaucoup moins rigide que celle imposée aux êtres qui n'ont pas à raisonner, mais simplement à travailler et à mourir avec le minimum de complications.
Ils appartiendront encore à une espèce sauvage - dresseurs et gardiens à peine conditionnés d'animaux complètement domestiqués. Cet état leur fera courir le risque de devenir hérétiques et rebelles; dans ce cas, ils devront être soit liquidés, soit ramenés dans l'orthodoxie par le lavage de cerveau, soit encore (comme dans Le Meilleur des Mondes) exilés sur une île où ils ne pourront plus nuire, si ce n'est, bien sûr, à leurs semblables. Mais le conditionnement infantile universel ainsi que les autres méthodes de manipulation et de contrôle sont encore séparés de nous par quelques générations. Sur le chemin qui mène au Meilleur des Mondes, nos dirigeants devront s'en remettre au procédé, tout provisoire, du lavage de cerveau, en manière de transition.
 
 
 
 
VIII
 
 
PERSUASION CHIMIQUE
 
 
Dans le Meilleur des Mondes de ma fable, il n'y avait ni whisky, ni tabac, ni héroïne, ni cocaïne de contrebande; les gens ne fumaient pas, ne buvaient pas, ne priaient pas, ne se piquaient pas. Quand l'un d'eux se sentait déprimé, ou mal à l'aise, il avalait une ou deux pilules d'un composé chimique appelé soma. J'ai emprunté le nom de cette drogue imaginaire à une plante inconnue (peut-être Asclepias acida) utilisée par les antiques envahisseurs aryens de l'Inde dans l'un de leurs rites religieux les plus solennels. Le jus enivrant exprimé des tiges était bu par les prêtres et les nobles au cours d'une cérémonie compliquée. Les hymnes védiques nous apprennent que les buveurs de soma ressentaient maints effets bénéfiques : leur corps était plus fort, leur coeur empli de courage, de joie et d'enthousiasme, leur esprit illuminé et, dans une révélation immédiate de la vie future, ils recevaient l'assurance de leur immortalité. Mais le liquide sacré avait ses inconvénients. Le soma était une plante dangereuse, si dangereuse qu'elle rendait même malade le grand dieu du ciel en personne, Indra. Les simples mortels mouraient parfois d'une dose un peu trop forte mais l'expérience procurait une telle béatitude transcendante et une telle illumination qu'elle était considérée comme un privilège qu'on ne pouvait payer trop cher.
Le soma du Meilleur des Mondes n'avait aucun des inconvénients de l'original indien. Pris à petites doses, il donnait une sensation d'euphorie délicieuse; à plus fortes doses, des visions, et si vous en absorbiez trois comprimés, vous vous enfonciez, au bout de quelques minutes, dans un paisible sommeil. Tout cela, sans la moindre réaction physiologique ou mentale fâcheuse. Les habitants du Meilleurs des Mondes pouvaient s'évader de leurs humeurs noires ou des contrariétés quotidiennes sans sacrifier leur santé ou réduire leur efficacité de façon permanente. Aussi, ce genre de toxicomanie n'était-il pas un vice personnel, mais bien une institution politique, l'essence même de la Vie, de la Liberté et de la Poursuite du Bonheur garanties par la Déclaration des Droits. Mais ce privilège inaliénable des sujets, précieux entre tous, était en même temps l'un des instruments de domination les plus puissants dans l'arsenal du dictateur. L'intoxication systématique des individus pour le bien de l'Etat (et, incidemment, pour leur propre plaisir) était un élément essentiel du plan des Administrateurs Mondiaux. La ration de soma quotidienne était une garantie contre l'inquiétude personnelle, l'agitation sociale et la propagation d'idées subversives. Karl Marx déclarait que la religion était l'opium du peuple, mais dans le Meilleur des Mondes la situation se trouvait renversée : l'opium, ou plutôt le soma, était la religion du peuple. Comme elle, j! avait le pouvoir de consoler et de compenser, il faisait naître des visions d'un autre monde, plus beau, il donnait l'espoir, soutenait la foi et encourageait la charité. Un poète a écrit que la bière
 
 
... fait plus que Milton
pour justifier Dieu devant les hommes.
 
Or, n'oublions pas que, comparée au soma, la bière est une drogue des plus grossières et des plus incertaines. Pour ce qui est de justifier Dieu devant les hommes, le soma est à l'alcool ce que l'alcool est aux arguments théologiques de Milton.
En 1931, alors que je décrivais les effets de ce produit synthétique imaginaire grâce auquel les générations futures seraient à la fois heureuses et dociles, le Dr Irvin Page, biochimiste américain bien connu, se préparait à quitter l'Allemagne où il venait de passer trois ans au Kaiser Wilhelm Institut, pour étudier la chimie du cerveau. Il a écrit dans un récent article : « Il est difficile de comprendre pourquoi les savants ont mis si longtemps à entreprendre l'examen des réactions chimiques dans leur propre cerveau. Je parle par expérience. Quand je suis rentré en 1931... je n'ai pu ni trouver une situation dans cette spécialité, ni faire jaillir la moindre lueur d'intérêt à son égard. » Aujourd'hui, vingt-sept ans après, la lueur inexistante de 1931 est devenue un énorme foyer incandescent de recherches biochimiques et psychopharmacologiques. On étudie les enzymes qui régularisent les fonctions du cerveau; dans le corps, des substances chimiques comme l'adénochrome et la sérotonine (que le Dr Page a aidé à découvrir) ont été isolées et leurs effets, d'une immense portée sur nos fonctions mentales et physiques, sont actuellement à l'étude. Entre-temps, on fait la synthèse de nouveaux remèdes qui renforcent, corrigent ou inhibent des diverses substances chimiques au moyen desquelles le système nerveux accomplit des miracles de tous les instants, en sa qualité de contrôleur du corps, d'instrument et de médiateur de la conscience.
Au point de vue qui nous occupe actuellement, le caractère le plus intéressant de ces produits nouveaux, c'est qu'ils modifient de façon provisoire la chimie du cerveau et l'état d'esprit qui y est associé sans causer de dommage permanent à l'ensemble de l'organisme. A cet égard, ils sont semblables au soma et profondément différents des drogues du passé. Par exemple, le calmant classique est l'opium, mais c'est aussi un stupéfiant dangereux qui, depuis les temps néolithiques jusqu'à aujourd'hui, a fait des toxicomanes et ruiné des santés sans nombre. On peut en dire autant de l'alcool, euphorisant classique, qui, selon les termes du psalmiste, « réjouit le coeur de l'homme ». Malheureusement, il ne fait pas que cela; pris en quantités excessives, il provoque la maladie, l'accoutumance et, depuis huit à dix mille ans, il a été une cause majeure de crimes, de chagrins domestiques, de dégradation morale et d'accidents évitables.
Parmi les stimulants courants, le thé, le café et le maté sont heureusement à peu près complètement inoffensifs. Mais ils sont aussi très faibles, la cocaïne par contre a des effets puissants et dangereux. Ceux qui en font usage doivent payer leurs extases, leurs sensations de force physique et intellectuelle illimitée, les payer de symptômes physiques horribles, comme l'impression d'être infesté par des myriades d'insectes grouillants et d'hallucinations paranoïaques pouvant conduire au crime. Un autre stimulant plus récent est l'amphétamine, mieux connue sous son nom commercial de Benzédrine. Elle est très efficace mais si on en abuse, elle altère l'équilibre physique et mental. On a signalé qu'elle avait fait un million environ d'intoxiqués au Japon.
Parmi les types de plantes produisant des hallucinations, le peyotl du Mexique et Canabis saliva du sud-ouest des U.S.A., absorbée dans le monde entier sous les noms de haschisch, bhang, kif et marijuana, sont les plus connues. Selon les renseignements médicaux et anthropologiques pris aux meilleures sources, le peyotl est beaucoup moins nocif que le whisky ou le gin du Blanc. Il permet aux Indiens qui en font usage dans leurs rites religieux d'entrer au paradis et de se sentir en union parfaite avec la communauté bien-aimée sans avoir à payer très cher ces privilèges :. mâcher une substance au goût ignoble et éprouver quelques nausées pendant une heure ou deux. Cannabis sativa n'est pas si inoffensive - mais bien moins dangereuse que les amateurs de sensationnel voudraient nous le faire croire. La commission médicale nommée en 1944 par le. maire de New York pour étudier le problème de la marijuana en était arrivée, après des recherches approfondies, à la conclusion que ce produit ne représentait pas un danger sérieux pour la société, ni même pour ceux qui s'y adonnaient. Simplement une incommodité.
De ces classiques passons aux derniers produits des recherches psychopharmacologiques. Ceux qui font l'objet de la publicité la plus insistante sont les trois nouveaux tranquillisants réserpine, chlorpromazine et méprobamate. Dans certains types de psychoses, les deux premiers se sont avérés remarquablement efficaces, non pas qu'ils guérissent la maladie, mais ils abolissent provisoirement ses symptômes les plus pénibles. Le méprobamate (alias Miltown) produit les mêmes effets sur les personnes souffrant de névroses diverses. Aucun de ces remèdes n'est tout à fait inoffensif, mais leur coût, évalué en santé physique et en efficacité mentale, est extraordinairement bas. Dans un monde où l'on n'a rien pour rien, les tranquillisants donnent beaucoup pour très peu. Le Miltown et la chlorpromazine ne sont pas encore le soma, mais ils ne sont pas loin de représenter l'un des aspects de cette préparation imaginaire. Ils diminuent provisoirement la tension nerveuse sans infliger, dans la majeure partie des cas, un dommage organique permanent et sans causer plus qu'une légère diminution de l'efficacité intellectuelle et physique. Ils sont sans doute préférables (sauf comme narcotiques) aux barbituriques qui émoussent le coupant de l'intelligence, provoquent, pris à hautes doses, un certain nombre de fâcheux symptômes psychophysiques et peuvent aboutir à une toxicomanie caractérisée. En créant le LSD-25 (diéthylamide de l'acide lysergique), les pharmacologistes viennent d'obtenir un autre aspect du soma - un produit qui intensifie les perceptions et produit des visions sans presque rien coûter, au point de vue physiologique. Cette drogue extraordinaire qui agit à des doses ne dépassant pas 50 ou même 25 millionièmes de grammes, a la propriété (comme le peyotl) de transporter les gens dans un autre monde. Le plus souvent, celui auquel LSD-25 donne accès est céleste, mais il peut aussi s'apparenter au purgatoire ou à l'enfer. Cependant, positive ou négative, l'expérience de ce produit est ressentie par presque tous ceux qui s'y sont soumis comme une révélation d'une profonde importance. Le fait que l'esprit peut être radicalement modifié à si peu de frais pour le corps est, de toute manière, stupéfiant.
Le soma n'était pas seulement hallucinogène et tranquillisant, mais aussi (chose assurément impossible) un stimulant de l'esprit et du corps, un créateur à la fois d'euphorie active et du bonheur négatif qui suit la délivrance de l'anxiété et de la tension.
Le stimulant idéal - puissant mais inoffensif - n'a pas encore été découvert. L'amphétamine, nous l'avons vu, était loin d'être satisfaisante; elle coûtait trop cher pour ce qu'elle apportait. Un candidat plus riche de promesses pour le rôle du soma sous son troisième aspect est I'Iproniazide que l'on emploie actuellement pour tirer les déprimés de leur accablement, pour donner plus de vie aux apathiques et, en général, pour augmenter la quantité d'énergie psychique disponible. Plus prometteur encore, selon un distingué pharmacologiste de mes amis, est un nouveau mélange, encore au stade des expériences, que l'on appellera le Deaner. Il s'agit d'un aminoalcool que l'on croit propre à augmenter la production d'acétylcholine dans le corps et par là à intensifier l'activité et l'efficacité du système nerveux. Le sujet qui prend cette nouvelle pilule a besoin de moins de sommeil, se sent plus alerte et plus gai, pense plus vite et mieux, le tout presque sans aucun contrecoup organique fâcheux, du moins à brève échéance. Cela parait presque trop beau pour être vrai.
Nous voyons donc que si le soma n'existe pas encore (et il n'existera sans doute jamais), d'assez. bons produits de remplacement pour certains de ses aspects ont déjà été découverts. Il existe aujourd'hui des tranquillisants, des hallucinogènes et des stimulants à bon compte, physiologiquement parlant.
Il est évident qu'un dictateur pourrait, s'il le voulait, faire usage de ces produits dans un but politique. Il pourrait se garantir contre l'agitation subversive en modifiant la chimie du cerveau de ses sujets, les rendant ainsi très satisfaits de leur condition servile; il pourrait utiliser les tranquillisants pour calmer les excités, les stimulants pour fouetter l'enthousiasme chez les indifférents, les hallucinogènes pour détourner l'attention des malheureux de leurs souffrances. Mais, demandera-t-on, comment arrivera-t-il à faire prendre les pilules voulues à ses sujets? Il est bien vraisemblable qu'il suffira de les mettre à leur disposition. Aujourd'hui, l'alcool et le tabac sont à portée de la main et les humains dépensent considérablement plus pour acheter ces euphorisants très peu satisfaisants, ces pseudo stimulants et ces sédatifs que pour faire instruire leurs enfants. Ou encore, prenez le cas des barbituriques et des tranquillisants. Aux U.S.A., ces remèdes peuvent être obtenus avec une simple ordonnance de docteur, mais l'avidité du public américain pour quelque chose qui rendra un peu plus supportable la vie dans le milieu urbain et industriel est si grande, que les médecins ordonnent actuellement de ces spécialités au rythme de 48 millions de prescriptions par an. De plus, la plupart sont à renouveler. Cent doses de bonheur, ce n'est pas assez : envoyons-en chercher une autre bouteille à la pharmacie - et quand elle sera finie, une autre... Il n'est pas douteux que si ces drogues pouvaient être achetées aussi facilement et à aussi bon compte que l'aspirine, elles seraient absorbées, non pas par milliards comme aujourd'hui, mais par vingtaines et centaines de milliards. Et un bon stimulant pas cher aurait presque autant de succès.
Dans une dictature, les pharmaciens auraient ordre de changer de note à chaque tournant de la politique. En période de crise nationale, ils seraient chargés de pousser à la consommation des stimulants; mais entre les paroxysmes, des sujets trop alertes et trop énergiques pourraient gêner le tyran, aussi, dans, ces intervalles, les masses seraient-elles incitées à acheter des tranquillisants et, sous l'influence de ces sirops lénitifs, elles ne risqueraient pas de créer la moindre difficulté à leur maître.
Seulement, dans l'état actuel des choses, les tranquillisants peuvent empêcher certaines personnes de créer assez de difficulté, non seulement à leurs dirigeants, mais à elles-mêmes. Trop de tension est une maladie, mais trop peu aussi. Il est des cas où nous devons être tendus, où un excès de tranquillité (surtout quand elle est imposée du dehors, par une préparation chimique) est absolument incompatible avec la situation.
Lors d'une récente conférence sur le méprobamate, à laquelle je participais, un éminent biochimiste proposa en riant que le gouvernement des U.S.A. envoyât gratuitement au peuple soviétique 50 milliards de doses du plus populaire des tranquillisants. La plaisanterie avait son côté inquiétant. Dans une lutte entre deux populations dont l'une est constamment stimulée par des menaces et des promesses, constamment dirigée par une propagande frappant toujours sur le même clou, alors que l'autre est non moins constamment distraite par la télévision et tranquillisée par le Miltown, lequel des adversaires a le plus de chances de l'emporter?
Le soma de ma fable avait non seulement la propriété de tranquilliser, d'halluciner et de stimuler, mais aussi d'augmenter la suggestibilité et pouvait donc être utilisé pour renforcer les effets de la propagande gouvernementale. Avec moins d'efficacité et plus de répercussions nocives sur la santé, plusieurs produits déjà dans notre pharmacopée peuvent servir à cet usage. Il y a la scopolamine, par exemple, principe actif de la jusquiame et poison violent à hautes doses; il y a le pentothal et l'amytal sodium surnommé, on ne sait trop pourquoi, « sérum de vérité ». Le pentothal a été employé par les polices de divers pays pour arracher des aveux (ou peut-être les suggérer) à des criminels récalcitrants. De même que l'amytal sodium, il abaisse le seuil entre le conscient et le subconscient, ce qui rend ces deux produits très précieux pour la thérapie des traumatismes psychophysiologiques du soldat, connue sous le nom de narcosynthèse. On assure qu'ils sont parfois employés par les communistes pour préparer des prisonniers importants à comparaître devant le tribunal.
Pendant ce temps, pharmacologie, biochimie, neurologie font sans cesse des progrès et nous pouvons être tout à fait certains qu'au cours des quelques années à venir, des méthodes chimiques nouvelles et plus efficaces pour augmenter la suggestibilité et diminuer la résistance psychologique seront découvertes. Comme toutes les autres inventions, elles pourront être bien ou mal utilisées, aider le psychiatre dans sa lutte contre les maladies mentales, ou le dictateur dans sa lutte contre la liberté. Il est plus probable, étant donné que la science est divinement impartiale, qu'elles asserviront et libéreront, guériront et détruiront. le tout à la fois.
 
