mardi 28 avril 2015

Le parcours du curandero




L'ayahuasca est un breuvage végétal hallucinogène amazonien qui suscite une véritable polémique du fait de l'engouement croissant des occidentaux à son égard. Ce qui en fait n’étonne pas vraiment, quand on sait que les techniques «sauvages» induisant une modification de notre état de conscience ont toujours eu mauvaise presse auprès de nos vénérables institutions. Pourtant, quelle que soit la censure révoltante mise en place par la plupart des Etats européen pour limiter notre liberté de choix thérapeutique, il n'est pas inutile de s'interroger sur l'impact et le bien-fondé d'une démarche introspective menée à l'aide d'une plante visionnaire exotique. L'ayahuasca est essentiellement une sorte d'interface biologique utilisée par les chamanes des peuples indigènes amazoniens pour entrer en contact avec les mondes invisibles des esprits des plantes et de leurs savoirs. Mais ici, dans l'univers dévitalisé de nos centres urbains et de nos campagnes où la nature sauvage n'est souvent plus qu'un vague souvenir, qu'est-ce que cela signifie ? Pour certains d'entre nous qui vivons dans une société hautement technologique qui s'est coupée de ses racines, les plantes psychoactives comme le peyotl, l'iboga, le San Pedro ou l'ayahuasca semblent être une alternative attrayante pour retrouver le chemin d'un monde intérieur refoulé par notre mode de vie matérialiste. Pour autant, le modèle chamanique amazonien est-il transposable en Occident ? Est-il raisonnable d'entreprendre un travail de développement personnel et spirituel avec l'ayahuasca au même titre qu’une psychothérapie, la méditation ou encore le yoga ? Cette pratique permet-elle réellement de guérir ou d’atténuer certaine pathologies comme l’addiction, la dépression ou d’autres maux encore plus physiques ? Au-delà de la question de la légalité ou de l’illégalité de la chose, est-il prudent de prendre de l’ayahuasca en Europe et qu’apporterait de plus un voyage initiatique de l’autre côté de l’atlantique ? Des questions pas si anodines parmi d’autres. Et comme, c’est bien connu, la sagesse n’attend pas forcément le nombre des années pour s’exprimer ; nous avons commencé par demander à Reshin, un jeune franco-américain diplômé en anthropologie, de nous parler de son expérience initiatique dans la jungle péruvienne.

UNE ENTREVUE AVEC RESHIN
Karmatoo : Pourrais-tu nous décrire ton premier contact avec l'ayahuasca?
Reshin : C'était à travers les livres et je pense plus particulièrement à celui de l'anthropologue Philippe Descola , «Les lances du crépuscule» et «Voir, savoir, pouvoir» de Pablo Amaringo - Luis Eduardo Luna et Jean-Pierre Chaumeil. J'étais intéressé par les plantes en général et les plantes psychotropes depuis l'adolescence ainsi que par les cultures du monde. J'ai donc fait quelques recherches sur Internet et je suis tombé sur le livre de Jeremy Narby : Le serpent cosmique. Au fur et à mesure de mes études, j'ai continué à rechercher des informations sur le sujet, j'ai lu d'autres livres et ça s'est vraiment concrétisé quand je me suis retrouvé à Barcelone en Erasmus. J'avais alors pris contact avec certains spécialistes dont Luis Eduardo Luna, un ethnobotaniste colombien qui a notamment réalisé un livre avec Pablo Amaringo. Il m'a proposé de participer à un séminaire qu'il organisait au Brésil pendant deux semaines, cela se passait en 2009. Sur place, j’ai rencontré d'autres scientifiques qui participaient également à ces sessions d'ayahuasca, cinq prises étalées sur la durée du stage qui se déroulaient dans son centre à Florianopolis. Un centre très bien fait en l'occurrence, avec des infrastructures qu'il a construites lui-même. Les gens que j'y ai rencontrés étaient, pour la plupart, très intéressants ; des académiciens, des anthropologues, des docteurs, des ethnologues mais aussi des artistes qui venaient en fait participer à un séminaire très libre, une sorte de salon d'échange de points de vues et d'expériences où se proposaient aussi des projections, des conférences. De belles rencontres donc, mais les cérémonies n'étaient toutefois pas vraiment menées dans les règles de l'art : Luis Eduardo Luna passait de la musique à fond les ballons façon Cosmic DJ et utilisait aussi une plante commandée au Brésil, preparé par la tribu Kashinawa. Bon, c'était souvent de la bonne musique mais dès que la plante montait, je sortais pour m'isoler dans un hamac avec mon tabac. Ma première rencontre avec l'ayahuasca était clairement une invitation à découvrir mon côté féminin, mon cerveau droit, à sentir l'énergie féminine qui était dans cette pièce et à la connecter avec la mienne. C'était le premier pas indispensable pour explorer ce monde là. Pour commencer à apprendre, je devais sortir de l'emprise du côté analytique de mon cerveau gauche. J'ai assez rapidement compris que c'était plutôt la voie traditionnelle qui m'intéressait. Je pense que ce type d'expérience convient totalement à certaines personnes, mais ce n'était pas ce que je recherchais même si la connexion avec la plante était bien là. Je me rappelle avoir vécu durant ces cinq premières expériences des expériences très profondes de contact avec mes grands parents défunts, avec des extraterrestres, avec les plantes. Ce sont les plantes en fait qui m'ont invitées à dièter quand j'étais dans ce jardin. Luis offrait une sorte de diète sans sucre et sans sel mais ce n'est pas vraiment ça. Il m'a donc suggéré d’entreprendre une vraie diète au Pérou sous la conduite d'un curandero qu'il connaissait bien, Guillermo Arévalo. Arrivé à Iquitos, je suis resté deux semaines dans ce centre où j'ai pris trois ou quatre fois l'ayahuasca et où Ricardo, l'assistant de Guillermo, m'a ouvert la diète. Pour autant, me retrouver enfermé dans un centre très sécurisé pour occidentaux et aussi très cher, ce n'est pas vraiment ce à quoi je m'attendais. J'ai donc assez vite ressenti l'envie de partir à l'aventure.
Du simple fait qu'il y avait des occidentaux ?