 
 
 
IX
 
 
 Marti Carbonell - Fragment de subconscient


PERSUASION SUBCONSCIENTE
 
 
Dans une note de l'édition de 1919 de son livre L'Interpretation des rêves, Sigmund Freud attirait l'attention sur les travaux du Dr Pœtzl, neurologue autrichien qui venait de publier un article décrivant ses expériences avec le tachistoscope (instrument qui se présente sous deux formes un genre de kaléidoscope dans lequel le sujet regarde une image exposée une fraction de seconde et une lanterne magique avec obturateur ultra-rapide pouvant projeter très brièvement une image sur un écran). « Pœtzl demandait aux sujets de dessiner ce qu'ils avaient noté consciemment d'un tableau exposé à leur vue dans un tachistoscope... Il tournait ensuite son attention vers les rêves faits par les sujets la nuit suivante et leur demandait une fois encore de dessiner ce dont ils gardaient le souvenir. Les résultats démontraient sans équivoque possible que les détails de l'images exposée qui n'avaient pas été notés par le sujet fournissaient les éléments de la construction du rêve. »
Avec divers perfectionnements et modifications les expériences de Pœtzl ont été répétées plusieurs fois, en dernier lieu par le Dr Charles Fischer qui a écrit trois excellents articles sur les rêves et la « perception préconsciente » dans la revue de l'Association psychoanalytique américaine. Entre-temps, les tenants de la psychologie classique ne sont pas restés oisifs. Confirmant les indications de Pœtzl, leurs travaux ont montré que les humains voient et entendent en fait beaucoup plus qu'ils le croient consciemment, que ce qu'ils voient et entendent ainsi sans le savoir est enregistré dans le subconscient et peut influer sur leurs pensées, leurs sentiments, leur comportement conscients.
La science pure ne le reste pas indéfiniment tôt ou tard, elle se transforme en science appliquée, puis en technique. La théorie devient procédé industriel, la connaissance se fait puissance, les formules et les expériences de laboratoire se métamorphosent pour resurgir sous les aspects de la bombe H. Dans le cas présent, le joli petit fragment de science pure découvert par Pœtzl, de même que tous les autres mis au jour dans le domaine de la perception préconsciente, garda son intégrité originelle pendant un temps étonnamment long. Et puis, au début de l'automne 1957, quarante ans exactement après la publication de l'article de Pœtzl, on annonça que c'en était fini de leur pureté : ils avaient été appliqués, ils entraient dans le domaine de la technique. La révélation créa une sensation considérable, on en parla, on en écrivit dans tout l'univers civilisé et il n'y avait rien là d'étonnant. En effet, le nouveau procédé de « projection subliminale » ainsi qu'on l'appela, était intimement associé à la distraction des masses qui joue maintenant, dans la vie des humains civilisés, un rôle comparable à celui de la religion au Moyen Age. On a donné beaucoup de surnoms à notre époque : l'ère de l'angoisse, l'ère atomique, l'ère des voyages cosmiques, etc. On pourrait tout aussi bien l'appeler l'ère de la télévisomanie, l'ère du feuilleton bêlant, ou l'ère du tourne-disque sans fin. Dans une pareille ambiance, l'annonce de l'application pratique des expériences Pœtzl, sous forme de projection subliminale, ne pouvait manquer d'éveiller l'intérêt le plus intense parmi tous les amuseurs de masse professionnels. En effet, le nouveau procédé semblait fait pour eux, son but étant de manipuler les esprits sans qu'ils pussent s'en douter. Au moyen de tachistoscopes spécialement conçus, des mots ou des images seraient projetés pendant un millième de seconde, ou moins, sur les écrans de la télévision et des salles de cinéma pendant (non pas avant ou après) le programme. « Buvez Coca-Cola », ou « Allumez une Camel » apparaîtrait en surimpression au milieu d'une étreinte amoureuse, des larmes d'une mère au coeur brisé et les nerfs optiques des spectateurs enregistreraient ces messages secrets, leur subconscient réagirait et, en temps voulu, ils éprouveraient -le désir conscient de la boisson gazeuse et du tabac. Entre-temps, d'autres signaux secrets seraient retransmis, trop bas ou trop haut pour être perçus par la conscience claire. L'auditeur écouterait, au niveau de l'intelligence, une phrase comme « Mon amour, je t'adore » et pendant ce temps, audessous du seuil de la conscience, ses oreilles incroyablement sensibles et son subconscient enregistreraient la bonne nouvelle concernant les laxatifs et les désodorisants les plus récents.
Est-ce que ce genre de publicité est vraiment efficace? Les données apportées par l'entreprise commerciale qui a, la première, dévoilé un procédé de projection subliminale sont vagues et très peu satisfaisantes au point de vue scientifique. Répété à des intervalles réguliers pendant que passait un film dans une salle de cinéma, l'ordre d'acheter du maïs grillé fit augmenter, nous dit-on, la vente de ce produit de 50 pour cent environ. Mais une seule expérience ne prouve pas grand-chose. De plus, elle avait été mal montée; pas de contrôle, pas le moindre effort pour tenir compte des nombreux facteurs variables qui influent à n'en pas douter sur la consommation du maïs grillé dans un cinéma. D'ailleurs, était-ce bien la façon la plus efficace d'appliquer les connaissances accumulées pendant des années sur la perception du subconscient par de savants chercheurs? Etait-il vraisemblable que le seul fait de lancer le nom d'un produit et l'ordre de l'acheter durant l'espace d'un éclair suffît à briser la résistance du public et à recruter de nouveaux clients? La réponse à ces deux questions est assez évidemment négative, ce qui ne signifie pas, bien sûr que les découvertes des neurologues et des psychologues sont dépourvues d'importance pratique. Habilement exploité, le joli petit fragment de science pure exhumé par Pœtzl pourrait fort bien devenir un puissant instrument pour la manipulation d'esprits sans méfiance.
Détournons-nous, pour recueillir quelques suggestions révélatrices, des vendeurs de maïs grillé et observons ceux qui, avec moins de bruit mais plus d'imagination et de meilleures méthodes, ont fait des expériences dans le même domaine. En Grande-Bretagne, où le procédé de manipulation des esprits au-dessous du niveau de la conscience est appelé « strobonic injection », les chercheurs ont souligné combien il était important, au point de vue pratique, de créer les conditions psychologiques voulues pour appliquer cette méthode. Une suggestion faite au-dessus du seuil de la conscience a plus de chance d'être efficace si celui qui la reçoit est dans un état d'hypnose légère, sous l'influence de certaines drogues, diminué par la maladie, l'inanition ou n'importe quelle tension physique ou morale. Mais cette remarque s'applique également aux invites faites au-dessous de ce seuil. En un mot, plus le niveau de résistance psychologique d'un sujet est bas, plus les suggestions injectées stroboniquement seront efficaces. Le dictateur scientifique de demain installera ses machines à chuchoter et ses projecteurs subliminaux dans les écoles, les hôpitaux (les enfants et les malades sont extrêmement vulnérables à la suggestion) et dans tous les lieux publics où des auditoires peuvent être préalablement amollis et rendus plus influençables par des discours ou des rites appropriés.
Passons maintenant des conditions dans lesquelles on peut s'attendre à ce que la persuasion subliminale opère, aux suggestions elles-mêmes. Dans quels termes convient-il que le propagandiste s'adresse au subconscient de ses victimes? Des ordres directs. (« Achetez du maïs grillé », ou « Votez pour Jones »), des affirmations péremptoires (c Le socialisme est le parti des salauds », ou « La pâte X supprime la mauvaise haleine ») risquent de n'agir que sur les esprits déjà prévenus en faveur de Jones et du maïs grillé, déjà au fait du danger des odeurs sui generis et de la propriété collective des moyens de production. Mais renforcer une croyance déjà existante ne suffit pas; le propagandiste, s'il est digne de ce grand nom, doit créer une foi nouvelle, savoir gagner les indifférents et les indécis à sa cause, adoucir et peut-être convertir les adversaires. Il sait qu'à l'affirmation et au commandement il lui faut ajouter la persuasion, le tout au-dessous du niveau de la conscience.
Au-dessus de ce seuil, l'une des méthodes les plus efficaces de persuasion non rationnelle est ce que l'on pourrait appeler la persuasion par association. Le propagandiste rapproche arbitrairement le produit, le candidat ou la cause qu'il a choisis et l'idée, l'image d'une personne ou d'une chose que la plupart des hommes appartenant à une civilisation donnée, considèrent comme bonne. Ainsi, dans une campagne de vente, la beauté féminine peut être alternativement liée à n'importe quoi, depuis un bulldozer jusqu'à un diurétique; dans une campagne politique, le patriotisme peut être confondu avec n'importe quelle cause, depuis l'apartheid jusqu'à l'intégration et n'importe quelle personnalité, depuis k mahatma Gandhi jusqu'au sénateur Mc Carthy. li y a des années de cela, en Amérique centrale, j'ai noté un exemple de persuasion par. association qui m'a rempli d'une admiration terrifiée pour ceux qui l'avaient imaginée. Dans les montagnes du Guatemala, les seules oeuvres d'art importées sont les calendriers coloriés distribués gratuitement par les compagnies étrangères vendant leurs produits aux Indiens. Les Américains représentaient sur les leurs des chiens, des paysages, de jeunes beautés en partie dévêtues; mais pour les indigènes, les chiens ne sont que des objets utiles, les paysages, ils n'en voient que trop tous les jours de leur vie et les blondes à moitié nues leur semblent sans aucun intérêt, peut-être même un peu répugnantes. En conséquence, les calendriers américains avaient beaucoup moins de succès que les allemands, car les annonceurs germaniques avaient pris la peine de chercher ce que les Indiens appréciaient, ce qui les intéressait et je me rappelle, en particulier, un véritable chef-d'oeuvre de propagande commerciale. C'était le calendrier distribué par un fabricant d'aspirine. Au bas de l'image, on voyait la marque familière sur le tube familier de comprimés blancs. Au-dessus, pas de paysages de neige ou de forêts, automnales, ou d'épagneuls, ou de girls bien en chair - non, l'Allemand, rusé, avait associé son analgésique à un tableau extrêmement coloré et vivant de la Sainte Trinité sur un cumulus, entourée de saint Joseph, de la Vierge,- d'un assortiment de saints et d'anges en foule. Les vertus miraculeuses de l'acide acétylsalicylique étaient ainsi garanties, dans les esprits simples et profondément religieux des Indiens, par Dieu le Père et toutes les célestes phalanges. Ce genre de persuasion est de ceux auxquels le procédé de projection subliminale semble se prêter particulièrement, bien. Dans une série d'expériences effectuées à l'université de New York sous les auspices de l'Institut national de la Santé, il a été établi que les sentiments d'un individu au sujet de quelque image vue consciemment pouvaient être modifiés en associant cette dernière, au niveau subconscient, à une autre représentation ou, mieux encore, à des vocables exprimant une notion de valeur. Ainsi uni au mot « joyeux », un visage vide de toute expression paraissait souriant à l'observateur, aimable, avenant et bienveillant. Quand le même était associé, toujours dans le subconscient, au mot « furieux », il semblait aux sujets qu'il était devenu renfrogné, désagréable et hostile (pour un groupe de jeunes femmes, il en était aussi arrivé à paraître très masculin, alors qu'au moment où il était rapproché de « joyeux », elles le voyaient comme celui d'un membre de leur sexe. Pères et maris, prenez bonne note). Pour le propagandiste commercial et politique, il est évident que ces remarques sont d'une importance capitale. S'il peut mettre ses victimes en état de réceptivité anormalement vive, s'il peut leur montrer, pendant qu'elles sont dans cette disposition, la chose, la personne ou, par l'entremise d'un symbole, la cause qu'il a à vendre et s'il peut, au niveau du subconscient, associer celles-ci à quelque mot ou image comportant une idée de valeur, il sera peut-être en mesure de modifier les sentiments et les opinions de ses cobayes sans qu'ils s'en doutent un instant. Selon un groupe commercial fort entreprenant de La Nouvelle-Orléans, il devrait être' possible d'augmenter par ce procédé la valeur des films et des pièces télévisées en tant que distractions. Le public aime éprouver des émotions violentes et apprécie, par conséquent, les tragédies, les mélodrames, les pièces policières et les récits de grandes passions. La mise en scène d'une bataille ou d'une étreinte fait naître des sensations fortes chez les spectateurs, mais elles seraient plus fortes encore si elles étaient associées dans le subconscient à des mots ou des symboles appropriés. Par exemple, dans la version filmée de A Farewell to Arms (10), la mort en couches de l'héroïne pourrait être rendue plus poignante qu'elle l'est déjà en faisant passer et repasser sur l'écran, pendant la scène, des mots sinistres comme « douleur », « sang » et « mort ». Consciemment, ils ne seraient pas vus, mais leur effet sur le subconscient pourrait être très grand et renforcer puissamment les émotions évoquées au niveau de la conscience claire par le jeu des acteurs et le dialogue. Si, comme la chose paraît à peu près certaine, la projection subliminale peut intensifier régulièrement les sensations ressenties par les amateurs de films, l'industrie cinématographique évitera peut-être la banqueroute - à condition que les producteurs de télévision ne lui coupent pas l'herbe sous le pied.
Essayons d'imaginer, à la lumière de ce qui vient d'être écrit sur la persuasion par association et l'intensification des émotions au moyen de la suggestion subliminale, ce que sera la réunion politique de demain. Le candidat (s'il y en a encore) ou le représentant mandaté de l'oligarchie dirigeante fera son discours, au vu et au su de tous et, pendant ce temps, les tachistoscopes, les chuchoteuses, les projecteurs d'images si faibles que seul le subconscient peut y réagir, renforceront ce qu'il dira en associant systématiquement l'homme et sa cause à des mots chargés de sens positif et à des images vénérées, en injectant stroboniquement des vocables négatifs et des symboles odieux chaque fois qu'il fera mention des ennemis de l'Etat ou du Parti. Aux U.S.A., de brèves images d'Abraham Lincoln et les mots « gouvernement par le peuple » seront projetés sur la tribune. En Russie, l'orateur sera bien entendu associé à de fugitives visions de Lénine, aux mots « démocratie populaire », à la barbe prophétique de Karl Marx. Parce que tout cela est encore à une distance rassurante dans l'avenir, nous pouvons en sourire, mais dans dix ou vingt ans d'ici, la chose nous paraîtra sans doute beaucoup moins drôle, car ce qui est aujourd'hui du domaine de la fiction scientifique sera devenu une réalité politique. Pœtzl a été l'un des présages que j'ai négligés en écrivant Le Meilleur des Mondes. Il n'y a aucune allusion à la persuasion subliminale dans ma fable et c'est là une omission que je corrigerais certainement si je devais récrire le livre aujourd'hui.
 
 
 