Plutôt du fait que beaucoup trop de gens participaient en même temps aux cérémonies (vingt à trente personnes, et ce n'était pas le maximum) avec des curanderos qui passaient à la chaine devant chaque personne pour chanter. Certains venaient pour se soigner en profondeur, d'autres simplement pour faire un tour d’exploration. L'énergie volait dans tous les sens dans la maloca. J'ai néanmoins eu de bonnes connexions avec d'autres plantes comme le toé. C'était le début de ma diète et j'ai bien connecté avec les esprits de la forêt que je voyais le soir dans mon tambo (cabane) quand j'étais isolé. Par ailleurs, le prix aussi était trop cher pour moi et je sentais que je devais partir, que quelque chose m'appelait ailleurs. Je voulais vraiment connaître la vie des communautés indigènes telle qu'elle est, pas au travers le filtre d'une bulle protégée. Je suis donc parti à Pucallpa où j’ai rencontré un autre chamane qui avait aussi travaillé avec Guillermo et qui était originaire de Betania, une communauté shipibo où j’ai vécu beaucoup de temps ces dernières années. Il m’a proposé un lieu où je pourrais continuer ma diète, une cabane à côté d’un lac dans la forêt à trente minutes de la communauté où j’ai dièté seul, accompagné de deux chiens que j’avais ramené de la ville. Pendant cette période, je n’ai pas pris souvent de l’ayahuasca, juste ce qu’il fallait pour essayer de voir où j’en étais, comment j’évoluais, et la plante m’a fait comprendre que je devais choisir un maestro pour me guider dans ma prochaine diète, Guillermo étant clairement indisponible pour moi.
L’isolement que tu as vécu n’était-il pas justement une des phases de l’initiation conduite par Guillermo Arévalo?
Non, Guillermo ne venait pas souvent à Pucallpa, il était très occupé par d’autres personnes qui voulaient apprendre avec lui. C’était très difficile de le rencontrer, même dans son centre a iquitos, et la plupart du temps il n’était pas là ou alors en coup de vent. Je ne pense pas qu’il prenait ma diète au sérieux et malgré son énergie puissante, je ne trouvais pas ce que je recherchais. Un maestro doit être présent pour te guider, du moins au début. Mais bon, en définitive ce sont les plantes qui t’enseignent et je pouvais donc très bien continuer ces quatre ou cinq mois de diète seul. C’est par la suite, pour continuer l’apprentissage et passer à d’autres plantes que je devais trouver quelqu’un d’autre. En fait, ce sont des curanderos de la communauté qui sont venus me chercher, Pedro Sinuiri et son fils Umberto. Ils sont venus me parler, nous avons sympathisé et Umberto avec qui j’ai passé pas mal de temps en diète est devenu un ami. C’était le moment de retourner dans la communauté et ils m’ont accueilli chez eux, dans leur maison.
La "medecina" a la réputation d'être implacable avec ceux ou celles qui veulent s'en faire les interprètes. Devenir un curandero, c'est quelque chose que tu as prémédité ? Qu'est-ce qui a déclenché ta décision de t'engager sur cette voie ?
Je n’ai pas décidé d’étudier pour devenir curandero. Je savais que l’apprentissage du chamanisme passait par la diète des plantes, mais je ne savais pas ce que cela signifiait vraiment. J’étais poussé par la curiosité et aussi par un appel qui vient des tripes. Ce qui m’intéressait, c’était la communication avec les plantes, avec l’esprit des plantes. Ça m’intriguait et je voulais le vérifier par moi-même. Les choses se sont mises en place naturellement tant au niveau des contacts que sur le plan financier. Une fois là-bas, j’ai rapidement décidé de diéter pendant dix mois, c’était une décision presque irréfléchie. Me retrouver seul dans la nature, c’est quelque chose que j’attendais depuis longtemps. C’est un moment très heureux de ma vie ; la jungle, le contact avec les animaux et les plantes.
Quand tu dis que les plantes te parlent. Qu’entends-tu par là? Qu’elles te parlent par images, par sensations, … ?
C’est assez subtil. C’est une question de confiance en soi et en ses perceptions. La première chose que j’ai dû accepter en prenant l’ayahuasca, c’est que je ne fabulais pas. J’ai progressivement pris confiance en moi, par l’expérience et la pratique. Que cela vienne de l’intérieur ou de l’extérieur n’a pas vraiment d’importance. Le monde est construit de conscience et l’imaginaire a autant de réalité que quoi que ce soit d’autre. Quand tu entreprends de diéter une plante, la communication peut se passer par des intuitions, des sensations intérieures ou corporelles, par la façon dont le corps réagit avec la plante. Elle me dit ce qui est bon de manger, les endroits où je dois être, les personnes que je devrais éviter. Le premier contact avec la plante passe par le corps et la préservation de l’espace de diète. C’est au travers de cette première identification que l’on entre de plus en plus profondément en communication. Cela peut prendre la forme de flashs, de visions, d’intuitions, d’informations et parfois de mélodies. Mes premiers chants sont venus quand j’étais seul dans la jungle. Les rêves aussi, mais pendant la première phase, tu ne rêves pas de la plante, tu rêves de tout ce qui est à nettoyer. Les restrictions de la diète s’appliquent dans le monde de tous les jours et également dans le monde onirique. On pourrait dire que la plante te teste dans tes rêves car là aussi tu dois refuser la nourriture, les relations sexuelles. Il faut être discipliné, se protéger, être totalement en diète même dans ses rêves et ensuite seulement il est possible d’accéder à quelque chose de nouveau. En ce qui me concerne ça m’a pris environs deux mois. Après avoir passé ce palier, tu entre généralement en contact avec une entité extérieure que tu peux percevoir comme étant toi-même, ton inconscient, la plante qui agit au travers de ton inconscient ou encore une partie plus pure, plus divine de toi-même. Tu interprètes les choses plus clairement, tu déconstruis tes peurs.
Tu veux dire que la diète et l’ayahuasca ont ouvert tout un univers onirique auquel tu n’avais pas accès avant ?
Surtout en diètant. Les rêves s’ouvrent beaucoup plus. Particulièrement du fait du manque de sel et de sucre. Ça booste un peu la conscience qui est plus sensible. On a plus de mal à s’endormir, le sommeil est plus léger, les rêves sont beaucoup plus puissants. Pendant la journée, tu es en contact avec la nature. Tu accomplis des tâches quotidiennes très simples comme laver des vêtements, récolter des bananes ou pêcher mais en fait, la vie de la diète se passe essentiellement en rêve.
Tu as 25 ans. Ce qui pour le commun des mortels comme moi semble incroyablement jeune pour un guérisseur. Il est courant d'entendre qu'il faut bien dix ans de diètes pour intégrer les différents mondes des plantes et maîtriser leurs vertus, je pense par exemple au long apprentissage de François Demange (Metsa Niwue) avec le shipibo Kestenbetsa (Guillermo Arévalo). On pourrait donc facilement émettre des pensées stressantes du genre, "c'est absurde, je suis complètement dingue de lui faire confiance pour me guider dans cette expérience", "comment s'est-il débrouillé pour apprendre aussi vite … c'est impossible", et ainsi de suite. Pourrais-tu nous expliquer à quoi ressemble un apprentissage et qui sont ceux qui t'ont initié à l'univers magique de l'ayahuasca ?
Je ne me sentais pas particulièrement prêt après une année de diète. Ce sont mes maestros, plus particulièrement Pedro, qui m’ont mis à l’épreuve. Ils m’ont ramené trois enfants à soigner dont un était très malade et ça s’est bien passé. Ils ont vu que la médecine était puissante et deux ans plus tard, les enfants m’ont confirmé qu’ils n’avaient plus été malades. Je leur ai demandé si je pouvais pratiquer car je désirais aider mes parents, mon père est assez malade. Ils m’ont répondu que j’étais prêt à diriger des cérémonies d’ayahuasca et c’est ce que j’ai fait. Par ailleurs, il faut savoir qu’il y a curandero et maestro. C’est vrai que pour arriver au stade de maestro cela peut très bien prendre quinze, vingt ou trente ans selon les diètes, mais cela dépend surtout de la personne, de ses potentialités, de la manière dont elle entreprend sa diète et surtout de la force de son intention. Chez les Shipibos, il faut une année pour ouvrir la diète et entreprendre l’initiation de base au terme de laquelle l’apprenti a déjà assimilé quantité de yoshin, d’essences et d’esprits de plantes différentes qui ont ouvert les visions, les mondes des plantes, de la médecine et des chants. En ce qui me concerne ce sont les plantes qui m’ont ouvert aux chants. Il y a un moment ou ça se cristallise dans l’ayahuasca, tu reçois des chants, des couronnes de plantes, des objets, des cadeaux de la part des esprits. Par la suite, une bonne part de l’apprentissage passe par la pratique et c’est au contact des patients que la plante, l’ayahuasca et d’autres esprits encore t’enseignent.
L’apprentissage passe donc essentiellement par la pratique du rituel ?
C’est certain ! Beaucoup de jeunes curanderos, notamment Romulo qui est président de l’ONG et un très bon ami, commencent leurs diètes très jeunes. Il a commencé à 16 ou 17 ans et après un an et demi de diète, il a commencé à soigner les gens. Il y a un moment où il faut pouvoir se lancer. Quand mon maestro m’a dit que j’étais prêt, j’ai commencé les rituels. Un curandero ne se fait pas uniquement par les diètes mais aussi par la pratique, les deux sont liées. Il doit apprendre à se connaître, quel est son type de médecine. Il faut savoir aussi, que dans la tradition amazonienne, le rôle du maestro consiste à guider, pas à enseigner. Il ouvre la voie des plantes, il te connecte avec certaines plantes, certains esprits, il balise et ouvre le chemin par ses conseils et son expérience, il propose une diète ou une autre. Quand j’ai commencé à m’ouvrir à la pratique, les choses se sont mises en places d’elles-même. Les gens sont venus me voir et étaient satisfaits de mon travail. On peut donc pratiquer rapidement en tant que curandero, mais pour avoir la base d’un Maestro, il faut au moins une dizaine d’années. C’est important d’avoir une structure de base solide quel que soit le type d’initiation. Maintenant, c’est vrai que le carcan culturel indigène avec sa cosmologie fort structurée peut être perçu comme un frein à la découverte d’autres plans de la réalité, mais c’est juste une question de langage. Beaucoup de guérisseurs et chamanes occidentaux ont tendance à trop vite s’éparpiller dans différentes traditions pour se construire leur puzzle, leur mosaïque de pratique. Ce qui n’est pas mauvais en soi, mais avant tout il faut des bases fortes au sein d’une tradition, dans une initiation qui peut prendre un, deux ou trois ans et plus encore avant de s’ouvrir à d’autres disciplines.
Selon toi, qu'est-ce qui différencie un curandero local d'un ayahuascero occidental ? C'est le même travail, la même façon de percevoir, de guider, d'utiliser les plantes ?
La grande différence c’est vraiment l’utilisation des plantes médicinales. La médecine telle qu’elle est conçue par les amazoniens, les ayahuasceros, ne consiste pas seulement à administrer de l’ayahuasca. Cette dernière permet de cristalliser les mondes de ces plantes et de se connecter au monde spirituel. Mais ce n’est qu’une partie du travail. La jungle, c’est toutes sortes de plantes et d’arbres qui sont utilisés. Il faut savoir, qu’en Amazonie, les patients ne prennent pas souvent de l’ayahuasca. Ça peut leur arriver quand ils ont besoin de résoudre un problème psychologique précis, pour avoir une réponse à une question, pour débloquer quelque chose dans leur vie, mais en général ils n’en prennent pas, encore moins s’il s’agit de personnes frappées de magie noire ou par des forces obscures. Tout simplement parce que l’expérience se révèlerait désagréable pour eux. C’est donc en général le curandero qui prend avec ses assistants ou les autres curanderos s’ils sont présents. Dans la vision occidentale, le rapport à la forêt et aux plantes est aussi moins présent. Les plantes de la forêt et les animaux comme le jaguar, les serpents, les oiseaux sont utilisés par le Maestro. Les plantes qu’il a diétées sont également mobilisées pendant le soin. Il y a un rapport très étroit entre le guérisseur et son patient qui se font face. Le curandero « scanne » le corps pour obtenir un diagnostic et les visions de l’ayahuasca lui révèlent le pourquoi du problème et comment y remédier. Ensuite il y a les icaros, les chants. Je pense qu’en Occident, il s’agit plus d’un phénomène de groupe et de travail personnel, d’évolution spirituelle, de déblocages énergétiques et émotionnels. Il n’y a pas l’influence de la jungle et de la terre pour aider à ouvrir. Je pense notamment au Santo Daime ou encore à d’autres pratiques qui d’une certaine façon court-circuitent la plante pour passer directement aux royaumes supérieurs. Je pense que c’est important de partir de la terre. Durant les cérémonies, je suis la manière dont pousse la plante. A partir de la graine, la plante se déploie et ses branches nous connectent aux différents mondes et aux entités qui les peuplent.