 
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HYPNOPÉDIE
 
 
Vers la fin de l'automne 1957, Woodland Road Camp, établissement pénitentiaire à Tulare County, Californie, fut le théâtre d'une expérience curieuse et intéressante. Des haut-parleurs miniatures furent placés sous les oreillers d'un groupe de prisonniers qui s'étaient offerts à tenir le rôle de cobayes psychologiques. Chacun des appareils était relié à un phonographe dans le bureau du directeur. Toutes les heures, pendant la nuit, un murmure édifiant répétait une brève allocution sur « les principes d'une vie conforme à la morale ». En s'éveillant à minuit, le détenu pouvait entendre cette petite voix exalter les vertus cardinales ou murmurer, au nom de ce qu'il y avait de meilleur en lui-même : « En mon âme et conscience, je suis empli d'amour et de compassion pour vous. »
Après avoir lu le récit de cette expérience, j'ai repris le deuxième chapitre du Meilleur des Mondes, celui où le directeur de l'incubation et du Conditionnement pour l'Europe occidentale explique à un groupe d'étudiants, le fonctionnement de ce système étatisé d'éducation morale, connu sous le nom d'hypnopédie au septième siècle après F. Il raconte à son auditoire que les premiers essais avaient été mal orientés, donc infructueux. Les éducateurs avaient essayé de donner une formation intellectuelle à leurs élèves endormis, mais une activité de ce genre est incompatible avec le sommeil. L'hypnopédie ne réussit donc qu'à partir du moment où l'on s'en servit pour le dressage moral, en d'autres termes, pour le conditionnement des attitudes par la suggestion verbale dans un temps de résistance psychologique diminuée.
« Le conditionnement que des paroles n'accompagnent pas est grossier et tout d'une pièce, il est incapable de faire saisir les distinctions plus fines, d'inculquer les modes de conduite plus complexes exigés par l'Etat. Pour cela il faut des paroles, mais des paroles sans raison »... du genre qui ne nécessite aucune analyse pour être compris, mais peut être ingurgité en bloc par le cerveau endormi. C'est cela la véritable hypnopédie, « la plus grande force moralisatrice et socialisatrice de tous les temps. »
Dans le Meilleur des Mondes, aucun citoyen des basses castes ne causait jamais la moindre difficulté. Pourquoi? Parce que dès l'instant où il pouvait parler et comprendre ce qu'on lui disait, il était exposé à des suggestions indéfiniment répétées, nuit après nuit, aux heures d'assoupissement et de sommeil. Ces suggestions étaient « comme des gouttes de cire à cacheter liquide, des gouttes qui adhèrent, s'incrustent, s'incorporent à ce sur quoi elles tombent jusqu'à ce qu'enfin le roc ne soit plus qu'une seule masse écarlate. Jusqu'à ce qu'enfin l'esprit de l'enfant, ce soit ces choses suggérées et que la- somme de ces choses suggérées ce soit l'esprit de l'enfant. Et non pas seulement l'esprit de l'enfant, mais également l'esprit de l'adulte - pour toute sa vie. L'esprit qui juge et désire et décide - constitué par ces choses suggérées. Mais toutes ces choses suggérées, ce sont celles que nous suggérons, nous - que suggère l'Etat... »
A la date d'aujourd'hui, la suggestion hypnopédiqué n'a été administrée que je sache, par aucun Etat plus considérable que Tulare County et la nature de ses conseils aux malfaiteurs est irréprochable. Si seulement nous pouvions tous, et pas seulement les pensionnaires de Woodland Road Camp, être effectivement emplis d'amour et de compassion pour autrui pendant nos nuits!
Non, ce n'est pas le message transmis par le chuchotement inspirateur qui est critiquable, c'est le principe de l'enseignement pendant le sommeil par des organisations d'Etat. Ce procédé fait-il partie des instruments que des personnages officiels, chargés d'exercer l'autorité dans une société démocratique, doivent être autorisés à manier comme bon leur semble? Dans le cas qui nous occupe, ils ne font usage que de volontaires et dans les meilleures intentions, mais rien ne garantit qu'elles seront aussi louables dans d'autres circonstances, ni que l'endoctrinement sera réservé à des volontaires. Toute loi ou disposition sociale qui risque d'induire les dirigeants en tentation est mauvaise. Toute loi ou disposition qui leur évite la tentation d'abuser, pour leur profit ou celui de l'Etat, ou celui. de quelque organisation politique, économique, ecclésiastique, des pouvoirs qui leur ont été délégués, est bonne. L'hypnopédie, si elle est efficace, constituerait un instrument d'une redoutable puissance entre les mains de quiconque serait en mesure d'imposer des suggestions à un auditoire captif. Une société démocratique est celle qui se fonde sur la conviction que l'on abuse souvent du pouvoir et qu'il convient, par conséquent, de ne le confier aux fonctionnaires qu'en quantités limitées et pour des périodes de temps limitées. Dans une telle société, la loi devrait réglementer l'usage de l'hypnopédie par les représentants du gouvernement, supposé, bien sûr, qu'il s'agisse vraiment là d'un instrument de puissance. Est-ce le cas? Le procédé fonctionnera-t-il aussi bien que je l'avais imaginé dans mon anticipation? Examinons les faits d'expérience.
Dans le Psychological Bulletin de juillet 1955, Charles W. Simon et William H. Emmons ont analysé et critiqué les dix plus importantes études faites dans ce domaine. Toutes concernaient la mémoire. L'enseignement pendant le sommeil aide-t-il l'élève quand il s'agit d'apprendre mécaniquement? Dans quelle mesure un sujet se rappelle-t-il le lendemain au réveil, les connaissances qu'on lui a chuchotées à l'oreille pendant son sommeil? Simon et Emmons répondent comme suit : « Dix études sur l'enseignement pendant le sommeil ont été passées en revue. Beaucoup d'entre elles ont été citées sans discrimination par des entreprises commerciales ou dans des revues populaires et des articles de journaux comme autant de preuves en faveur d'une possibilité d'apprendre pendant que l'on dort. Une analyse critique a été faite de l'organisation des expériences en cause, des statistiques, de la méthodologie et des critères employés pour définir le sommeil. Toutes les études ont révélé des faiblesses dans un ou plusieurs de ces domaines. Elles n'établissent pas avec une netteté sans équivoque que des connaissances sont assimilées pendant que le sujet dort véritablement. Il semble pourtant qu'un genre d'acquisition se produise dans un état de veille particulier, tel que les sujets ne se rappellent plus par la suite s'ils étaient éveillés. Ce phénomène est susceptible d'avoir une grande importance pratique si l'on considère l'économie du temps d'études, mais il ne peut être interprété comme un enseignement pendant le sommeil... Le problème est en partie obscurci par une définition insuffisamment précise du sommeil. »
Cependant le fait demeure que dans l'armée américaine, au cours de la dernière guerre mondiale (et même pendant la première, à titre expérimental), des cours de code Morse et de langues étrangères donnés pendant la journée étaient complétés par des instructions durant le sommeil - avec des résultats satisfaisants, apparemment. Depuis la fin des hostilités, plusieurs entreprises commerciales aux U.S.A. et ailleurs ont vendu de grosses quantités de haut-parleurs pour oreiller, de phonographes avec système d'horlogerie et de magnétophones à des acteurs qui se hâtaient d'apprendre leurs rôles, à des politiciens et des prédicateurs qui voulaient donner l'illusion d'une éloquence naturelle, à des étudiants se préparant aux examens et enfin à ceux, innombrables, qui ne sont pas satisfaits d'eux-mêmes et voudraient que la suggestion, ou l'auto-suggestion les aidât à devenir autres. Il est facile à chacun d'enregistrer ses propres messages inspirateurs sur une bande magnétique et de les écouter, inlassablement répétés, le jour et pendant le sommeil. Ceux de l'extérieur peuvent être achetés sous forme de disques portant une variété extrêmement considérable de conseils salutaires. Il en existe sur le marché pour détendre et amener une relaxation profonde, pour favoriser la confiance en soi (très demandés par les représentants de commerce), pour augmenter le charme et rendre la personnalité plus attirante.
Parmi les plus en vogue, on range ceux qui permettent de réaliser l'harmonie sexuelle et ceux qui s'adressent aux personnes voulant perdre du poids (« Je suis indifférent(e) au chocolat, insensible à l'attrait des pommes de terre, totalement impassible devant les croissants »). Il y a des disques pour une meilleure santé et même pour gagner plus d'argent. Le plus remarquable, c'est que, selon les témoignages envoyés sans qu'on les en prie par les acheteurs reconnaissants, nombreux sont les hommes d'affaires qui gagnent effectivement plus d'argent après avoir écouté les suggestions hypnopédiques, les grosses dames qui perdent du poids, les couples à la veille de divorcer qui parviennent à l'harmonie sexuelle et vivent désormais heureux.
Dans ce contexte, un article de Theodore Barber, « Sommeil et hypnose », publié par The Journal of clinical and experimental hypnosis (octobre 1956), est des plus révélateurs. L'auteur souligne qu'il existe une différence importante entre le sommeil léger et le sommeil profond. Dans le second cas, l'électroencéphalographe n'enregistre aucune onde alpha, alors qu'elles apparaissent dans le premier et, vu sous cet aspect, on peut dire que le sommeil léger est plus proche des états de veille et d'hypnose (où elles sont présentes) que du sommeil profond. Un bruit violent éveillera une personne profondément endormie; un stimulus moins énergique fera réapparaître les ondes alpha sans provoquer le réveil et succéder le sommeil léger au sommeil profond,
Une personne profondément endormie n'est pas apte à recevoir des suggestions, mais si elle ne dort que légèrement, Mr. Barber a noté qu'elle y réagissait de la même manière qu'en état d'hypnose.