Toujours d'un point de vue thérapeutique, est-il nécessaire de prendre une plante psychoactive comme l'ayahuasca pour se faire soigner par un curandero. Je m'explique : quel est l'intérêt de prendre un ticket pour une expérience qui a toutes les chances de se révéler très déstabilisante si ce n'est pas indispensable ?
Les curanderos donnent essentiellement de l’ayahuasca aux occidentaux. Certains indigènes en prennent occasionnellement de manière récréative ou pour un nettoyage. Ensuite, je dirais que tout dépend de ce que l’on veut soigner. Il existe beaucoup d’autres techniques de développement personnel, de pratiques spirituelles et méditatives qui d’un autre côté prennent aussi du temps et s’ancrent plus lentement. L’ayahuasca a ce bon côté de donner rapidement l’accès aux informations et de débloquer les choses assez vite. Ce n’est toutefois pas qu’une plante psychoactive, c’est une plante médicinale qui s’insinue profondément dans les cellules et l’ADN pour restructurer et réparer ce qui doit l’être. C’est très bon pour les maladies auto-immunes et dégénératives ainsi que pour la stimulation le système neuronal et il n’est pas nécessaire de prendre une forte dose psychoactive pour bénéficier de ses vertus. L’ayahuasca, c’est efficace pour soigner des traumatismes, des peurs, pour apprendre à accepter ces parties de nous. Clairement, ce n’est pas à conseiller pour tout le monde. C’est toujours positif mais c’est un peu le chemin du guerrier, l’épreuve du feu. On passe des moments très forts et ça remue beaucoup de choses. L’encadrement est donc très important et nécessaire. Dans la jungle, il y a un encadrement d’office car les gens viennent là pour une semaine ou deux. Ils font une diète et un nettoyage en profondeur. Ils ont le temps de se poser et de méditer sur leur travail. Ici en Occident, c’est bien sûr moins évident et je pense que les gens intéressés par cette démarche devraient faire attention de se créer un espace suffisant et être sûr d’avoir une intention forte pour pouvoir entreprendre un travail avec la plante au risque d’être sinon déstabilisés. Les patients qui sont malades physiquement où qui sont victimes de sorcellerie n’ont pas nécessairement besoin de prendre de l’ayahuasca. C’est même préférable de ne pas en prendre tout de suite car les effets et les visions peuvent êtres très désagréables.
Si je comprends bien, le fait de prendre de l’ayahuasca pour se soigner est finalement une vision très occidentale du rituel.
Je pense que oui car en Amazonie, l’ayahuasca sert principalement à l’apprentissage de ceux qui se sont dédiés à étudier les mondes spirituels des plantes et la médecine. Après cela dépend des peuples, certains, notamment les Ashanincas, en prennent de façon plus collective ce qui crée une vraie connexion de groupe. Chez les Shipibos, c’est la diète qui est une institution. Presque tout le monde en a entrepris une à un moment ou un autre pour quelque chose. Que ce soit pour apprendre à chasser ou pêcher, pour avoir de bonnes relations amoureuses ou pour maitriser le dessin de patterns géométriques. Des femmes shipibos savent très bien dessiner des motifs clairement inspirés par les visions de l’ayahuasca alors qu’elles n’en ont jamais pris. Pour résumer, c’est clair que c’est différent de ce qui se vit ici, mais je dirais que la façon occidentale, très psychologique, d’entreprendre un rituel transpire aussi un peu chez les indigènes.
Comment s'y prend le curandero pour soigner ? Quels sont ses outils de guérison et de diagnostic ?
Déjà, il faut savoir qu’il existe différents types de curanderos comme, par exemple, les toeros qui utilisent le toé ou les paleros qui se servent des arbres mais qui utilisent aussi l’ayahuasca pour cristalliser leur médecine. Les Tabaceros qui boivent du jus de tabac et ne prennent pas d’ayahuasca. Chez les curanderos Shipibos, c’est évidemment l’ayahuasca qui est utilisé ainsi que les diètes, la pipe et le tabac, le mapacho. Des parfums aussi qui proviennent de différentes plantes aromatiques comme les Noï Rao, un terme générique qui désigne les plantes qui sont utilisées comme philtres d’amour. Il existe d’ailleurs toute une médecine spécifiquement dédiée à ces petites plantes aromatiques qui donnent un monde très joli, des visions magnifiques suscitées par le parfum. Le but est de provoquer une synesthésie des sens pendant la cérémonie ; l’ouïe, l’odorat, le toucher et la vision. Avant la cérémonie, il y a bien sûr les diètes mais aussi les bains de plantes avec des plantes, parfumées ou non, pour nettoyer le corps énergétique et faire pénétrer la plante par la peau. Boire des plantes et prendre des bains de plante, c’est donc important et par ailleurs c’est très agréable de se voir fleuri d’une aura de plante pendant l’expérience avec l’ayahuasca, de se sentir libéré des mauvaises énergies de la ville. Pour le diagnostic, tout dépend du niveau énergétique du curandero, de la puissance de sa diète qui peut être variable suivant les mois. Dès qu’il commence à chanter il est guidé par quelque chose qui le dépasse, par le monde des plantes et des esprits. Ce n’est plus vraiment lui qui chante. Il est plutôt un canal d’énergie par lequel transitent toutes sortes d’airs et d’essences différentes. C’est la plante qui lui donne la vision du corps. On pourrait faire l’analogie avec un scanner, les rayons X. Un cuandero voit donc sous forme énergétique certaines parties du corps : les os, les nerfs, le système sanguin, les organes. Il perçoit aussi la trame des motifs géométriques de l’aura qui se module différemment suivant les endroits du corps ainsi que les pensées et les origines psychosomatiques des maux.
A quoi correspondent les visions ? A notre univers personnel et onirique? A une manifestation d'entités extérieures à notre bulle psychique? Y a-t-il différents niveaux d'expériences et de visions ?
Il y a différentes étapes dans la mareacion provoquée par l’ayahuasca et les visions changent suivant ces étapes, même si elles sont de même nature.
La mareacion ??
Oui, cela veut dire ébriété ou ivresse en espagnol. Durant la première phase, suivant l’importance de la dose et la force de la préparation, les visions sont généralement plus abstraites. Des couleurs, des formes géométriques qui évoquent une technologie organique. Cette première prise de contact avec la plante est très puissante et représente l’essence même de la medecine de la plante. Il ne faut pas vraiment chercher à comprendre ces visions, juste les vivre dans l’instant présent. Par la suite les visions diminuent en intensité. Elles nous submergent moins. On a plus de contrôle sur l’expérience. Beaucoup de choses peuvent se passer. Des idées passent, des animaux, des personnes que l’on connait, des situations de la vie. Suivant l’évolution personnelle de chacun dans le travail, du nettoyage énergétique qui a déjà été accompli ou non, des choses extérieures peuvent se manifester. Généralement, cela arrive plutôt aux personnes qui ont déjà entrepris un travail et qui n’ont plus trop de chose à nettoyer, qui sont déjà bien ouvertes et connectées. On peut alors voyager dans d’autres mondes, voyager sous terre, dans la jungle, la mer, faire des décorporations, être connecté à des entités extraterrestres ou transdimentionelles comme les esprits et les anges. On peut voir des archétypes et des chimères aussi. Maintenant, quant à la question de savoir si ces visions sont des projections intérieures ou l’émanation de quelque chose d’extérieur ? Je pense que c’est les deux en fait. L’extérieur et l’intérieur sont deux concepts identiques qui désignent la même chose. En revanche, l’interprétation que l’on se fait de cette réalité, d’une information reçue sous ayahuasca, peut très bien être erronée. C’est important de conscientiser ses mécanismes de décryptages qui peuvent être motivées par la paranoïa et des peurs qui colorent et modifient nos interprétations. L’ayahuasca s'imprègne de notre monde onirique, de notre inconscient. De l’inconscient collectif également car nous sommes tous connectés les uns aux autres. D’une manière ou d’une autre, tout est interrelié dans l’univers et donc, la question de savoir si c’est notre imaginaire qui produit ces visions ou si elles possèdent une vie propre n’a pas vraiment d’importance. Ce qui est important, c’est ce qui est utile pour toi dans le moment présent et la manière dont tu perçois les choses. Ce n’est pas si évident de dépasser ce faux problème, cette fausse limite entre l’intérieur et l’extérieur. ça me fait penser au titre d’un livre collectif avec Luis Eduardo Luna, Inner Path to Outer Space, ce qui veut littéralement dire «Du chemin intérieur vers l’espace extérieur». C’est un peu ça l’ayahuasca. La méditation aussi. C’est en revenant vers l’intérieur que l’on se rend compte que le temps et l’espace n’existent pas, que les frontières sont beaucoup plus perméables. Bien sûr, il y a des «marquages». Notre identité, notre corps, notre corps énergétique, nos mémoires. L’ayahuasca est un réservoir spécifique de mémoires, d’expériences, de consciences, de vibrations de consciences bien supérieures à la nôtre. C’est ce réservoir qui s’insinue en nous, débloque les choses et nous permet par la même occasion d’y voir plus clair. Un maestro me disait que l’ayahuasca a sept niveaux de mensonges. Ce qui compte donc, bien plus que d’essayer d’interpréter les visions, c’est que tu ressens au fond du cœur et de laisser ton mental au vestiaire.
L'expérience de cette plante "psychédélique" nous ramène souvent à un sentiment qui nous semble intensément lié à la mort. La sensation de devoir regarder la fin de soi sans aucune complaisance, de revenir à cet état de "conscience" que l'on cherche généralement à éviter. Selon toi, quelle est la relation entre l'ayahuasca et la mort?
C’est une question intéressante car en quechua, ayahuasca peut se traduire par la liane des morts ou la liane des âmes et effectivement l’ayahuasca nous permet de traverser les couches de la réalité jusqu’à celles où les esprits persistent. En Shipibo ayahuasca se traduit par uni nishi. Uni pour connaissance et nishi qui veut dire fil, liane ou corde. Mais je pense que l’aspect qui est vraiment lié à la mort, c’est la dissolution de l’égo. C’est une expérience qui marque profondément les occidentaux. Plus la dose est forte, plus la dissolution est présente. C’est, je pense, la DMT qui est présente dans la chacruna qui a pour effet de bouleverser le siege de l’égo. Effectivement, il ya un côté avant et après l’expérience de l’ayahuasca. Et bon, ça varie suivant les personnes car tout le monde n’a pas non plus besoin de passer par un bumping jumping psychédélique et un reset total de l’égo. L’initiation à l’ayahuasca passe par différentes étapes et l’une d’entre elle, plus extrême et qui s’expérimente beaucoup plus rarement, peut consister à vivre une sorte de mort clinique. Le cœur ne bas plus, la respiration s’arrête. Comme dans les cas de NDE, ce sont en général des expériences de transformation extrême ou la personne se sépare radicalement de ses anciennes souffrances et revient transformée. Ce qui est important dans ces morts symboliques qui se retrouvent dans pratiquement toutes les traditions chamaniques, c’est de retrouver ce sentiment de vivre indépendamment de la matière, de se reconnecter à la pleine conscience de l’univers et de se débarrasser de ses bagages encombrants pour pouvoir s’élever plus rapidement. L’égo, c’est un peu notre dernière barricade. C’est ce qui nous définit ou plutôt ce que l’on pense être en tant qu’individu avec sa vie, son nom propre, ses expériences. Quand notre identité est touchée par l’ayahuasca, on peut se demander si on va revenir, s’il y a une reconstruction après. L’ego est une illusion très utile qui nous permet d’agir dans le monde physique, mais ce n’est pas lui qui nous fait vivre. Pour certains ce rééquilibrage de l’égo passe par une expérience puissante, quasi cataclysmique, pour d’autres ce sera plus subtil. Par des petites connections, des dialogues internes qui permettent de visualiser comment l’égo se place dans la vie quotidienne. C’est plus doux, c’est un travail qui se fait en plusieurs temps, mais quoi qu’il en soit, l’expérience mystique de l’ayahuasca, celle par laquelle l’esprit fusionne avec l’univers, passe par la dissolution de l’égo.
Yagé, Jurema, Daime, ... Autant de noms que de préparations différentes. Prépares-tu toi-même le breuvage que tu sers et quel est l'impact de cette préparation sur l'expérience ?