Beaucoup de ceux qui ont exploré dans les premiers le domaine de l'hypnotisme ont fait des expériences similaires. Dans son ouvrage classique History, Practice and Theoty of Hypnotism (11) publié en 1903, Milne Bramwell indique que « beaucoup de spécialistes faisant autorité assurent avoir transformé le sommeil naturel en hypnose. Selon Wetterstrand, il est souvent très facile de se mettre en rapport (12) avec des sujets endormis, surtout des enfants... Wetterstrand estime que cette méthode pour provoquer l'hypnose a une grande valeur pratique et assure qu'il l'a souvent utilisée avec succès ». Bramwell cite dans le même sens de nombreux autres hypnotiseurs expérimentés (entre autres d'éminents spécialistes comme Bernheim, Moll et Fore!). Aujourd'hui, un expérimentateur ne parlerait pas de « transformer le sommeil naturel en hypnose ». Tout ce qu'il se déclare prêt à affirmer, c'est que le sommeil léger (en opposition au sommeil profond sans ondes alpha) est ‘un état dans lequel beaucoup de sujets acceptent les suggestions aussi volontiers que dans celui d'hypnose. Par exemple, après qu'on leur a dit, alors qu'ils dorment légèrement, qu'ils vont s'éveiller dans un petit moment très altérés, beaucoup en effet reviennent à l'état de veille avec la bouche sèche et une soif ardente. L'écorce cérébrale est peut-être trop inactive pour penser juste, mais assez en alerte pour réagir aux suggestions et les transmettre au système nerveux autonome.
Comme nous l'avons déjà vu, le médecin et expérimentateur suédois très connu, Wetterstrand, réussissait particulièrement bien dans le traitement par hypnose des enfants endormis. De nos jours, ses méthodes sont suivies par nombre de pédiatres qui apprennent aux jeunes mères l'art de faire des suggestions salutaires à leurs enfants pendant les heures de sommeil léger. Ce genre d'hypnopédie permet de guérir l'incontinence d'urine et l'onychophagie, de préparer les petits malades à subir une intervention chirurgicale sans appréhension, à leur donner confiance et assurance lorsque, pour une raison ou une autre, les circonstances de leur vie sont devenues angoissantes. J'ai personnellement constaté les résultats remarquables obtenus par ce procédé chez des enfants et il est probable qu'il serait aussi efficace pour des adultes.
Pour un aspirant-dictateur la morale de toute cette histoire est évidente. Appliquée dans de bonnes conditions, l'hypnopédie est efficace -autant semble-t-il que l'hypnose. La plupart des choses que l'on. peut faire à une personne hypnotisée et avec elle, peuvent être faites à une personne qui dort légèrement et avec elle. Les suggestions verbales sont transmises par l'intermédiaire de la substance corticale somnolente au cerveau moyen, à la moelle allongée et au système nerveux autonome. Si ces instructions sont bien conçues et souvent répétées, les fonctions organiques du dormeur peuvent être améliorées ou inhibées, de nouveaux sentiments implantés et les anciens modifiés, des ordres post-hypnotiques donnés, des slogans, formules et mots-déclencheurs profondément gravés dans la mémoire. Les enfants sont de meilleurs sujets que les adultes et le dictateur ne manquera pas d'exploiter à fond cette particularité. Les bébés des garderies et des écoles maternelles recevront des suggestions hypnopédiques pendant leur sieste de l'après-midi; pour les plus grands - surtout ceux des membres du parti, destinés à former les cadres - il y aura des pensionnats où l'excellente instruction donnée dans la journée sera complétée la nuit. Dans le cas des adultes, les malades seront l'objet d'une attention particulière. Ainsi que Pavlov l'a démontré, il y a bien des années, des chiens volontaires et résistants deviennent parfaitement aptes à être suggestionnés après une opération ou pendant une maladie débilitante.
Notre dictateur veillera donc à ce que chaque salle d'hôpital soit munie des appareils de sonorisation voulus. La résection d'un appendice, un accouchement, une pneumonie ou une crise de foie pourront servir de prétexte à un cours intensif de loyalisme et de ferveur dirigée, ou à une remise en mémoire des principes de l'idéologie locale.
D'autres auditoires captifs peuvent se trouver dans les prisons, les camps de travail, les casernes, les navires en mer, les trains et les avions, la nuit, les lugubres salles d'attente des gares ferroviaires et routières. Même si les suggestions hypnopédiques faites dans ces conditions n'avaient qu'un rendement de dix pour cent, les résultats seraient encore impressionnants et, pour un dictateur, extrêmement précieux.
De la suggestibilité accrue associée au sommeil léger et à l'hypnose, passons à celle, normale, des sujets qui sont en état de veille, ou du moins qui le croient. (En fait, comme l'assurent les Bouddhistes, la plupart d'entre nous sont constamment à moitié endormis et traversent la vie en somnambules obéissant aux suggestions de quelqu'un d'autre.) L'illumination est l'éveil total. Le mot « Bouddha » peut se traduire par 1'Eveillé aussi bien que par l'Illuminé. Au point de vue génétique, chaque être humain est unique et différent de tous les autres par bien des aspects. L'éventail des variations individuelles en marge des normes statistiques est étonnamment ouvert et n'oublions pas que ces fameuses normes ne peuvent servir qu'aux calculs des actuaires, jamais dans la vie réelle où l'homme moyen n'existe pas. Il n'y a que des individus distincts, chacun avec ses caractères particuliers innés, physiques et mentaux, qui essaient tous (ou qui sont tous contraints) de comprimer leur diversité biologique dans le moule d'une culture uniforme.
La suggestibilité est l'un de ces traits qui varient considérablement d'un individu à l'autrè. Le milieu et ses facteurs jouent à coup sûr un rôle dans cette diversité, mais il est non moins certain qu'il existe des différences tenant à la constitution même des sujets. La résistance extrême est assez rare, heureusement, sans quoi la vie en société serait impossible. Les collectivités humaines peuvent fonctionner dans des conditions acceptables d'efficacité uniquement parce que la plupart des gens sont, à des degrés divers, assez sensibles à la suggestion. L'extrême suggestibilité est à peu près aussi rare que son contraire et aussi heureusement, car un choix libre et rationnel deviendrait virtuellement impossible pour la majorité des électeurs et les institutions démocratiques ne survivraient pas - elles ne prendraient même pas naissance.
Il y a quelques années, à l'hôpital du Massachusetts, une équipe de chercheurs fit une série d'expérience des plus révélatrices sur les effets analgésiques des placebos (il s'agit d'une substance quelconque que le malade croit efficace, mais qui est en réalité tout à fait neutre au point de vue pharmaceutique). Les sujets étaient 162 malades que l'on venait juste d'opérer et qui souffraient énormément. Chaque fois que l'un d'eux un remède pour soulager on lui faisait une piqûre soit de morphine, soit d'eau distillée; tous, à un moment ou un autre, reçurent des injections des deux.
Environ trente pour cent des patients n'éprouvèrent jamais aucun effet du placebo, mais par contre quatorze pour cent furent soulagés après toutes les piqûres d'eau distillée. Les cinquante-cinq pour cent restants éprouvèrent des résultats tantôt positifs tantôt négatifs selon les occasions.
En quoi ces groupes se distinguaient-ils les uns des autres? Des études approfondies et minutieuses révélèrent que ni l'âge ni le sexe ne jouait un rôle important. L'intelligence, évaluée d'après les tests classiques, non plus. C'est essentiellement par le tempérament, l'attitude qu'ils avaient vis-à-vis d'eux-mêmes et des autres que les deux groupes différaient. Les malades qui réagissaient étaient plus disposés à coopérer, moins critiques et soupçonneux que les autres. Ils ne donnaient pas de peine aux infirmières et trouvaient que les soins de l'hôpital étaient tout simplement « merveilleux ». Mais, bien mieux disposés à l'égard des autres, ils étaient généralement beaucoup plus inquiets de leur santé personnelle. Sous l'effet de la tension, cette anxiété tendait à se traduire par divers symptômes psychosomatiques, tels qu'indigestions, diarrhées et maux de tête. Malgré leur inquiétude ou à cause d'elle, la plupart de ceux qui réagissaient au placebo faisaient montre de moins de retenue dans les manifestations de leurs émotions et parlaient davantage. Ils étaient aussi beaucoup plus religieux, prenaient une part beaucoup plus active à la vie de leur église et se préoccupaient beaucoup plus. au niveau du subconscient, de leurs organes pelviens et abdominaux.
II est intéressant de comparer les chiffres de ces réactions aux placebos avec les estimations faites, dans leur domaine propre, par les spécialistes de l'hypnotisme. Ces derniers nous apprennent qu'un cinquième de la population peut être hypnotisé très facilement, un autre cinquième est tout à fait réfractaire, ou ne cède qu'une fois sa résistance psychologique diminuée par des drogues ou la fatigue; les trois autres cinquièmes sont un peu plus réfractaires que le premier groupe, mais considérablement moins que le second. Un fabricant de disques hypnopédiques m'a dit que vingt pour cent de ses clients environ sont extrêmement enthousiastes et signalent des résultats marquants obtenus, en très peu de temps, mais qu'à l'autre extrémité du spectre de la suggestibilité, une minorité de huit pour cent demandait régulièrement à être remboursée. Entre ces deux extrêmes se situent tous ceux qui n'ont pas de résultats rapides, mais sont assez réceptifs pour être influencés à la longue. S'ils écoutent avec persévérance les instructions hypnopédiques, ils finissent par obtenir ce qu'ils veulent -la confiance en soi ou l'harmonie sexuelle, une diminution de poids ou une augmentation de fortune.
Les idéaux de la démocratie et de la liberté se heurtent au fait brutal de la suggestibilité humaine. Un cinquième de tous les électeurs peut être hypnotisé presque en un clin d'oeil, un septième soulagé de ses souffrances par des piqûres d'eau, un quart suggestionné avec rapidité et dans l'enthousiasme par I'hypnopédie. A toutes ces minorités trop promptes à coopérer, on doit ajouter les majorités aux réactions moins rapides dont la suggestibilité plus modérée peut être exploitée par n'importe quel manipulateur connaissant son affaire, prêt à y consacrer le temps et les efforts nécessaires.
La liberté individuelle est-elle compatible avec un degré élevé de suggestibilité? Les institutions démocratiques peuvent-elles survivre à la subversion exercée du dedans par des spécialistes habiles dans la science et l'art d'exploiter la suggestibilité à la fois des individus et des foules? Jusqu'à quel point une vulnérabilité excessive à ces sollicitations, mettant en danger la personnalité et la société démocratique, peut-elle être corrigée par l'éducation? Dans quelle mesure l'exploitation de cette faiblesse par des politiciens, au pouvoir ou non, des hommes d'affaires et des ecclésiastiques peut-elle être contrôlée par la loi? Explicitement ou implicitement, les deux premières questions ont été étudiées au cours des chapitres précédents. Dans ceux qui suivent, je vais aborder les problèmes de la prévention et de la guérison.
 