Je ne pense pas que je suis le mieux placé pour en parler car je prends principalement l’ayahuasca au Pérou avec des curanderos Shipibos, Ashanincas, Mestissos aussi. Chaque curandero a sa recette, mais la base c’est l’ayahuasca et la chacruna. Je crois qu’en Bolivie, ils utilisent une autre plante qui est la chaliponga et peut-être en Colombie aussi où ils appellent ça le yagé. J’ai essayé le peganum harmala qui vient du Moyen-Orient, qui n’est pas de l’ayahuasca ainsi que la mimosa hostilis qui est très différente, mais mes maestros m’ont toujours dit que si c’est pour donner à des gens inexpérimentés qui ne sont pas dans un chemin d’apprentissage, c’est l’ayahuasca et la chacruna et rien de plus. Pour certaines diètes, je cuisine une ayahuasca spécifique que je mélange avec des plantes que je connais, avec des parfums, des plantes d’amour, et c’est vrai que le mélange est très puissant. Il y a au moins quatre ayahuascas différentes : la blanche, la jaune appellée cielo ayahuasca que mes maestros préfèrent utiliser dans la jungle et moi aussi, la noire qui est peut-être plus forte au niveau de la mareacion. Il y a des cuanderos qui utilisent des arbres ou qui ajoutent du tabac et à ce propos, j’ouvre ici une parenthèse sur les accidents mortels avec l’ayahuasca qui peuvent survenir dans la jungle. Cela n’arrive pas souvent mais régulièrement. Ce sont souvent des toxico-dépendants qui meurent à la suite d’une prise d’ayahuasca parce que, d’une manière ou d’une autre, ils n’ont pas été correctement sevrés. Par des maestros qui ne savaient peut-être pas comment les guérir de ces substances très addictives. Probablement aussi parce que ces gens n’étaient pas assez surveillés et qu’ils continuaient à prendre leurs produits de substitution. D’autres cas sont eux liés à l’absorption de mélanges très puissants. Le tabac et l’ayahuasca, par exemple. La nicotine est un hypertenseur puissant qui accélère le rythme cardiaque et je pense plus particulièrement au cas de cette femme décédée suite à une crise cardiaque alors qu’elle avait pris de l’ayahusaca cuisinée avec des feuilles de tabac. Déjà, l’ayahuasca en elle-même n’est pas à conseiller pour les personnes qui souffrent de problèmes cardiaques car elle provoque des moments d’hypo et d’hypertension. Il faut donc faire attention. D’autres associations avec certains arbres que le maestro connait très bien pour les avoir utilisés dans ses diètes, comme par exemple le catawa, peuvent également se révéler dangereuses si le dosage est trop fort. En ce qui me concerne, je suis ce que mes Maestros m’ont enseignés : les deux plantes de base, c’est suffisant. Eventuellement ajouter une ou deux plantes pour certaines diètes. Il n’est donc pas utile d’ajouter quantité de plantes car elles sont canalisables par l’ayahuasca. Maintenant, pour les gens qui diètent, le fait de mélanger l’ayahuasca à d’autres essences de plantes donne accès à différents mondes, à d’autres médecines, d’autres couleurs et vibrations.
Il y a donc plusieurs manières différentes de cuisiner l’ayahuasca, mais je pense que ce qui est important c’est l’intention qui anime celui qui la prépare. Pour beaucoup, je dirais que le moteur principal est l’argent. Ce qui n’est pas la meilleure des motivations, même si la technique est bonne et que les plantes sont d’excellente qualité. Cela arrive de plus en plus car l’ouverture de l’ayahuasca au monde occidental et le tourisme qui tourne autour, fait que beaucoup de monde la cuisine avec des motivations financières. Parallèlement à l’aspect financier, il y a aussi le pouvoir, le désir d’avoir une emprise sur les autres et que l’on pourrait associer à la sorcellerie, qui va influencer la préparation et ceux qui la boiront. Généralement, quand je cuisine la plante, je n’ai pas d’intention particulière, juste l’amour pour la plante et mon engagement dans un travail juste. C’est tout un travail et c’est assez fatiguant. Je m’en suis rendu compte quand j’étais en diète et que je jeunais. J’allais dans la jungle pour couper des plantes énormes qui sont très difficiles à récolter car ce sont des lianes qui s’accrochent partout. Ce n’est pas facile de porter des centaines de kilos sur le dos pour ensuite les cuisiner, mais la plante te donne l’énergie en retour pour pouvoir le faire. La meilleure façon, pour moi en tout cas, de cuisiner la plante, c’est avec amour et attention. C’est de rester à l’écoute de la plante et des autres esprits qui m’entourent. Une fois les bases acquises, il est possible d’explorer à la façon d’un alchimiste. Je me rappelle, par exemple, de certaines préparations d’ayahuasca que j’ai cuisinées dehors alors qu’il pleuvait fort. Cette énergie de la pluie qui vient éteindre le feu mais qui n’y arrive pas complètement se retrouve dans l’ivresse de l’ayahuasca. Certains maestros insistent sur l’importance de couvrir l’ayahuasca pour que la force ne s’en aille pas. Il m’est arrivé de couvrir la préparation d’une grosse pierre pour que les plantes restent bien au fond et là aussi on retrouvait l’aspect minéral dans la mareacion. Tout a donc une incidence et la part des choses se fait avec l’expérience. Un curandero doit donc cuisiner lui-même l’ayahuasca pour soigner les gens. Il est possible d’utiliser de l’ayahuasca préparée par d’autres, cela m’arrive ainsi qu’à mes maestros, mais pour aller en profondeur il est préférable de la cuisiner soi-même ou au moins d’en avoir l’expérience.
Dans les traditions chamaniques, le guérisseur accède au soin par l'intermédiaire d'une transe, d'un état modifié de conscience. Comment le curandero accède-t-il à la "maîtrise" de l'ivresse de l'ayahuasca ?
Les transes chamaniques se font souvent par des incorporations d’esprits de toutes sortes. Il s’agit vraiment d’immersions totales. La voie amazonienne quant à elle n’est pas seulement une incorporation d’esprits. Cela arrive quelques fois, mais c’est très choisi, on ne laisse pas n’importe quel esprit entrer. Ce sont en général des esprits plus élevés, des maestros ascensionés, des merayas.
Des maîtres ascensionnés shipibos ?