 
 
 
XI
 
 

ÊTRE INSTRUIT POUR ÊTRE LIBRE
 
 
Pour instruire en vue de rendre libre, il faut commencer par énoncer des faits et des jugements de valeur, puis mettre au point les méthodes appropriées qui permettront de réaliser les valeurs et de combattre ceux qui, pour quelque raison que ce soit, veulent ignorer les faits ou nier les valeurs.
Dans un des précédents chapitres, j'ai parlé de la morale sociale qui justifie les maux résultant des excès d'organisation et de population, allant jusqu'à les faire passer pour un bien. Un tel système de valeurs est-il compatible avec ce que nous savons du corps et du tempérament humain? Il part du postulat que seule l'éducation joue un rôle important dans la détermination du comportement des hommes et que la nature -c'est-à-dire l'équipement psychophysique avec lequel naît chaque individu - est un facteur négligeable. Mais est-ce vrai? Est-ce vrai que les humains ne sont que les produits de leur milieu social? Et si ce n'est pas vrai, quelle justification peut-on trouver à une doctrine qui affirme que l'individu est moins important que le groupe dont il fait partie?
Toutes les données disponibles invitent à conclure que dans la vie des individus et des sociétés, l'hérédité n'a pas moins d'importance que la culture. Chaque être est biologiquement unique et différent de tous les autres. Par conséquent la liberté est un grand bien, la tolérance une grande vertu et l'embrigadement un grand malheur. Pour des raisons pratiques et théoriques, les dictateurs, les organisateurs et certains savants sont fort désireux de réduire l'exaspérante diversité de la nature humaine à un genre d'uniformité plus maniable. Dans le premier élan de sa ferveur behavioriste, J.B. Watson déclarait sans ambages qu'il ne pouvait trouver « aucune indication en faveur de l'existence des comportements héréditaires, ni des aptitudes particulières (artistiques, musicales, etc.) qui sont supposés tenir de famille ». Aujourd'hui encore, nous voyons un psychologue distingué, le professeur B.F. Skinner, de Harvard, assurer que « plus l'explication scientifique s'étend et s'approfondit, plus la contribution dont peut se targuer l'individu lui-même semble tendre vers zéro. La puissance créatrice si vantée de l'homme, ses réussites dans les arts, les sciences et la morale, sa capacité de choix et le droit de le tenir pour responsable des conséquences de ce choix - rien de tout cela n'est bien apparent dans le nouvel autoportrait scientifique ». En un mot, les pièces de  Shakespeare ne sont l'oeuvre ni de Shakespeare, ni même de Bacon ou du comte d'Oxford, elles ont été écrites par l'Angleterre élisabéthaine.
Il y a plus de soixante ans, William James écrivait un essai sur Les grands hommes et leur milieu, dans lequel il entreprenait de défendre l'individu exceptionnel contre les assauts de Herbert Spencer. Celui-ci avait proclamé que « la Science »(cette personnification merveilleusement commode des opinions, à une date donnée, du professeur X, Y ou Z) avait complètement aboli le Grand Homme. Selon lui, ce dernier « doit être classé, avec tous les autres phénomènes dans la société qui lui a donné naissance, comme un produit de ses antécédents ». Il peut être (ou sembler être) « l'initiateur immédiat des changements... Mais si on veut leur trouver une explication un tant soit peu réelle, il faut la chercher dans cet agrégat de circonstances et de conditions dont ils ont surgi, lui et eux ». C'est là une de ces remarques profondes parfaitement vides auxquelles on ne peut attribuer aucun sens pratique. Ce que notre philosophe veut dire, c'est qu'il nous faut tout savoir avant de comprendre quoi que ce soit à fond. Bien sûr. Seulement, dans la réalité, nous ne saurons jamais tout, donc il faut nous contenter d'une compréhension imparfaite et de causes prochaines - y compris l'influence des grands hommes. « S'il est une chose humainement certaine », écrit William James, « c'est que la société du grand homme ne le fait pas avant qu'il puisse la refaire. Des forces physiologiques, avec lesquelles les conditions sociales, politiques, géographiques et dans une large mesure anthropologiques ont exactement autant de rapport, ni plus, ni moins, que le cratère du Vésuve avec le vacillement du gaz qui m'éclaire en ce moment, voilà ce qui le fait. Mr. Spencer soutiendrait-il que les pressions sociologiques ont convergé avec tant de force sur Stratford-on-Avon vers le 26 avril 1564, qu'il fallait nécessairement qu'un W. Shakespeare y naquît, avec toutes ses particularités mentales?... Veut-il dire que si le susdit W. Shakespeare était mort du choléra infantile, une autre mère de Stratford-on-Avon aurait dû en engendrer une copie conforme pour rétablir l'équilibre sociologique? »
Le professeur Skinner est un psychologue expérimenté et son traité sur « la Science et le comportement humain », solidement appuyé sur les faits. Mais malheureusement, ceux-ci sont pris dans un domaine si limité que lorsque enfin l'auteur se risque à une généralisation, ses conclusions sont aussi sommaires et aussi loin de la réalité que celles du théoricien victorien. Il ne pouvait en être autrement, car l'indifférence du professeur Skinner envers ce que James appelle des « forces physiologiques » est presque aussi complète que celle de Herbert Spencer. Il expédie en moins d'une page les facteurs génétiques déterminant le comportement humain. Il n'y a pas la moindre allusion dans son livre aux découvertes de la médecine « constitutionnelle » ni à cette psychologie « constitutionnelle » qui seule, pour autant que j'en puisse juger, permettrait d'écrire la biographie complète et réaliste d'un individu par rapport aux faits significatifs de son existence - son corps, son tempérament, ses dons intellectuels, son milieu immédiat à chaque instant, ses temps, lieu et culture. Une science du comportement humain est comme celle du mouvement dans l'abstrait, nécessaire, mais, par elle-même, totalement insuffisante pour restituer les faits. Considérons une libellule, une fusée et une vague qui déferle. Toutes trois illustrent les mêmes lois fondamentales du mouvement, mais elles le font de manières très diverses et les différences sont au moins aussi importantes que les ressemblances. A elle seule, une étude du mouvement ne peut nous donner à peu près aucune indication sur le genre d'objet qui, dans n'importe quel cas donné, se déplace. De même, une étude du comportement ne peut, par elle-même, presque rien nous apprendre sur le composé individuel corps-esprit, qui, dans quelque circonstance particulière que ce soit, fait montre de l'attitude analysée. Mais la connaissance de ces composés corpsesprit est d'une importance primordiale pour nous qui en sommes. De plus, nous savons, par l'observation et l'expérience, que les différences entre eux sont considérables et que certains exercent une influence profonde sur leur milieu social. Sur ce dernier point, Mr. Bertrand Russeit est en parfait accord avec William James - et avec pratiquement tout le monde, ajouterai-je sauf les tenants du scientisme spencérien ou behavioriste. Selon Russe!!, les causes des changements historiques sont de trois ordres évolution économique, théorie politique et personnalités puissantes. « Je ne crois pas », écrit-il, « qu'aucune de celles-ci puisse être mise de côté, ou complètement élucidée en la définissant comme l'effet de causes d'une autre nature. »Ainsi donc, si Bismarck et Lénine étaient morts en bas âge, notre monde serait très différent de ce qu'il est aujourd'hui, en partie grâce à ces deux hommes. « L'histoire n'est pas encore une science et ne peut passer pour telle qu'au moyen de falsifications et d'omissions. »Dans la vie réelle, celle que l'on vit jour après jour, on ne peut jamais se débarrasser de l'individuel en l'élucidant. Ce n'est qu'en théorie que son apport semble tendre vers zéro; en pratique, il est d'une importance primordiale. Quand un travail est accompli dans le monde, à qui sont donc les mains qui le réalisent, les yeux et les oreilles qui le perçoivent, le cerveau qui le pense? Qui a les sentiments qui font agir, la volonté qui surmonte les obstacles? Sûrement pas le milieu social, car un groupe n'est pas un organisme, mais une organisation aveugle et inconsciente. Tout ce qui est fait dans une société, l'est par des individus. Ils sont, bien sûr, profondément influencés par la culture locale, les tabous et les lois morales, les informations, vraies et fausses, héritées du passé et conservées dans un ensemble de traditions orales ou de littérature écrite, mais ce que chacun d'eux tire de la société (ou, pour être plus exact, ce qu'il tire des autres individus associés en groupes et des archives symboliques compilées par les vivants ou les morts) sera utilisé par lui à sa manière propre et unique avec ses sens, sa constitution biochimique, son physique, son tempérament et non pas avec ceux des autres. Aucune explication scientifique, si complète et appronfondie soit-elle, ne peut faire disparaître ces faits évidents. Et n'oublions pas que le portrait scientifique brossé par le professeur Skinner de l'homme en tant que produit du milieu social n'est pas le seul. Il en est d'autres et plus réalistes, par exemple celui du professeur Roger William. Ce qu'il peint, ce n'est pas le comportement dans l'abstrait, mais des unités corps-esprit en train d'agir - des unités qui sont les produits àla fois du milieu auquel ils participent avec d'autres et de leur hérédité propre. Dans The Human Frontier et Free but unequal (13), il s'est étendu avec un luxe de preuves détaillées et circonstanciées, sur ces différences innées entre individus dont le professeur Watson ne relevait aucun indice et dont l'importance, pour le professeur Skinner, tendait vers zéro. Parmi les animaux, la variabilité biologique au sein d'une espèce donnée devient de plus en plus marquée à mesure que nous montons les degrés de l'évolution. Elle atteint son point maximum chez l'homme, c'est là un fait patent, aisé à observer. Mais ce que j'ai appelé sa Volonté à Ordre, le désir d'imposer une uniformité compréhensible à la diversité déroutante des choses et des événements, a conduit beaucoup de gens à le négliger. Ils ont minimisé le caractère unique de la composition biologique et concentré toute leur attention sur les facteurs du milieu, plus simples et, dans l'état actuel des connaissances, plus compréhensibles. « Il est résulté de ces pensées et de ces investigations centrées sur le milieu », écrit le professeur William, « que la doctrine de l'uniformité essentielle des petits de l'homme a été largement répandue et qu'elle est soutenue par un très grand nombre de psychologues, de sociologues, d'anthropologues, d'historiens, d'économistes, d'éducateurs, de légistes et d'hommes politiques. Elle a été incorporée dans le mode de pensée dominant de nombreux personnages qui ont contribué à donner forme aux décisions concernant l'éducation, le gouvernement et elle est souvent acceptée sans question par ceux qui font peu usage de leur sens critique.
Il y a des chances pour qu'un système moral fondé sur une appréciation assez réaliste des données de l'expérience fasse plus de bien que de mal, mais beaucoup d'entre eux ont pour base une conception de la nature des choses qui est catastrophiquement éloignée de la réalité et ceux-là font plus de mal que de bien. C'est ainsi que, il n'y a pas longtemps encore, on croyait très généralement que le mauvais temps, les maladies du bétail et l'impuissance sexuelle pouvaient être et, dans bien des cas, étaient effectivement l'oeuvre de magiciens malveillants. Attraper et tuer ces êtres dangereux était donc un devoir - devoir divinement tracé d'ailleurs dans le second livre de Moïse : « Tu ne souffriras pas que vive un magicien. » Les codes de morale et de lois fondés sur cette conception erronée ont été la cause (durant les siècles où les hommes au pouvoir les ont pris le plus au sérieux) de maux effrayants. Les orgies d'espionnage, de lynchage et d'assassinat légal que ces idées fausses sur la magie ont rendues logiques et obligatoire, n'ont pas été égalées jusqu'à ce que, de nos jours, les morales communiste et nazie, fondées sur des vues aberrantes, l'une dans le domaine économique, l'autre dans le domaine racial, aient ordonné et justifié des atrocités sur une échelle plus grande encore. Des conséquences, à peine moins fâcheuses, risquent bien de suivre l'adoption généralisée d'une morale sociale qui repose sur l'idée fausse que notre espèce est essentiellement sociable, que les enfants des hommes naissent semblables les uns aux autres et que les individus sont le produit du milieu collectif. Si ce point de vue était exact, si les humains étaient vraiment les membres d'une espèce faite pour la vie de société, si leurs différences individuelles étaient minimes et faciles à effacer complètement par un conditionnement approprié, alors, de toute évidence, il n'y aurait pas besoin de liberté et l'Etat aurait raison de persécuter les hérétiques qui la réclameraient.
Pour le termite, le service de la termitière représente l'indépendance parfaite. Mais il se trouve que les humains ne sont que modérément grégaires; leurs sociétés ne sont pas des organismes comme la ruche ou la fourmilière mais des organisations, en d'autres termes des machines ad hoc pour vie collective. De plus, les différences entre individus sont si grandes que, malgré le rabotage intellectuel le plus radical, un endomorphe extrême (pour reprendre la terminologie de W. H. Sheldon) conservera ses caractères viscérotoniques sociables, un mésomorphe extrême demeurera activement somatotonique envers et contre tout, un ectomorphe sera toujours cérébrotonique, introverti et hypersensible. Dans le Meilleur des Mondes de ma fable, un comportement socialement acceptable était assuré par le double processus de la manipulation génétique et du conditionnement post-natal. Les bébés étaient cultivés en bouteille et un degré très élevé d'uniformité dans la production était garanti par l'emploi d'oeufs provenant d'un nombre limité de mères, lesquels oeufs subissaient un traitement qui les faisait se diviser et se rediviser presque à l'infini, en produisant chaque fois de vrais jumeaux par fournées d'une centaine ou plus. De cette manière, il était possible de fabriquer des servants standardisés pour les machines standardisées. Et l'uniformisation des êtres était encore parachevée après la naissance par le conditionnement infantile, l'hypnopédie et l'euphorie chimique destinée à remplacer la satisfaction de se sentir libre et créateur. Dans le monde où nous vivons, ainsi qu'il a été indiqué dans des chapitres précédents, d'immenses forces impersonnelles tendent vers l'établissement d'un pouvoir centralisé et d'une société enrégimentée. La standardisation génétique est encore impossible, mais les Gros Gouvernements et les Grosses Affaires possèdent déjà, ou posséderont bientôt, tous les procédés pour la manipulation des esprits décrits dans Le Meilleur des Mondes, avec bien d'autres que mon manque d'imagination m'a empêché d'inventer. N'ayant pas la possibilité d'imposer l'uniformité génétique aux embryons, les dirigeants du monde trop peuplé et trop organisé de demain essaieront d'imposer une uniformité sociale et intellectuelle aux adultes et à leurs enfants. Pour y parvenir, ils feront usage (à moins qu'on les en empêche) de tous les procédés de manipulation mentale à leur disposition, et n'hésiteront pas à renforcer ces méthodes de persuation non rationnelle par la contrainte économique et des menaces de violence physique. Si nous voulons éviter ce genre de tyrannie, il faut que nous commencions sans délai notre éducation et celle de nos enfants pour nous rendre aptes à être libres et à nous gouverner nous-mêmes.
Cette formation devrait être, ainsi que je l'ai déjà indiqué, avant tout centrée sur les faits et les valeurs - les faits qui sont la diversité individuelle et l'unicité biologique, les valeurs de liberté, de tolérance et de charité mutuelle qui sont les corollaires moraux de ces faits. Mais malheureusement des connaissances exactes et des principes justes ne suffisent pas. Une vérité sans éclat peut être éclipsée par un mensonge passionnant. Un appel habile à la passion est souvent plus fort que la meilleure des résolutions. Les effets d'une propagande mensongère et pernicieuse ne peuvent être neutralisés que par une solide préparation à l'art d'analyser ses méthodes et de percer à jour ses sophismes. Le langage a permis à l'homme de progresser de l'animalité à la civilisation, mais il lui a aussi inspiré cette folie persévérante et cette méchanceté systématique, véritablement diabolique, qui ne caractérisent pas moins le comportement humain que les vertus de prévoyance systématique et de bienveillance persévérante, elles aussi filles de la parole. Elle permet à ceux qui en font usage de prêter attention aux choses, aux personnes et aux événements, même quand les premières sont absentes et que les derniers ne sont pas en train de se passer. Elle donne de la netteté, de la précision à nos souvenirs et, traduisant les expériences en symboles, elle convertit la fugacité immédiate du désir ou de l'horreur, de l'amour ou de la haine, en principes durables réglant les sentiments et la conduite. Par quelque procédé dont nous n'avons nulle conscience, le système réticulaire du cerveau choisit, parmi une foule innombrable de stimuli, les quelques rares expériences qui ont une importance pratique pour nous. De ces éléments inconsciemment triés, nous prélevons et abstrayons plus ou moins consciemment un nombre plus petit encore que nous étiquetons avec des mots de notre vocabulaire, puis classons dans un système à la fois métaphysique, scientifique et moral composé d'autres mots à un plus haut degré d'abstraction. Dans le cas où toute cette sélection a été guidée par un code qui ne représente pas une conception trop fausse de la nature des choses, où les étiquettes verbales ont été choisies avec intelligence et leur caractère symbolique clairement compris, notre comportement tend à être réaliste et convenable. Mais sous l'influence de mots mal choisis, appliqués - en méconnaissant complètement le fait qu'il s'agit de simples figures - à des expériences qui ont été sélectionnées et abstraites suivant un ensemble d'idées fausses, nous sommes enclins à nous conduire avec une férocité infernale et une stupidité organisée dont les animaux, précisément parce qu'ils ne parlent pas, sont heureusement incapables.
Dans leur propagande antirationnelle, les ennemis de la liberté pervertissent systématiquement les ressources du langage pour amener, par la persuasion insidieuse ou l'abrutissement, leurs victimes à penser, à sentir et à agir comme ils le veulent eux, les manipulateurs.
Apprendre la liberté (et l'amour et l'intelligence qui en sont à la fois les conditions et les résultats) c'est, entre autres choses, apprendre à se servir du langage. Au cours des deux ou trois dernières générations, les philosophes ont consacré beaucoup de temps et de réflexion à l'étude des symboles et au sens du sens. Comment les mots et les phrases que nous prononçons se rattachent-ils aux choses, aux personnes et aux événements avec lesquels nous sommes en contact dans notre existence journalière? Examiner ce problème nous prendrait trop longtemps et nous entraînerait trop loin. Qu'il suffise de dire que tous les matériaux intellectuels nécessaires pour s'instruire à fond dans le maniement du langage - à tous les niveaux depuis le jardin d'enfants jusqu'aux cours post-scolaires - sont actuellement à notre disposition. On pourrait commencer sans délai à inculquer l'art de distinguer entre les usages correct et abusif des symboles. Bien plus, on aurait pu le faire depuis trente ou quarante ans. Et pourtant, nulle part on n'enseigne aux enfants une méthode systématique pour faire le départ entre le vrai et le faux, une affirmation sensée et une autre qui ne l'est pas. Pourquoi? Parce que leurs aînés, même dans les pays démocratiques, ne veulent pas qu'ils reçoivent ce genre d'instruction. Dans ce contexte, la brève et triste histoire de l'Institute for Propaganda Analysis est terriblement révélatrice. Il avait été fondé en 1937, alors que la propagande nazie faisait le plus de bruit et de ravages, par Mr. Filene, philanthrope de la Nouvelle-Angleterre. Sous ses auspices, on pratiqua la dissection des méthodes de propagande non rationnelle et l'on prépara plusieurs textes pour l'instruction des lycéens et des étudiants. Puis vint la guerre, une guerre totale, sur tous les fronts, celui des idées au moins autant que celui des corps. Alors que tous les gouvernements alliés se lançaient dans « la guerre psychologique », cette insistance sur la nécessité de disséquer la propagande sembla quelque peu dépourvue de tact. L'Institut fut fermé en 1941. Mais même avant l'ouverture des hostilités, nombreux étaient ceux à qui ce genre d'activité paraissait extrêmement critiquable. Certains éducateurs, par exemple, n'admettaient pas que l'on enseignât à démonter les rouages de la propagande, sous prétexte que cela rendrait les adolescents exagérément cyniques. Les autorités militaires ne voyaient pas non plus l'entreprise d'un bon oeil, car elles craignaient que les recrues se missent à éplucher les propos des sergents-instructeurs. Et puis il y avait les ecclésiastiques et les spécialistes de la publicité. Les premiers étaient hostiles par crainte de voir saper la foi et diminuer l'assistance aux offices, les seconds par crainte de voir saper la fidélité à la marque et diminuer les ventes.
Ces craintes et ces répugnances n'étaient pas sans fondement. L'examen trop critique par trop de citoyens moyens de ce que disent leurs pasteurs et maîtres pourrait s'avérer profondément subversif. Dans sa forme actuelle, l'ordre social dépend, pour continuer d'exister, de l'acceptation, sans trop de questions embarrassantes, de la propagande mise en circulation par les autorités et de celle qui est consacrée par les traditions locales. La difficulté, une fois de plus, est de trouver le juste milieu. Il faut que les individus soient suffisamment ouverts à la suggestion pour vouloir et pouvoir assurer le fonctionnement de leur société, mais pas trop, pour éviter de tomber sans défense sous l'emprise de manipulateurs professionnels. De même, il conviendrait de les mettre au courant des méthodes de la propagande, assez pour qu'ils ne croient pas sans examen des sornettes pures et simples, mais pas trop, pour qu'ils ne rejettent pas en bloc les effusions pas toujours très rationnelles des gardiens bien intentionnée de la tradition. Sans doute le juste milieu entre la jobardise et le scepticisme intégral ne sera-t-il jamais trouvé et gardé par la seule analyse. Cette méthode assez négative pour aborder le problème devra être complétée par quelque chose de plus positif - l'énoncé d'un ensemble de valeurs généralement acceptables, fondé sur une solide base de faits contrôlés. La première de toutes sera la liberté individuelle, reposant sur le fait reconnu de la diversité humaine et de l'unicité génétique; puis la charité et la compassion reposant sur l'an tique réalité de la famille redécouverte récemment par la psychiatrie moderne : le fait que l'amour est aussi nécessaire aux humains que la nourriture et l'abri, quelle que soit leur diversité mentale et physique; enfin, l'intelligence, sans laquelle l'amour est impuissant et la liberté inaccessible. Cet ensemble de valeurs nous fournira un critère pour juger la propagande. Celle qui sera reconnue à la fois absurde et immorale pourra être rejetée aussitôt. Celle qui sera simplement irrationnelle, mais compatible avec l'amour et la liberté, sans s'opposer par principe à l'exercice de l'intelligence, pourra être acceptée, à titre provisoire, pour ce qu'elle vaut.
 