Oui, des grands maîtres shipibos ou d’ailleurs en Amazonie, des maîtres incas ou d’autres rois mystiques des temps passés. Pour être plus précis, il s’agit plus d’une incorporation d’essences. Grâce aux diètes, le corps du curandero est composé de toutes sortes d’essences de plantes et d’énergies différentes. Des plantes pour l’essentiel, mais pas uniquement. Pour imager la chose, je dirais que c’est un peu comme si le curandero était une plante. Et la plante le teste sur plusieurs choses. Sur ce qu’il est capable d’endurer vis-à-vis de ses patients, s’il a bien diété ou pas. En même temps, il doit parfois s’abstenir de diéter, car il doit pouvoir se redresser pendant une cérémonie, remettre les choses en place et rester malgré tout un canal. La maîtrise du Curandero vient du fait qu’il canalise l’ayahuasca différemment, sous forme de chants notamment. C’est cette sorte d’identité composite du curandero qui est constituée de tellement d’essences et d’esprits différents qui lui permet de tenir le choc, lui donne la force d’être présent et de faire son boulot. C’est un vrai travail d’équipe avec la plante qu’on aide à se manifester dans la réalité et dans le corps des patients. Ça ne vient pas tout de suite évidemment. Après un an d’initiation, vers la fin de ma diète, un déclic s’est produit. J’ai reçu des chants, des chants ancestraux mais aussi des chants plus personnels et les esprits m’ont accueillis. Je me souviens que des visiteurs suédois étaient de passage à cette époque. Je servais de traducteur pendant la cérémonie et en fait, je me suis retrouvé au centre du travail alors que d’autres personnes très compétentes, comme mes maestros, étaient présentes. C’est à partir de cette expérience que j’ai réellement débuté ma pratique.
Pourrais-tu préciser ce qu’est un icaros ?
Généralement, c’est une connexion énergétique avec une essence de plante, mais pas uniquement. Une rivière, une sirène, une cumbia ou d’autres choses encore peuvent aussi être à l’origine d’un icaros. Ils sont transmis par l’intermédiaire de l’ayahuasca ou par un rêve ou encore dans la réalité ordinaire. Ce sont donc des esprits de plantes, d’élémentaux et d’animaux ou d’esprits très élevés provenant d’autres dimensions. J’ai reçu des icaros de plantes et je chante aussi des icaros ancestraux qui tous ne sont pas forcément liés au monde de la médecine, mais qui m’ont été transmis par mes maestros et qui sont des chants culturels liés à la tradition shipibo. Selon la pratique et les diètes, le curandero reçoit différents chants. Un icaros peut également être un chant canalisé par des ancêtres. Ces chants ne sont pas tous reliés aux rythmes de la jungle. L’ayahuasca m’a par exemple introduit à l’univers des cristaux, au chant du cristal qui n’est pas forcément une mélodie mais juste une vibration particulière de la voix. Pour résumer, les icaros sont des ponts vibratoires entre le curandero, la plante et le patient. Ils modifient et guident les visions. Ce sont des chemins, des rivières qui te guident dans différents mondes.
C’est étonnant car d’une certaine manière on retrouve le principe des icaros dans les chants du Santo Daime. Des chants également canalisés et qui ont pourtant une inspiration clairement christique et mariale.
L’esprit de l’ayahuasca à besoin d’une interface, d’une personne physique pour se manifester et cela passe par les chants car c’est un des outils les plus puissants sur le plan vibratoire. Ces chants sont la traduction d’une information de base, d’une énergie, d’une intuition, d’une sensation. Ce que je cherche à dire, c’est que le chant ne vient pas exclusivement de la plante, il est une construction commune entre le curandero et la plante, entre le praticien et l’énergie de la Vierge dans le cas du Daime.
Pablo Amaringo, un chamane péruvien aujourd'hui décédé, réalisait des peintures surprenantes de ses visions sous ayahuasca dans le sens où elles étaient souvent peuplées d'engins et d'entités apparemment extraterrestres. Ce qui est curieux car c'est une imagerie plus particulièrement liée à la culture occidentale. C'est un épiphénomène propre à Amaringo ou bien le contact extraterrestre est-il propre à l'ayahuasca ?
Je me rappelle que son livre avait attisé ma curiosité. Je voulais partir de son histoire pour faire mon sujet de mémoire sur les liens entre le symbolisme et l’imaginaire Occidental et la culture Amazonienne. Sur ces visions de lutins, de gnomes, de sylphes, de fées et d’extraterrestres qui avec Amaringo se combinaient aux visions cosmologiques propres à la jungle comme les serpents et les esprits des plantes. J’avais donc prévu de le rencontrer, mais il est mort quand je suis arrivé à Pucallpa. Il avait une école là-bas et je connais certains de ses élèves. L’un d’entre eux est un très bon ami, un curandero shipibo et un artiste incroyable. Pablo Amaringo était un mestisso d’origine coccama qui avait une certaine éducation. Au début, il jouait de la musique dans un groupe et peignait, mais c’est quand il a rencontré Luis Eduardo Luna qu’il a commencé à peindre des représentations de ses visions. Je ne l’ai pas rencontré mais les gens que je connais qui le côtoyaient à Pucallpa, m’ont tous dit que c’était quelqu’un de très bon, de très lumineux, qui s’était retiré de l’ayahuasca à la fin de sa vie. Ce qui est compréhensible, parce que fatigué de subir des attaques de sorciers. C’est ce jeu entre la lumière et l’obscurité qui l’a probablement poussé à arrêter de pratiquer l’ayahuasca. Il s’était donc dirigé vers les Témoins de Jéhovah à la fin de sa vie et avait complètement fermé la porte à l’ayahuasca. Toutes ses peintures sur ses visions ont donc été réalisées de mémoire quand il ne pratiquait déjà plus depuis longtemps. Pablo Amaringo donne des descriptions très précises à propos d’entités extraterrestres, mais je pense qu’il ne faut pas perdre de vue qu’il avait aussi une culture et une ouverture au savoir occidental. Les Shipibos parlent bien d’hommes du ciel ou des étoiles (Huistin ionibo - Huishtin ‘etoiles’ ou huishmabo ‘pleiades’. Jonibo ‘hommes’) et d’hommes de lumière (joe jonibo), mais ces concepts restent confinés au carcan leur cosmologie qui n’est pas spécialement liée à la culture occidentale sur les extraterrestres.
J’aimerais aborder la question d’une association que tu as récemment créée avec d’autres Shipibos. Si j’ai bien compris, cette initiative est liéée au conflit d’intérêt qui oppose le gouvernement péruvien et les communautés indigènes amazoniennes en révolte contre un projet de loi autorisant les compagnies pétrolières et minières d’exploiter leurs territoires.