 
XII
 
 
QUE FAIRE?
 
 
Nous pouvons être instruits en vue de la liberté - beaucoup mieux que nous le sommes actuellement. Mais celle-ci, ainsi que j'ai essayé de le montrer est menacée de bien des côtés par des dangers divers - démographiques, sociaux, politiques, psychologiques. Notre maladie a une multitude de causes concurrentes et ne pourra être guérie que par une multitude de remèdes concurrents. Pour tenter de résoudre un problème humain complexe, quel qu'il soit, nous devons faire entrer en ligne de compte tous les facteurs significatifs, non pas un seul et unique. Rien de ce qui n'est pas tout n'est vraiment assez. La liberté est menacée et l'éducation qui nous permettra de la sauvegarder représente une nécessité urgente, mais elle n'est pas seule dans ce cas - par exemple, une organisation sociale, une limitation des naissances, une législation, conçues en vue de la liberté sont aussi indispensables. Commençons par le dernier point.
Depuis la Grande Charte et même avant, les légistes anglo-saxons s'étaient préoccupés de protéger la liberté individuelle. Une personne maintenue en prison pour des motifs d'une légalité douteuse a le droit, aux termes de la Common Law (14) précisés par l'ordonnance de 1679, de faire appel à l'une des hautes instances juridiques pour obtenir un mandat d'habeas corpus. Ce document est envoyé par un juge de la cour au chef de la police ou au directeur de la prison et lui enjoint de faire paraître devant le tribunal, dans des délais spécifiés, la personne qu'il maintient en état de détention, pour que l'on examine son cas - de produire, on le notera bien, non pas une plainte signée du détenu, ni ses représentants légaux, mais son corps, la chair trop charnelle que l'on a obligée à coucher sur des planches, à respirer l'air fétide et à manger la nourriture infecte de la prison. Ce souci d'une condition diale de la liberté - l'absence de contrainte physique - est indiscutablement nécessaire, mais ne suffit pas. Il est parfaitement possible qu'un homme soit hors de prison sans être libre, à l'abri de toute contrainte matérielle et pourtant captif psychologiquement, obligé de penser, de sentir et d'agir comme le veulent les représentants de l'Etat ou de quelque intérêt privé à l'intérieur de la nation.
L'habeas mentem n'existera jamais, car aucun geôlier ne pourra produire devant un tribunal un esprit illégalement emprisonné, et aucun être dont l'esprit a été asservi par les méthodes esquissées dans les chapitres précédents ne serait en mesure de se plaindre de sa captivité. La nature de la contrainte psychologique est telle que ses victimes ont l'impression d'agir sur leur propre initiative, elles ne savent pas qu'elles sont des victimes, les murs de la prison leur sont invisibles et elles se croient libres. Leur servitude est strictement objective et n'apparaît qu'aux yeux d'autrui.
Non, je le répète, il ne pourra jamais y avoir d'habeas mentem, mais il peut y avoir une législation préventive - une mise hors la loi de la traite des esclaves psychologiques, un statut pour la protection des esprits contre les pourvoyeurs sans scrupules de propagande empoisonnée, sur le modèle de celui qui protège le corps contre les pourvoyeurs sans scrupules d'aliments frelatés et de drogues pernicieuses. Par exemple, il pourrait, et selon moi il devrait y avoir des lois qui limitent le droit que s'arrogent les autorités, civiles ou militaires, de soumettre à l'hypnopédie des auditoires captifs sous leur commandement ou leur garde - d'autres qui défendent l'emploi de la projection subliminale dans les lieux publics ou sur les écrans de télévision - d'autres enfin qui empêchent les candidats politiques non seulement de dépenser plus d'une certaine somme à leurs campagnes électorales, mais aussi d'utiliser cette sorte de propagande antirationnelle qui fait de tout le processus démocratique une farce a mère.
Une telle législation préventive pourrait faire quelque bien, mais pas pendant très longtemps si les puissantes forces impersonnelles qui menacent aujourd'hui la liberté continuent à acquérir de la vitesse. Les meilleurs des constitutions et des codes ne pourront rien contre la pression sans cesse croissante de la surpopulation et d'un excès d'organisation imposé par le nombre toujours plus grand des humains et les progrès de la technique. Les constitutions ne seront pas abrogées, les bonnes lois resteront en place dans le code, mais les formes libérales serviront simplement à masquer et à enjoliver un fond situé aux antipodes du libéralisme. Si l'on ne jugule pas l'excès de population et d'organisation, nous pouvons nous attendre à constater, dans les pays démocratiques, un renversement du processus qui a transformé l'Angleterre en démocratie tout en lui gardant les formes extérieures de la monarchie. Sous l'impitoyable poussée d'une surpopulation qui s'accélère, d'une organisation dont les excès vont s'aggravant et par le moyen de méthodes toujours ‘plus efficaces de manipulation mentale, les démocraties changeront de nature. Les vieilles formes pittoresques - élections, parlements, hautes cours de justice - demeureront, mais la substance sous-jacente sera une nouvelle forme de totalitarisme non violent. Toutes les appellations traditionnelles, tous les slogans consacrés resteront exactement ce qu'ils étaient au bon vieux temps, la démocratie et la liberté seront les thèmes de toutes les émissions radiodiffusées et de tous les éditoriaux - mais une démocratie, une liberté au sens strictement pickwickien du terme. Entre-temps, l'oligarchie au pouvoir et son élite hautement qualifiée de soldats, de policiers, de fabricants de pensée, de manipulateurs mentaux mènera tout et tout le monde comme bon lui semblera.
Comment pouvons-nous dominer les forces qui menacent nos libertés si durement acquises? Si l'on se contente de parler et en termes généraux, rien n'est plus facile que de répondre à cette question. Considérons le problème de la surpopulation. Le flot mouvant des masses humaines menace de submerger rapidement les ressources existantes. Que faire? De toute évidence, diminuer le plus vite possible la natalité jusqu'à, un point où elle n'excède pas la mortalité. En même temps, il nous faut augmenter le plus vite possible la production de denrées alimentaires, instituer et mettre à exécution un plan mondial pour la conservation des sols et des forêts, créer pour nos combustibles actuels des produits de remplacement, si possible moins dangereux et moins vite épuisés que l'uranium et, tout en ménageant nos ressources en minéraux aisément accessibles, bien diminuées, mettre au point des méthodes nouvelles et pas trop coûteuses afin d'extraire ces substances de minerais de plus en plus pauvres -le plus pauvre de tous étant l'eau de mer. Mais il est à peine besoin d'indiquer que tout cela est plus facile à écrire qu'à faire. Il faut réduire l'excédent annuel des naissances. Mais comment? Nous avons le choix entre la famine, les épidémies et la guerre d'une part, le malthusianisme d'autre part. La plupart d'entre nous choisiront cette dernière solution - et aussitôt nous nous trouvons devant un problème qui est un puzzle à la fois physiologique, médical, sociologique, psychologique et même théologique. La « Pilule (15) » n'a pas encore été inventée, mais si elle l'est, comment pourra-t-on la distribuer aux centaines de millions de femmes susceptibles d'être mères (ou si c'est une préparation qui agit sur les mâles, aux pères en puissance) qui devront l'absorber si l'on veut diminuer la natalité de l'espèce? Et,étant donné les coutumes sociales existantes, les forces d'inertie intellectuelle et psychologique, comment faire changer d'avis ceux qui devraient la prendre mais ne le veulent pas? Et comment surmonter les objections de l'Eglise catholique romaine à toute forme de limitation des naissances, sauf la méthode Ogino, qui, soit dit en passant, s'est avérée jusqu'à présent à peu près complètement inefficace dans ces sociétés à l'économie sous-développée où la réduction des naissances serait le plus nécessaire? Ces mêmes questions, il faut les poser, avec aussi peu de chance d'obtenir les réponses satisfaisantes, au sujet des méthodes anticonceptionnelles, chimiques ou mécaniques déjà en usage.
Si nous passons des problèmes de la limitation des naissances à ceux de l'augmentation des quantités de denrées alimentaires disponibles et de la conservation des ressources naturelles, nous nous trouvons en face de difficultés qui sans être aussi considérables, sont encore énormes. D'abord, le problème de l'éducation. Combien de temps faudra-t-il pour enseigner aux innombrables paysans et fermiers actuellement responsables de la majeure partie de la production mondiale à améliorer leurs méthodes? Si l'on y parvient, où trouveront-ils les capitaux nécessaires à l'achat des machines, des carburants, des lubrifiants, du courant électrique, des engrais et des espèces sélectionnées de plantes vivrières et d'animaux domestiques sans lesquels la formation agricole la plus poussée est inutile? De même, qui va inculquer à la race humaine les principes et les procédés pratiques de la conservation? Comment empêchera-t-on les citoyens-paysans affamés d'un pays dont la population et les besoins en denrées alimentaires croissent rapidement d'user le sol? Et si l'on y parvient, qui paiera leur entretien pendant que la terre épuisée et blessée sera progressivement rendue, si faire se peut, à la santé et à la fertilité? Considérons aussi les sociétés sous-développées qui essaient actuellement de s'industrialiser. Si elles réussissent, qui les empêchera, dans leurs efforts désespérés pour rattraper le niveau des autres et s'y maintenir, de gaspiller les ressources irremplaçables de la planète, aussi stupidement et en pure perte que leurs devanciers dans la course l'ont fait et le font encore? Et quand le jour du règlement arrivera, où trouvera-t-on, dans les pays pauvres, les techniciens et les capitaux gigantesques qui seront nécessaires afin d'extraire les métaux indispensables de minerais dont la concentration est trop faible, dans les circonstances actuelles, pour que ce travail soit faisable au point de vue technique, ou justifiable au point de vue économique? lise peut que, avec le temps, on trouve une solution pratique à tous ces problèmes, mais quand? ‘Dans une course, quelle qu'elle soit, entre le chiffre des masses humaines et les ressources naturelles, le temps travaille contre nous. A la fin de ce siècle, il y aura, si nous faisons de grands efforts, environ deux fois plus de produits alimentaires qu'aujourd'hui, mais il y aura aussi environ deux fois plus d'êtres humains, et plusieurs milliards d'entre eux vivront dans des pays partiellement industrialisés où ils consommeront dix fois plus de puissance, d'eau, de bois et de minéraux irremplaçables qu'ils le font aujourd'hui. En un mot, la situation alimentaire sera aussi mauvaise qu'en ce moment et celle des matières premières considérablement aggravée.
Trouver une solution au problème de l'organisation excessive est à peine moins difficile. Là encore, si l'on se contente de mots et de mots peu précis, la réponse est d'une parfaite simplicité. Ainsi, c'est un axiome en politique de dire que la puissance suit la fortune. Mais c'est un fait historique aujourd'hui que les moyens de production sont rapidement centralisés et monopolisés par les Grosses Affaires et les Gros Gouvernements. Par conséquent, si vous avez foi en la démocratie, prenez des mesures pour distribuer les biens aussi largement que possible.
Ou encore, considérons le droit de vote. En principe, c'est un grand privilège. En fait, l'histoire récente l'a maintes fois prouvé, ce n'est pas une garantie de liberté. Par conséquent, si vous souhaitez éviter la dictature par référendum, brisez les collectivités simplement fonctionnelles de la société moderne en groupes autonomes collaborant de leur plein gré, et capables de remplir leurs tâches en dehors du système bureaucratique des Grosses Affaires et des Gros Gouvernements.
Les excès de population et d'organisation ont produit la métropole moderne, dans laquelle une vie humaine, enrichie de rapports personnels multiples et divers est devenue pratiquement impossible. Par conséquent, si vous souhaitez éviter l'appauvrissement spirituel des individus et de sociétés entières, quittez les grands centres et faites revivre les petites agglomérations rurales, ou encore humanisez la ville en créant à l'intérieur du réseau de son organisation mécanique, les équivalents urbains des petis centres ruraux où les individus peuvent se rencontrer et coopérer en qualité de personnalités complètes, et non pas comme de simples incarnations de fonctions spécialisées.
Tout cela crève les yeux aujourd'hui et les crevait déjà il y a cinquante ans. De Hilaire Belloc à Mr. Mortimer Adier, des premiers apôtres des associations coopératives de crédit aux réformateurs agraires de l'Italie et du Japon moderne, les hommes de bonne volonté ont, depuis des générations, prôné la décentralisation de la puissance économique et la distribution plus étendue des richesses. Combien de systèmes ingénieux ont été proposés pour la dispersion de la production, pour un retour à une « industrie villageoise »d'envergure réduite. Et puis, il y a eu les études extrêmement approfondies de Dubreuil pour donner une certaine mesure d'autonomie et d'initiative aux divers services d'une grande organisation industrielle. Il y a eu les syndicalistes avec leurs projets, plan, coupe, et élévation d'une société sans Etat, groupes de production fédérés sous les auspices des associations professionnelles. En Amérique, Arthur Morgan et Baker Brownwell ont exposé la théorie et décrit la mise en oeuvre d'un nouveau genre de collectivité vivant au niveau du village et de la petite ville.
Le professeur Skinner, de Harvard, a donné le point de vue du psychologue sur ce problème dans son Waiden two (16), roman utopique mettant en scène une communauté autonome organisée d'une manière tellement scientifique que personne n'est jamais induit en tentation antisociale, que chacun, sans recours à la contrainte ni à une propagande fâcheuse, fait ce qu'il doit faire et que tout le monde connaît le bonheur dans l'accomplissement. En France, pendant et après la Deuxième Guerre mondiale, Marcel Barbu et ses disciples ont instauré un certain nombre de groupes de production autonomes et nôn hiérarchisés qui étaient aussi des sociétés d'aide mutuelle et des centres de vie pleinement humaine. Entre-temps, à Londres, l'expérience de Peckham démontrait qu'il est possible, en coordonnant les services de santé avec les intérêts plus vastes du groupe, de créer une véritable communauté, même dans une métropole.
Nous voyons donc que l'excès d'organisation est une maladie clairement reconnue, que divers remèdes très complets ont été prescrits, que des traitements expérimentaux de ses symptômes ont été tentés ici ou là, souvent avec grand succès. Et pourtant,. malgré tous ces discours édifiants et ces oeuvres exemplaires, le mal ne cesse de s'aggraver. Nous savons qu'il est dangereux de laisser une oligarchie dirigeante concentrer trop de pouvoir entre ses mains et pourtant c'est ce qui se produit de plus en plus. Nous savons que, pour la plupart de nos semblables, la vie dans une gigantesque ville moderne est anonyme, atomique, au-dessous du niveau humain, néanmoins les villes deviennent de plus en plus démesurées et le mode de vie urbano-industriel demeure inchangé. Nous savons que dans une société très vaste et très complexe la démocratie n'a guère de sens qu'en fonction des groupes autonomes de dimensions maniables - néanmoins, une partie de plus en plus importante des affaires de la nation est gérée par les bureaucrates des Gros Gouvernements et des Grosses Affaires. Dans tous ces cas, nous savons ce qu'il faudrait faire, mais dans aucun nous n'avons encore été capables d'agir efficacement dans le sens indiqué par notre expérience vécue.
Arrivés à ce point, nous nous trouvons devant une question très troublante. Désirons-nous vraiment agir? Est-ce que la majorité de la population estime qu'il vaut bien la peine de faire des efforts assez considérables pour arrêter et si possible renverser la tendance actuelle vers le contrôle totalitaire intégral? Aux U.S.A. - et l'Amérique est l'image prophétique de ce que sera le reste du monde urbano-industriel dans quelques années d'ici - des sondages récents de l'opinion publique ont révélé que la majorité des adolescents au-dessous de vingt ans, les votants de demain, ne croient pas aux institutions démocratiques, ne voient pas d'inconvénient à la censure des idées impopulaires, ne jugent pas possible le gouvernement du peuple par le peuple et s'estimeraient parfaitement satisfaits d'être gouvernés d'en haut par une oligarchie d'experts assortis, s'ils pouvaient continuer à vivre dans les conditions auxquelles une période de grande prospérité les a habitués. Que tant de jeunes spectateurs bien nourris de la télévision, dans la plus puissante démocratie du monde, soient si totalement indifférents à l'idée de se gouverner eux-mêmes, s'intéressent si peu à la liberté d'esprit et au droit d'opposition est navrant, mais assez peu surprenant. « Libre comme un oiseau », disons-nous, et nous envions les créatures ailées qui peuvent se mouvoir sans entrave dans les trois dimensions de l'espace, mais hélas, nous oublions le dodo. Tout oiseau qui a appris à gratter une bonne pitance d'insectes et de vers sans être obligé de se servir de ses ailes renonce bien vite au privilège du vol et reste définitivement à terre. Il se passe quelque chose d'analogue pour les humains. Si le pain leur est fourni régulièrement et en abondance trois fois par jour, beaucoup d'entre eux se contenteront fort bien de vivre de pain seulement - ou de pain et de cirque. « En fin de compte », dit le Grand Inquisiteur dans la parabole de Dostoïevski, « ils déposeront leur liberté à nos pieds et nous diront : faites de nous vos esclaves, mais nourrissez-nous. » Et quand Aliocha Karamazov demande à son frère, celui qui raconte l'histoire, si ce personnage parle ironiquement, Ivan répond : « Pas le moins du monde! Il revendique comme un mérite pour lui et son Eglise d'avoir vaincu la liberté dans le dessein de rendre les hommes heureux. » Oui, pour rendre les hommes heureux. « Car rien », assure-t-il, « n'a jamais été plus insupportable pour un homme ou une société humaine que la liberté. » Rien, si ce n'est son absence; en effet, lorsque les choses vont mal et que les rations sont réduites, les dodos rivés au sol réclament leurs ailes à tue-tête - pour y renoncer, une fois de plus, quand les temps deviennent meilleurs et les éleveurs plus indulgents, plus généreux. Les jeunes qui ont si piètre opinion de la démocratie combattront peut-être pour défendre la liberté. Le cri de « Donnez-moi la télévision et des saucisses chaudes, mais ne m'assommez pas avec les responsabilités de l'indépendance », fera peut-être place, dans des circonstances différentes à celui de « La liberté ou la mort ». Si une telle révolution se produit, elle sera due en partie à l'action de forces sur lesquelles, même les gouvernants les plus puissants n'ont que très peu de pouvoir, en partie à l'incompétence de ces chefs, à leur manque d'efficacité dans le maniement des instruments de manipulation mentale que la technique et la science ont fournis et continueront à fournir aux aspirants dictateurs. Si l'on considère leur ignorance et le peu de moyens dont ils disposaient, les Grands Inquisiteurs du passé ont obtenu des résultats remarquables. Mais leurs successeurs, les dictateurs bien informés et intégralement scientifiques de l'avenir, feront à n'en pas douter beaucoup mieux. Le Grand Inquisiteur reproche au Christ d'avoir appelé les hommes à la liberté et Lui dit « Nous avons corrigé ton oeuvre et l'avons fondée sur le miracle, le mystère et l'autorité. » Mais cette trinité n'est pas suffisante pour garantir la survie indéfinie d'une tyrannie. Dans Le Meilleur des Monde, les dictateurs y avaient ajouté la science, ce qui leur permettait d'assurer leur autorité par la manipulation des embryons, des réflexes chez les enfants et des esprits à tous les âges. Au lieu de parler simplement de miracles et de glisser des allusions symboliques aux mystères, ils étaient en mesure, grâce à des drogues, d'en faire faire l'expérience directe à leurs sujets - de transformer la foi en connaissance extatique. Les anciens dictateurs sont tombés parce qu'ils n'ont jamais pu fournir assez de pain, de jeux, de miracles et de mystères à leurs sujets; ils ne possédaient pas non plus un système vraiment efficace de manipulation mentale. Par le passé, libres penseurs et révolutionnaires étaient souvent les, produits de l'éducation la plus pieusement orthodoxe et il n'y avait rien là de surprenant. Les méthodes employées par les éducateurs classiques étaient et sont encore extrêmement inefficaces. Sous la férule d'un dictateur scientifique, l'éducation produira vraiment les effets voulus et il en résultera que la plupart des hommes et des femmes en arriveront à aimer leur servitude sans jamais songer à la révolution. Il semble qu'il n'y ait aucune raison valable pour qu'une dictature parfaitement scientifique soit jamais renversée.
En attendant, il reste encore quelque liberté dans le monde. Il est vrai que beaucoup de jeunes n'ont pas l'air de l'apprécier, mais un certain nombre d'entre nous croient encore que sans elle les humains ne peuvent pas devenir pleinement humains et qu'elle a donc une irremplaçable valeur. Peut-être les forces qui la menacent sont-elles trop puissantes pour que l'on puisse leur résister très longtemps. C'est encore et toujours notre devoir de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour nous opposer à elles.
  


Notes
 
(1) Les cent ans à venir.
(2) En français dans le texte.
(3) L'homme de l'organisation. (Pion. éd.)
(4) La persuasion clandestine.
(5) Psychologie de comportement américaine qui étudie les faits psychiques
dans leurs manifestations organiques. (N. de la Tr.).
(6) Propriété où le Pickwick Club a accompli certains de ses exploits
les plus célèbres. (N. de la Tr.).
(7) Taverne londonienne illustrée par Walter Raleigh, Ben Jonson, les plus
grands poètes et les beaux esprits de l'époque élisabéthaine. (N. de la Tr.).
(8) "intégrante" ? Je suppose qu'il s'agit d'une faute de frappe, en attendant, ce
n'est pas dans le dictionnaire que j'avais sous la main, je le laisse tel-quel (N. du copiste/correct.).
(9) Bataille pour l'esprit.
(I0) L'Adieu aux armes, de Hemingway (N. de la Tr.).
(11) Histoire, pratique et théorie de l'hypnotisme.
(12) En français dans le texte.
(13) La frontière de l'humain et Libres mais inégaux.
(14) Loi non écrite d'Angleterre appliquée par les cours de justice du roi
et réputée dérivée de l'usage ancien. (N de la Tr.).
(15) Rappelons Que ce texte a été écrit en 1957. (N. de I'Ed.).
(16) Walden numéro deux. Le numéro un était le célèbre ouvrage de Thoreau,
idéaliste contempteur (17) du confort moderne et apôtre de la désobéissance civile. (N. de la Tr.).
(17) Contempteur : Personne qui méprise, dénigre. (N. du copiste/correct.)


  Merci à Françoise Borg pour la piqure de rappel :)

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