Ce sont des révoltes indigènes et paysannes qui se sont produites à Cajamarca où l’on trouve des mines d’or ainsi qu’à Cuzco, où il y a des mines d’argent. Ces mouvements ont été fortement réprimés par la police et il y a eu effectivement de nombreux morts. Maintenant, il faut savoir que dans la jungle, c’est beaucoup plus sournois. Les compagnies pétrolières se sont d’abord implantées brièvement dans les années 80 et depuis les années 2000, elles reviennent en force. L’état vend toutes ses ressources à des multinationales étrangères. Cela profite à certaines personnalités corrompues du gouvernement central qui passent outre certaines lois sur les territoires indigènes en les réaménagent systématiquement à leur avantage. Principalement pour donner à des compagnies pétrolières le droit de d’exploiter des terres où les indigènes ont décidé de vivre en autarcie.
Les promesses du gouvernement actuel de protéger les territoires indigènes n’ont pas été tenues ?
Non, à l’exception notable de la loi très médiatisée dite de Consultia Previa, (droit à la consultation préalable) qui donne un droit de veto aux peuples indigènes sur les projets concernant l’établissement d’exploitations minières et pétrolières sur leurs territoires. Une bonne loi, sauf qu’un de ses articles stipule que le gouvernement a le dernier mot au terme des concertations. Bref, le gouvernement continue d’octroyer des concessions aux pétroliers et n’a rien à faire de l’avis de la population indigène. On en parle pas beaucoup car à la base, l’Ucayali est une région d’exploitation forestière. Pucallpa est une ville dont l’économie était initialement basée sur l’exploitation du caoutchouc et du bois. Mais actuellement ce sont les entreprises pétrolières qui essayent d’exploiter la région et elles sont nombreuses. Plus au Sud, ce sont des exploitations minières sauvages et au Nord dans le Loreto, ce sont encore des exploitations pétrolières.
L’Equateur a connu aussi pas mal de scandales liés au pétrole dans les années 90 avec Texaco. Ici on a de tout, des petites compagnies et des plus grandes comme Maple, des entreprises asiatiques et américaines. Certaines parmi elles achètent les gens, manipulent et divisent les communautés. Elles essayent de prendre un maximum et le gouvernement leurs donne les moyens d’arriver à leurs fins. Leur technique, toujours la même, consiste à diviser pour conquérir. Prendre à partie certaines organisations comme par exemple la FECONAU : une fédération indigène indépendante du gouvernement créée par d’anciens chefs shipibos qui ont été totalement achetés et sont allés faire la pub à la radio pour promouvoir les compagnies pétrolières. Certains résistent encore. Je travaille en collaboration avec la FECONAPI, une fédération d’une autre région regroupant ashanincas, shipibos, cacataibos et yaneshas et le président de cette fédération est complètement réfractaire à toute intrusion minière ou pétrolière. Tout dépend donc des gens qui sont à la tête de ces fédérations. Cela s’est mal passé pour les Shipibos, un scénario plutôt trash et d’autres communautés sont en ce moment en train de se faire détruire par la pollution. Le Rio est de plus en plus pollué. Avant, c’était plus bas sur le fleuve, dans la région de Loreto et maintenant la pollution touche l’Ucayali. La pollution descend aussi des fleuves qui viennent de Madre de Dios avec du mercure et d’autres métaux lourds générés par l’extraction de l’or. Je soupçonne certaines compagnies de collusion avec la mafia locale qui n’hésite pas à bruler des maisons et assassiner des gens. Des policiers ainsi que certains membres des gouvernements locaux sont corrompus. Notre ONG, Ani Nii Nete, a été créée en réaction à l’intrusion de PetroVietnam dans la communauté de Betania et d’autres communautés avoisinantes. Cette compagnie est en phase de prospection et vérifie la rentabilité des gisements pétrolifères de la région en posant des lignes sismiques. Elle obtient ce qu’elle veut par l’argent et l'alcool, ce qui n’a pas changé depuis les premières colonisations occidentales. L'alcoolisme se répand peu à peu et certains coupent de plus en plus d’arbres qu’ils bradent à des mestissos, juste pour se payer une bouteille d’alcool.
Plus exactement, quels sont les objectifs de cette association ?
C’est de proposer des alternatives. Cette idée m’est venue quand j’étais en diète dans la forêt. Beaucoup d’arbres que j’avais utilisés pour soigner ma mère avaient été abattus. A cette époque, le chef de la communauté, Romulo, qui est maintenant le président de notre ONG, refusait de signer le moindre accord avec les compagnies pétrolières, ce qui ne plaisait pas à tout le monde. Les anciens de la communauté l’ont donc destitué. Ce qui est somme toute très démocratique car la collectivité a le pouvoir de destituer son chef pour le remplacer par quelqu’un d’autre, plus favorable. La culture occidentale et le besoin d’argent a déjà bien infiltré ces communautés et il n’est plus possible de revenir en arrière. Ce que l’on cherche donc, c’est de créer une nouvelle dynamique en créant des alternatives de revenu. La question est de savoir comment ces communautés peuvent gagner de l’argent tout en respectant la nature. Les potentialités sont là, que ce soit par l’écotourisme, la vente de plantes médicinales cosmétiques et de fruits, ou encore l’artisanat. Nous avons réalisé un projet à Betania qui, je le pense, a lancé une dynamique et une prise de conscience de la population sur la nécessité de préserver leurs zones de forêt primaires. Il n’est pas possible de lutter contre les cultures polluantes de papaye des mestissos, ou de coca des narcotraficants, mais il est possible de développer des modèles de développement durable articulés selon différentes lignes thématiques comme, par exemple, la préservation de la forêt par la création de réserves privées. La reforestation aussi, la permaculture, la culture de plantes médicinales spécifiques, de plantes aromatiques et l’extraction d’huiles essentielles. Il y a aussi l’aspect culturel et éducatif. Favoriser la transmission du savoir des anciens pour éviter la disparition de leur héritage culturel. Il ne s’agit pas de revenir en arrière mais de négocier un virage car le contact avec l’Occident est très déstructurant. Il y a également une forte demande de soutien en formation politique pour contrer le travail de sape de certaines autorités locales qui entretiennent une dynamique favorable à l’invasion des territoires indigènes, comme chez les Ashanincas, par exemple, dans le département de Huanuco.
A terme, nous projetons également de construire un centre thérapeutique et quelques infrastructures pour recevoir les gens. Le but étant de générer une activité touristique qui profiterait également à la communauté. Voilà, pour résumer, je dirais que c’est un ensemble de projets à long terme qui ont pour objectif de donner des outils aux communautés indigènes afin qu’elles puissent atteindre une certaine autosuffisance, sans se détruire.
Propos recueillis par Karmatoo

Karmatoo © Karmapolis - Janvier 2013

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